
Même si j’ai toujours eu une certaine tendresse pour le péplum, je n’en ai pas beaucoup vu, depuis la grande période des années 1950-1960, qui ne sombrent pas dans le ridicule d’effets spéciaux délétères ou d’anachronismes plaisants et lassants à la fois. C’est dire que je suis allé voir le film d’Uberto Pasolini (aucun rapport avec Pier Paolo, sinon dans l’inspiration) en hésitant à chaque pas.
J’étais d’autant plus dubitatif que la dernière performance — au Festival de Cannes — de Juliette Binoche, qui interprète ici Pénélope, m’avait exaspéré.
J’avais tort, et Diderot avait raison (comme toujours). Un grand comédien est une coquille vide (et plus elle est vide, meilleur c’est) dans laquelle se glisse le personnage. Le philosophe avait beau jeu d’énoncer cette vérité : à l’époque, on n’interviewait pas les acteurs ni les actrices. Oh que je sais gré à certains comédiens parmi les plus grands de n’avoir pas déboulé inopinément sur les étranges lucarnes de l’actualité — Bouquet, Terzieff, mais aussi bien Huppert… Dorénavant, n’importe quel cabotin prend des poses devant les caméras en dehors de l’exercice de sa profession, et c’est bien dommage.
Binoche doit être très bête (et assurément elle l’est) pour être à ce point habitée par Pénélope, qu’elle interprète avec un immense talent. Avec feu et glace à la fois.
Quant à Ralph Fiennes, il est tout simplement prodigieux. J’avais beaucoup apprécié Kirk Douglas dans le temps. Mais là, le comédien britannique éclipse l’Américain dans la résurrection d’Ulysse — Odysseus, comme ils disent, comme Homère.
Parce que ce film, c’est l’Odyssée — derniers chapitres — comme s vous y étiez. Avec un zeste d’Eschyle ou de Sophocle. Rien d’étonnant : c’est le dramaturge anglais Edward Bond (mort juste avant la sortie du film) qui a rédigé l’essentiel du scénario et des dialogues. Un monde brutal, barbare — celui du XIIe siècle avant JC., où se passe le récit, celui du VIIIe siècle où Homère — qui qu’il fût — l’écrivit, et le nôtre. Les réflexions du héros sur la guerre que la bête humaine porte en elle ont sans doute défrisé les belles âmes (la critique en moyenne est très mitigée) qui veulent se persuader que la violence n’est pas notre pain quotidien, mais elles sont d’une actualité frappante. C’est ce qui caractérise les grandes œuvres par rapport aux ersatz pseudo-littéraires dont les éditeurs bien-pensants nous abreuvent : hier, c’est aujourd’hui, et c’était demain.
Au passage, notons que Bond, contrairement à tant de petits-maîtres du cinéma contemporain, ayant compris que le scénario d’Homère, qui tient depuis vingt-huit siècles, était parfait, n’a rien ajouté, rien retranché. Tout y est, le porcher Eumée, la servante Euryclée qui reconnaît, la première, son vieux maître qui fut autrefois son bébé, et le chien Argos, qui meurt d’avoir enfin revu son maître, et c’est très émouvant — et surtout l’affrontement entre deux générations : les jolis jeunes gens (il y a dans ce film un côté volontairement crypto-gay très amusant) dont les muscles délicats seront hachés menu par le « héros d’endurance », comme dit Homère. Un conflit de générations entre un boomer revenu de tout et de Troie en particulier, et des éphèbes — y compris le pauvre Télémaque — pas même capable de bander (« M’dam’, c’est une métaphore ? ») l’arc qui va trancher le fil de leurs vies inutiles. Fin de la génération Z, terminus des prétentieux. Le boomer Ulysse les a mis KO. Il faut voir le geste impeccable avec lequel il égorge ceux qui se mettent en travers de sa vengeance.
(Il y a un livre fameux de Mickey Spillane intitulé I, the jury, qui correspond tout à fait à cette façon de voir : on ne passe pas devant les tribunaux quand on veut se venger, on est juge et bourreau pour une justice immanente meilleure que celle des juristes professionnels.)
Le héros rentre donc anonymement à Ithaque (le film a pour l’essentiel été filmé à Corfou, dont la forteresse était plus adéquate que les quelques pierres qui subsistent à Ithaque du supposé palais d’Ulysse), nu, désemparé, hanté de guerre et de naufrages. Des prodiges qu’il a affrontés pendant dix ans, nous ne saurons rien, puisque nous en connaissons le détail. Attendez donc la sortie du film de Nolan, l’année prochaine, gros budget, effet spéciaux et incompréhension probable de ce que sont l’épopée et la tragédie.
Parce que le film de Pasolini (qui lorgne sur l’Œdipe-roi de son homonyme) côtoie l’épique et le tragique avec une efficacité rare. Il n’y a pas de dieux dans cet univers humain, trop humain. Les Grecs de l’époque classique savaient déjà qu’ils n’étaient que des métaphores des appétits humains. Ils savaient que les hommes les avaient façonnés à leur image.
Massacre, donc. Ruisseaux de sang. Ulysse, couturé de toutes parts depuis le début (il porte dans sa chair le souvenir de vingt ans de luttes, on lit la prise de Troie sur les cicatrices de son visage), se retrouve maculé de sang, et incertain de ce qui se passera désormais entre Pénélope et lui.
C’est un film magnifique, qu’il faut voir absolument. Un film qui prouve que « cinéma intelligent », un oxymore depuis quelques décennies, peut parfois redevenir un pléonasme.
Jean-Paul Brighelli
» Dorénavant, n’importe quel cabotin prend des poses devant les caméras en dehors de l’exercice de sa profession, et c’est bien dommage. »
Souvenir de Proust. A un moment un personnage secondaire, le père de Bloch, ironise, apparemment parce qu’un acteur célèbre de l’époque, Coquelin aîné, donne son avis sur des question politiques.
» M. Bloch ajoutait à la série habituelle des anecdotes cette réflexion ironique qu’il réservait plutôt pour ses amis personnels et que Bloch jeune fut extrêmement fier de voir débiter pour ses amis à lui : « Le gouvernement a été impardonnable. Il n’a pas consulté M. Coquelin ! M. Coquelin a fait savoir qu’il était mécontent. » (M. Bloch se piquait d’être réactionnaire et méprisant pour les gens de théâtre.)
« Diderot avait raison (comme toujours) ».
Bien parlé !
« Binoche doit être très bête (et assurément elle l’est) pour être à ce point habitée par Pénélope, qu’elle interprète avec un immense talent. Avec feu et glace la fois. »
Brighelli adore tellement souffler le chaud et le froid (Spleen et Idéal, pour toujours et à jamais) qu’il ne peut pas résister à la tentation de produire ces paradoxes à la fois irritants et délicieux, délicieusement irritants et poils-à-gratter délicieux, qui rappellent les impressions ressenties par le jeune Marcel devant le spectacle des carafes de la Vivonne.
Binoche est tout sauf bête. Elle est simplement le genre de femmes que Brighelli adore détester.
Et qui plus est, oui, elle est excellente actrice.
What elle could you ask ?
What ELSE …..?