Connaissez-vous Gerzat ? C’est une petite ville d’un peu plus de 10 000 habitants, à quelques kilomètres de Clermont-Ferrand, dans cette faille de Limagne si fertile. Jadis fortifiée, aujourd’hui ouverte. Peuplée d’Auvergnats, grand cru, et d’un certain nombre de Portugais (la ville est d’ailleurs jumelée avec Taíde, au nord du Portugal) — importés par Michelin, le grand industriel local, qui préférait de bons catholiques aux musulmans appelés dans d’autres régions de France. On y trouve d’ailleurs, dans certaines boulangeries (par exemple chez Antonio Manuel, rue des Martyrs), des pastéis de nata, ces petits flans typiquement portugais pour lesquels les touristes font la queue à la Fábrica Pastéis de Belém, en sortant du Mosteiro dos Jerónimos, cet exemple magistral du style manuélin…
Là s’arrête l’initiation touristique. Ce qui suit est moins drôle, surtout en ces temps de Covid-19 et d’urgences médicales où l’on cherche fébrilement à faire respirer des malades qui s’étouffent.
En 1939 on installa à Gerzat une usine destinée à fabriquer des fûts d’obus. La grande spécialité de la Société de Métallurgie Gerzatoise était le filage, la mise en forme des métaux par compression. On apportait là des galettes de métal, que l’on chauffait et qui prenaient la forme désirée.
Après la guerre, la Société se diversifia dans la fabrication de bouteilles de gaz sous pression. C’est de la haute technologie, et les 200 et quelques ouvriers très spécialisés de la SMG y sont passés maîtres. L’usine, à un jet de caillou du centre-ville, passa sous la coupe de Péchiney, leader sur le marché de l’aluminium depuis les années 1950. À capitaux d’Etat, c’est avec des fonds d’Etat (les nôtres, si vous préférez) que la SMG se modernisa et acquit des machines haut de gamme.
On se souvient que par une merveilleuse combinaison d’une Europe qui lui déniait la capacité d’être leader mondial et d’un gouvernement français avide de déstructurer l’industrie nationale, Péchiney explosa en vol en 2003 par le groupe Alcan.
Je passe sur les restructurations sauvages dans l’industrie de l’aluminium. Le fait est que la SMG fut vendue finalement au groupe métallurgiste anglais Luxfer.
Lequel, il y a deux ans, décida, sans doute pour créer une pénurie artificielle de bouteilles à haute pression, de cesser toute activité sur le site gerzatois, et de rapatrier sa production dans la vieille Angleterre industrielle, à Nottingham.
Il n’y a guère que le député communiste André Chassaigne qui se soit ému de la disparition d’un outil industriel dont le carnet de commandes débordait. Le gouvernement a laissé faire. Et il y a trois jours, Bruno Le Maire a expliqué qu’urgence sanitaire ou non, il était hors de question de nationaliser une usine qui appartient à un consortium étranger — même si toutes les machines sont encore en place, même si tous les ouvriers sont toujours là. Le ministre est allé jusqu’à affirmer que « ni les salariés, ni les machines ne sont disponibles pour reprendre l’activité, interrompue depuis fin 2019, ce qui rend la production impossible ». Des affirmations imprudentes, réfute André Chjassaigne : « « Le plan de relance de l’activité, élaboré par la CGT et les salariés, garantit que l’outil de travail, maintenu en état pendant l’occupation des locaux, peut être immédiatement réactivé avec la livraison des premiers produits dans un délai de deux mois » — le temps de s’approvisionner en matières premières, et de remettre les machines en route.
Sans doute le ministre se figure-t-il que l’épidémie sera loin, dans deux mois — alors que les meilleurs experts nous promettent, au mieux, deux ans de lutte contre le virus. Deux ans de semi-confinement. Deux ans d’urgences hospitalières, à flux tendu.
Sans doute n’aurait-il pas fallu mettre « CGT » dans le projet. La centrale syndicale, qui non sans raison traite Luxfer de « multinationale crapuleuse », et qui fédère effectivement une bonne part des ouvriers de la SMG, fait peur aux industriels et aux politiques. Sans doute préfèrent-ils brader la santé de leurs concitoyens plutôt que de remettre en marche une usine capable de produire chaque jour des milliers de bouteilles d’oxygène qui permettront aux malades de respirer.
Ainsi va la France, valse lente entre le credo libéral qui veut que l’on ne touche pas aux intérêts privés, même quand ceux-ci nous étouffent, et les nécessités de santé. Remettre sur ses rails — l’usine jouxte la voie de chemin de fer par lequel elle expédiait jadis ses productions — une entreprise délibérément sacrifiée sur l’autel de la concurrence et des bénéfices à tout prix ne fait pas partie des priorités de ce gouvernement.
Jean-Paul Brighelli
PS. J’ai écrit ce texte il y a une semaine. Entretemps, un repreneur, le Thierry Torti Holding, s’est fait connaître auprès de la préfecture du Puy-de-Dôme. Affaire à suivre donc.
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