Philippe Meirieu est aux abois ! Un quarteron de pédagos plus SGEN que nature fustige le prélator des Gaules dans l’une des dernières livraisons du Café pédagogique (1). Sous prétexte que leur leader historique, dans un récent dialogue, non dépourvu d’intérêt, avec Marcel Gauchet (2), est revenu brutalement sur nombre de ses anciennes aberrations. Et — peut-être pour se donner une posture anti-capitaliste qui se vend assez bien chez Europe Ecologie, dont il est une figure éminente —, condamne à la fois la politique de démembrement de l’Ecole entamée jadis par la Gauche et brillamment poursuivie par la Droite, et les pédagogies qui objectivement s’en sont rendues complices, en fournissant la base idéologique libertaire d’une politique abondamment libérale (3).

Bonnetdane, qui défend depuis des années l’Ecole de la République, menacée par les crétins des sciences de l’Education et par l’obéissance aux règles de Bruxelles et de la mondialisation réunies, ne pouvait rester indifférent au sort de l’immortel auteur d’une autobiographie intitulée Frankenstein pédagogue — un premier pas déjà ancien dans la voie de la pénitence, comme le suggère le titre.

Je me permets donc d’adresser à l’ancien directeur de l’IUFM de Lyon une lettre d’encouragement : non, Meirieu, vous n’êtes pas seul à défendre une école de la transmission des savoirs et de la culture face aux gourous des « compétences » et du graffiti. Non, Philippe, d’autres que vous déjà ont fait l’apologie de ces lycées-casernes, de ces lycées-couvents, dont il est devenu évident que l’architecture close est, pour les élèves, un encouragement à s’investir dans le travail au lieu de paresser devant la télévision. Oui, il est possible d’imaginer une autre Ecole que celle qui lentement s’enfonce dans le gouffre que vous avez contribué à creuser — mais à tout pécheur miséricorde, et sachez que je vous appuie dans votre combat, moi qui, en 1968, fréquentais assez peu les Jeunesses Ouvrières Chrétiennes dont vous étiez membre actif avant d’en être l’étalon, comme disaient Marx (Groucho, bien sûr) et Woody Allen (dans Annie Hall). Pour la restauration d’une rigueur pédagogique qui demain donnera aux plus humbles les mêmes armes qu’aux héritiers.

(1)http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2011/09/280911Tribune.aspx

(2) http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/09/02/contre-l-ideologie-de-la-competence-l-education-doit-apprendre-a-penser_1566841_3232.html

(3) http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2011/09/290911Meirieu.aspx

Cher Philippe,

L’année dernière, j’ai pris mon courage à deux mains, et je vous ai proposé de signer avec moi un livre qui dresserait le bilan de l’Ecole que nous dessine Luc Chatel. Après avoir tergiversé, demandé un plan, une table des matières, vous avez finalement refusé : c’est que dans l’Ecole aujourd’hui en voie de démembrement, il y a toute la pollution sclérosante et oxydante des années Lang et Jospin, des stratégies de « l’élève au centre » dont le seul résultat certain est la confiscation effective du Savoir par les héritiers — et vous y avez un peu mis la main, quand même ; c’est que dans l’autonomie réclamée depuis des lustres par certains syndicats qui se prétendent de gauche tout en faisant remarquablement le jeu de l’ultra-libéralisme (le SGEN ou le SE-UNSA, par exemple — et les plus arriérés du SNES, ceux qui font semblant de croire que Bernadette Groison ne rêve pas, elle aussi, d’un corps unique et d’en finir avec les décrets de 1950), il y a en germe l’atomisation du système éducatif, livré aux appétits de caciques locaux désireux de nommer les profs puisqu’ils paient les femmes de ménage et de pédagogues qui tonitruent faute de savoir enseigner.

Je ne vous en ai pas voulu. Je comprends bien que vous soyez gêné aux entournures. Vous avez nombre d’amis et supporters qui ne sauraient concevoir que nous nous associassions. Pourtant, vous rappelez-vous votre sourire quand, au sortir de l’un des quinze ou seize débats que nous avons animés ensemble, je vous ai demandé comment un homme intelligent acceptait d’être revendiqué par les sieurs Zakartchouk, Frackowiak ou Grandserre — sans parler de ces « désobéisseurs » avec lesquels vous aviez déjà pris vos distances ? Ce sourire, mon cher, valait aveu. Vous savez bien que vous valez mieux que les inconséquences où vos complices d’hier vous engluent. En tout cas, avec des amis pareils, c’est sûr, vous n’avez pas même besoin de moi. Aucun ennemi (le sommes-nous, au fond ?) ne pourrait autant vous nuire.

Pourtant, à en croire la petite horde des jusqu’auboutistes de la Bêtise pédagogique, qui signent dans le « Café péda » une tribune confondante de crétinisme aigu (allez, avouez-le, vous avez été consterné — votre réponse le dit poliment), « le retour en arrière mène dans une impasse ».

Comme nous allons dans le mur, et à grande vitesse, toute rétroaction est bonne à saisir. Non que je sois dans la nostalgie — pas un instant. L’Ecole se construit toujours en avant — mais quelques aperçus sur ce qui s’est fait avant ne sont pas inutiles. C’est ce que l’on appelle la culture, n’est-ce pas…

Votre réponse à ces hérauts de l’apocalypse est assez claire. Je ne revendiquerai pas l’expression si juste de « libéralo-libertaire » que vous m’avez empruntée, mais nous savons bien l’un et l’autre que la politique de suppression de postes, par exemple, s’appuie sur trente ans de programmes sans cesse revus à la baisse ; trente ans de pratiques de groupe qui ont fait de « l’équipe pédagogique » le nec plus ultra de l’enseignement, au mépris de la qualité intrinsèque de l’enseignant ; trois décennies de substitution des « compétences » aux savoirs, de polyvalence réclamée (et obtenue) puisque seul compte le geste éducatif — les disciplines, elles, sont passées aux pertes et profits.

Vous voici donc revenu à de meilleurs sentiments. Vous n’en êtes pas encore à me rendre hommage — je ne vous le demande pas, ma modestie s’en accommodera —, ni à prendre votre carte de Gentil Membre à Reconstruire l’école (1) ou à Sauver les Lettres (2), mais vous y viendrez : la République est de retour, avez-vous remarqué — à tel point que les anti-républicains les plus notoires — Marine Le Pen, en l’occurrence, mais aussi SOS Education (3) — s’en réclament et viennent faire de la retape ici même.
N’avez-vous pas un peu honte, au fond, que vos billevesées aient pu encourager des officines qui pensent brun, comme disait jadis si délicatement Pierre Frackowiak lorsqu’il parlait de moi ? Vous avez été — oh, involontairement, j’en suis sûr — le terreau du populisme le plus abject et des « fondations » les plus décomplexées qui, demain, s’associeront pour imposer le chèque-éducation à des Français qui s’apercevront trop tard que l’on a utilisé la République pour les priver définitivement du droit démocratiquement inaliénable à une école de qualité pour tous. Demain, les chiens, comme disait Simak, et la Fondation pour l’école. Aujourd’hui déjà, les officines d’aide aux devoirs qui substituent des étudiants mal entraînés à des profs que l’on ne parvient plus à recruter. Depuis que vous avez soufflé à Jospin les grandes lignes de sa réforme mortifère, Acadomia a surfé sur l’angoisse née de la baisse de niveau (ne me contestez pas le terme, vous savez qu’il est vrai) et a atteint en 2006 101 millions d’euros de chiffre d’affaires. Eux au moins savent lire, écrire et surtout compter.

Rejoignez donc franchement les vrais défenseurs de l’Ecole. Je ne m’enorgueillirai pas de votre scalp — que je vous laisse, nous arrivons à un âge où chaque cheveu compte. Les élèves de CM2 que vous avez désormais tant de mal à dompter sont les purs produits des dérives — et, je vous l’accorde volontiers, des tentations que le libéralisme met à la portée de tous et de toutes les télécommandes. Mais convenez qu’une mauvaise interprétation de vos écrits de ces trente dernières années — faisons large — a conduit vos disciples à aménager, eux aussi, dans le crâne des enfants, du temps de cerveau disponible pour Coca-Cola. Ce qui s’apprenait par cœur occupait une place qui est désormais libre pour les consoles de jeux, la malbouffe et la certitude d’être quelqu’un dès que l’on a quelque chose. Les élèves viennent en classe comme ils vont au supermarché — et l’enseignant dès lors a intérêt à leur offrir des produits soigneusement soldés, et vite remplacés par d’autres produits chatoyants et aussi creux que possible.

D’où mon enthousiasme lorsque je lis sous votre plume : « L’accès à l’oeuvre, parce qu’elle exige de différer l’instrumentalisation de la connaissance et d’entrer dans une aventure intellectuelle, se heurte à notre frénésie de savoir immédiat. Car les enfants de la modernité veulent savoir. Ils veulent même tout savoir. Mais ils ne veulent pas vraiment apprendre. Ils sont nés dans un monde où le progrès technique est censé nous permettre de savoir sans apprendre (…) C’est pourquoi l’obsession de compétences nous fait faire fausse route. Elle relève du « productivisme scolaire », réduit la transmission à une transaction et oublie que tout apprentissage est une histoire… » Et encore : « Le savoir programmatique est à lui-même sa propre pédagogie, et toute médiation, tout travail sur le désir, relèvent d’un pédagogisme méprisable. » C’est vous qui soulignez.

Vous vous en doutez, nous sommes entièrement d’accord. Les « compétences » auxquelles on veut aujourd’hui réduire les difficiles contraintes, nécessairement conjointes, de l’acquisition des savoirs et de l’exercice de la pensée ne peuvent se résumer à des croix tracées à la va-vite dans la colonne du « en cours d’acquisition ». Et encore, vous n’évoquez pas ces fantasmagories pédagogiques que sont les savoir-être — comme si l’être ne dépendait pas, en grande partie, de ce que l’on a absorbé, mâché et transformé pour le faire sien : des nourritures de qualité forment le goût, le fast food ne comble que la nostalgie des bouillies enfantines. Les enfants de l’école des tristes Grandsire, comme vous le dites si bien, « ne se doutent pas le moins de monde qu’apprendre peut être occasion de jouissance », parce qu’ils sont dans la jouissance de l’immédiateté — comme si l’on résumait l’érotisme à la masturbation.

Franchissez donc une fois pour toutes le Rubicon, et laissez les derniers officiants de votre culte dire leurs messes noires : venez chez nous, il y reste des Lumières — nous sommes même le dernier segment qui n’ait pas encore été gagné par la nuit.

Jean-Paul Brighelli

(1) http://www.r-lecole.fr/

(2) http://www.sauv.net/

(3) http://www.soseducation.com/greve27septembre/ J’ai hésité avant de donner ce lien, tant la propagande de SOS-Education me répugne. Mais il faut que les Républicains de bonne foi sachent comment des organismes puissamment rétrogrades se parent parfois d’un discours lénifiant pour faire passer des thèses immondes — mais il est encore fécond, le ventre — etc.