J’ai acheté le dernier livre de Jack Lang, l’Ecole abandonnée (1), pour vous dispenser de le lire.

Par la longueur, c’est tout au mieux un pamphlet : 80 pages, ingénieusement gonflées par une compilation de programmes, les « bonnes pages » de 2002 et les horreurs présumées de 2008.

Lettre à Xavier Darcos », dit le sous-titre. Et dès la première ligne : « Si je prends aujourd’hui la plume, monsieur le ministre… »

« Je », dès le second mot : que sera-ce à la fin ? Le vélociraptor botoxé a de la communication une conception éminemment narcissique – jusque là, rien de nouveau.

Si je devais trouver un mot pour résumer ces 80 pages de fiel, ce serait « nostalgie ». Le vrai rétro-penseur (2), il est dans ce tout petit livre. Qu’il ait ou non été aidé par un nègre, et que ce nègre soit lyonnais ou non, Jack Lang jette à la face de Darcos sa nostalgie d’un antan mythique, quand le pédagogisme était roi, et que lui-même était ministre. Car si un second mot pouvait décrire le sentiment de l’auteur, ce serait « usurpation » : Lang est à jamais ministre de l’Education, et tout autre que lui a été placé indûment sur le trône de la rue de Grenelle. Il veut, il doit être calife à la place du calife.

Bien sûr, comme il maîtrise assez bien la rhétorique scolaire, notre expert es chemises mauves commence par une fausse captatio benevolentiae – aubade du Parthe avant le jet de flèches, exercice scolaire sur un passé (« il me semblait que nous partagions une même foi en l’école et en ses professeurs ») forcément très imparfait. « J’avais pour vous, avoue-t-il à Darcos, estime et considération ».

Puis vient un long développement sur la langue, menacée, paraît-il, par les nouveaux programmes du Primaire (3). Mais l’ancien ministre, qui insiste lourdement sur le « nombre de mots » connus d’un enfant de trois ans, qui caractériserait, selon lui, le déterminisme social, a omis de se renseigner sur ce qu’est une langue : non pas du quantitatif, mais du structurel. Le vocabulaire se glisse dans des structures qu’il faut bien apprendre, si l’on ne les a pas sucées avec le lait maternel. Non, mon cher monsieur, la mémoire n’est pas seulement « un outil » : elle est à la base de cette reproduction dont parlait jadis Bourdieu et qui a permis aux primates et autres fils de bourgeois de faire mieux que leurs pères.

Si les nouveaux programmes insistent tant sur la grammaire formelle, et sur la répétition (violemment épinglées l’une et l’autre dans le cours de l’opuscule), c’est que le ministre, agrégé de Lettres, et « l’obscur groupe d’experts » qui l’ont conseillé savent qu’une matrice fautive fait automatiquement dégénérer l’expression – et que les « débats » mis en place par la réforme de 2002, s’ils se veulent concitoyens, consensuels, et autres mots commençant mal, n’apprennent rien à un élève dont les cadres linguistiques sont tordus au départ.

Mais Jack Lang a le défaut de ses amis : il croit que plus, c’est automatiquement mieux.

D’où un long développement sur les cours du samedi matin. Même si je pense qu’il aurait été plus efficace de les déplacer systématiquement sur le mercredi matin, plutôt que de laisser les instituteurs dans le flou et le bricolage, ce ne sont pas deux heures de plus ou de moins qui abîmeront définitivement un enseignement déjà fort dégradé. La question centrale de tout bon programme, c’est, justement, les programmes. Lang, hanté par la nostalgie d’un « avant » où il était encore quelque chose, se gausse du « recentrage » annoncé par Darcos sur les matières fondamentales. Il a tort : dans l’état dans lequel sont aujourd’hui les élèves qui arrivent en Sixième – car l’amont est toujours jugé par l’aval -, c’est moins de diversité qu’ont besoin les enfants que d’apprentissages rigoureux.

« Tromperie des heures de soutien », clame notre pamphlétaire indigné. Allons, monsieur l’Ex, préférez-vous vraiment les cours à la maison ou les Acadomia de toutes farines ? Qui a les moyens de les payer – sinon vos amis ? Le soutien scolaire, les heures prises sur les vacances, effectuées par des volontaires pour les élèves en vraie difficulté, ce sont là des mesures de bon sens – dont je faisais la publicité dans Fin de récré.

Nostalgie, que me veux-tu ? « Le véritable retour aux fondamentaux, ce sont les programmes de 2002 », affirme Lang. « Appauvrissement », martèle-t-il. Et de regretter la sainte « transversalité » au nom de laquelle on a cessé de faire apprendre des règles – et, au passage, diminué sournoisement le nombre d’heures effectives de Français

Je le crois bien. De bons programmes ne sont jamais des programmes exhaustifs. L’école française est morte, ces vingt dernières années, d’un excès d’ambition. Instruire avait nécessairement des limites. Mais Eduquer, nouveau mot d’ordre de ces faux démocrates qui vont finir par lapider la République avec leurs bonnes intentions, n’a plus de barrières. Les programmes que propose le ministre – bon connaisseur de l’école de Jules Ferry sur laquelle il a écrit (lui-même…) un livre fort sérieux, définissent clairement des compétences à transmettre.

Et – preuve absolue, selon Lang, du « libéralisme » du ministre -, ils font confiance aux initiatives des maîtres pour élaborer leurs méthodes : « La vraie liberté, apostrophe-t-il le ministre, n’est pas l’absence de règles de votre école libérale (…) qui délaisse ses enseignants ». Lang, non content de mépriser assez les instituteurs pour leur souhaiter une férule gouvernementale – la sienne – en acier trempé, regrette le bon vieux temps des méthodes obligatoires (pour l’acquisition de l’orthographe, par exemple ?), et se promet bien, quand il aura récupéré son bail rue de Grenelle, de nommer près de lui l’un ou l’autre des ayatollahs de la Pédagogie-reine et des « sciences » de l’Education. Sous couvert de passer la main dans le dos des syndicats les plus béats, Lang affiche un dédain sidérant des maîtres, auxquels on n’inculque plus le bon caniveau ni la bonne manière de faire. Allons, Monsieur l’aigri, faites un peu confiance aux instituteurs. Il y en a plus que vous ne pensez qui pratiquent déjà, en catimini, des méthodes efficaces, et n’ont pas besoin qu’on leur impose « une méthode de lecture commune ».

Je passe sur certaines invectives qui sont de la pure polémique. Ainsi, il ne m’apparaît pas que le ministre ait « livré une partie du temps scolaire à la télévision », ni qu’il « abandonne une partie des programmes aux éditeurs privés » : Jack Lang rêverait-il de manuels d’Etat ? La totalité de l’édition, scolaire ou non, est privée en France – et c’est très bien comme ça : ainsi tel éditeur peut-il, en ce moment même, préparer un nouveau manuel de Français / Collège qui s’articule sur la marge des programmes – conforme à ce qui est nécessaire, bien plus qu’à ce que souhaitent les IPR. De même, accuser les nouveaux programmes de brader la culture scientifique, qui ,d’après l’Ex se résume à la « main à la pâte » (ah, Charpak, que de crimes on a commis en ton nom !), est un peu vain : en insistant sur l’apprentissage des opérations mathématiques de base (et j’ai déjà dit que je regrettais la reculade de Darcos sur la division, qui ne sera pas enseignée en CP), les nouveaux programmes donnent les bases essentielles à une vraie culture scientifique – n’en déplaise aux touche-à-tout du bricolage. Que la France soit le « centre du monde » des programmes de géographie, je n’y vois guère d’inconvénient : avant d’apprendre les particularités de la Papouasie ,  il n’est pas absolument inutile que les élèves sachent que la Loire prend sa source au mont Gerbier-de-Joncs : le Massif Central est, dans un premier temps, plus essentiel que le Centrafrique. Idem pour l’Histoire : moquez-vous de Marignan, petit maître que vous êtes ! Apprendre aux enfants ce qui s’est passé en 1515 leur évitera de croire, plus tard, qu’il s’agit d’un aéroport de sud de la France. Marignan , ce sont les guerres d’Italie, la Renaissance , l’Humanisme, Léonard arrivant en France, François Ier avant Pavie, Bayard sans peur et sans reproche – à la fois de l’Histoire et du mythe – qui constitue l’Histoire, et non cette approche « scientifique » stérilisante qui a amené des gosses qui ne nous avaient rien fait à tout apprendre sur le tissage du sarrau au XIVème siècle.

Il s’ensuit que les satisfecits que Lang décerne à Darcos sont inquiétants – et témoignent des ambiguïtés des réformes en cours. « Vos programmes de collège vont parfois dans le bon sens » : dans un livre dont chaque phrase doit être prise à l’envers, il est significatif que des programmes qui n’ont pas encore liquidé explicitement la notion stérilisante de séquence, ni étendu aux Certifiés et Agrégés la liberté pédagogique conférée cette année aux instituteurs, soient salués par le champion de la Nostalgie. Quant à la réforme du lycée, Lang n’en parle pour ainsi dire pas (« je ne peux que souscrire à une telle orientation, tant elle poursuit ce que j’ai amorcé dans les lycées »), parce que tout ce qui en filtre, pour le moment, va dans son sens, comme il s’en félicite ingénument – et croyez bien, ami ministre, que je m’en désole : « encourager l’autonomie » au lycée après l’avoir sagement proscrite en Primaire me paraît quelque peu inconséquent – et dangereux : les pédagogistes mis à la porte rentrent par la fenêtre, largement ouverte par monsieur de Gaudemar.

Suit un chapitre qui pourrait faire mouche sur les restrictions de postes. Il est certain que dans une France à la démographie triomphante, où les premiers enfants du boom nataliste de la fin des années 1990 arrivent au collège, supprimer bon an mal an 13 à 20 000 postes est contre-productif – et inquiétant : faudra-t-il à court terme réinventer l’eau chaude et les maîtres auxiliaires ? Faudra-t-il aller les quérir en Roumanie, comme on est allé chercher des médecins en Afrique ? Mais lier la montée de la violence à la diminution de l’encadrement est stupide : l’irrespect naît de la déconsidération, et cette perte de prestige vient de la combinaison du quantitatif (20% de perte salariale depuis le milieu des années 1980) et du qualitatif – nous ne sommes jamais que ce que nous enseignons, et le laxisme pédagogique est l’école du mépris.

La nouvelle formation des maîtres – qui ne me satisfait pas vraiment, voir ma Note de début juillet – ne trouve pas grâce aux yeux de notre oracle du temps jadis. C’est que la perte d’influence des IUFM (dont il reconnaît au passage que le fonctionnement « n’est pas parfait » – quel aveu, monsieur l’Ex !), et la mise au rencart des pseudo-sciences de l’Education ne satisfont guère l’homme-lige de Meirieu – car dans ce chapitre s’étale à plein la personnalité du patron, dont Lang n’est que le masque médiatique. « Enseigner est un métier », dit notre maître des lieux communs. Encore faudrait-il que les enseignants soient réellement formés à enseigner leur matière – mais peu de critique des universités, dans cette Ecole abandonnée : Valérie Pécresse est passée sous les fourches caudines des présidents et du SNE-Sup, cela doit enchanter le vibrion de la gauche caviar.

Car il parle aussi de la Gauche , notre bon Samaritain. Cette Gauche « aux abonnés absents » : mais elle attendait Saint Jack, tout comme probablement un gouvernement Sarkozy II. La critique aiguë d’un ministre est, depuis toujours, la meilleure manière de faire sa cour au Prince.

J’avais donc acheté le dernier ouvrage de Jack Lang : vous pouvez vous dispenser de le lire.

Jean-Paul Brighelli

(1)   Sur le bandeau rouge de l’éditeur : « Récit d’une imposture ». Lecture faite, on se demande s’il s’agit d’une critique, ou d’un auto-portrait.

(2)   C’est l’une des amabilités que m’avait adressées Philippe Meirieu. Mais les faits sont têtus : la nostalgie est dans le cœur de ces aigris qui pensent, comme Lang, que l’on n’a pas laissé aux programmes de 2002 le temps de faire tout le mal possible.

(3)   Avec des accents et des expressions (« la langue, notre maison commune ») qu’il me semble avoir entendus dans certains de mes livres – mais je ne peux empêcher Lang de lire, parfois, de bons ouvrages.