J’aimais passionnément déjà la littérature. J’avais quatorze ans et j’étais en Troisième. Au bout du rayon « XVIIIe siècle » de la bibliothèque paternelle, que j’avais déjà exploré, je tombai sur un gros bouquin rassemblant en un volume l’ensemble des Confessions de Rousseau.
Je ne connaissais pas grand-chose du grand homme, sinon sa dissertation sur l’Origine et les fondements de l’inégalité, cet ouvrage « contre le genre humain », comme le lui a écrit Voltaire pour le remercier de lui avoir envoyé le livre, qui m’avait donné envie, comme au philosophe de Ferney (je venais d’apprendre ce qu’était une périphrase et j’en abusais) de « marcher à quatre pattes ». J’abordai donc les Confessions sans préjugé, ou presque.
La première page me sidéra un peu : que de « Moi-je » en quelques lignes ! En garçon bien élevé, j’évitais à l’époque d’offenser la modestie que l’on me recommandait — un soin qui m’a passé, avec l’âge. Puis, ayant reçu mon lot de trempes énergiques tout au long de mon enfance, et n’en ayant gardé que le goût d’en donner aux autres, je fus surpris de l’intérêt très vif du grand homme (j’appris pour l’occasion ce qu’est une antiphrase) pour les fessées. Je lus en parallèle les lettres de Voltaire sur la Nouvelle Héloïse, où il met en scène Rousseau tendant les fesses pour recevoir à plein la correction que lui infligent les violons de l’orchestre français. Je compris l’intention sarcastique de l’auteur de Candide, et m’en amusai.
Passons sur les six premiers Livres des Confessions — je lisais vite, à l’époque. Dans le septième livre arrive l’aventure mémorable avec Zulietta.
Comme le lecteur n’a peut-être plus en tête le texte de Jean-Jacques, en voici un résumé fort exact, nourri des phrases du « philosophe de Genève » — on m’avait récemment donné cette expression pour modèle d’oxymore.
En 1743, le jeune Rousseau (il n’a que 31 ans, et n’a pas encore donné au monde des Lettres les sublimes ouvrages pour lesquels il est désormais connu) est engagé comme secrétaire de l’ambassadeur de France à Venise. Il y restera un an, l’abondance de ses « Moi-Je » le rend vite insupportable au comte de Montaigu : les Grands ne tolèrent le Moi que lorsqu’il s’agit du leur. Mais durant cette année, il s’étourdit de Venise — et comment faire autrement ?
Dans une soirée, il voit débarquer (au sens propre, elle est arrivée forcément en gondole) « une jeune personne éblouissante, fort coquettement mise et fort leste », « aussi charmante que vive, une brunette de vingt ans au plus ». Elle feint de le prendre pour un autre, et « se jette entre [ses] bras, colle sa bouche contre la [sienne], et [le] serre à [l]’étouffer ».
Notre philosophe, qui était assez joli garçon et avait la vivacité sensuelle qu’il prêtera plus tard à Saint-Preux, l’ineffable héros de la Nouvelle Héloïse, avoue : « La volupté me gagna très rapidement ».
La belle jeune fille prend possession de lui, et lui donne rendez-vous pour le lendemain.
« Je ne la fis pas attendre. Je la trouvai in vestito di confidenza : dans un déshabillé plus que galant, qu’on ne connaît que dans les pays méridionaux, et que je ne m’amuserai pas à décrire, quoique je me le rappelle trop bien. » Mais notre grand niais de Suisse avoue parallèlement : « Je n’avais point d’idée des voluptés qui m’attendaient. » Cela va de soi, vous vous retrouvez chez la plus jolie des courtisanes vénitiennes, fort dévêtue, c’est sans doute pour y parler philosophie. N’empêche qu’il compare avec ce qu’il connaît : « J’ai parlé de madame de Larnage [cette mère de dix enfants avait eu son pucelage, en 1737, durant un fameux voyage à Montpellier] dans les transports que son souvenir me rend quelquefois encore ; mais qu’elle était vieille, et laide, et froide auprès de ma Zulietta ! Ne tâchez pas d’imaginer les charmes et les grâces de cette fille enchanteresse, vous resteriez trop loin de la vérité ; les jeunes vierges des cloîtres sont moins fraîches, les beautés du sérail sont moins vives, les houris du paradis sont moins piquantes. »
Arrive alors l’indicible, qui vaut donc la peine d’être dit.
« J’entrai dans la chambre d’une courtisane comme dans le sanctuaire de l’amour et de la beauté ; j’en crus voir la divinité dans sa personne. » Fort bien, et le lecteur que j’étais attend alors avec impatience l’une de ces scènes lestes dont la lecture de Sade et de Crébillon m’avaient donné le goût. Que nenni : « Je me disais : Cet objet dont je dispose est le chef-d’œuvre de la nature et de l’amour ; l’esprit, le corps, tout en est parfait ; elle est aussi bonne et généreuse qu’elle est aimable et belle ; les grands, les princes devraient être ses esclaves ; les sceptres devraient être à ses pieds. Cependant la voilà, misérable coureuse, livrée au public ; un capitaine de vaisseau marchand dispose d’elle ; elle vient se jeter à ma tête, à moi qu’elle sait qui n’ai rien, à moi dont le mérite, qu’elle ne peut connaître, est nul à ses yeux. Il y a là quelque chose d’inconcevable. »
Et notre honnête Genevois (d’un Calviniste, qu’attendre d’autre ?) de chercher sur la belle le défaut qui lui ferait comprendre que tant de beautés se livrent à un commerce si infâme. Plein d’angoisse, il en pleure — ce qui sidère quelque peu Zulietta. Enfin, le jeune homme cède à son désir. « Mais au moment que j’étais prêt à me pâmer sur une gorge qui semblait pour la première fois souffrir la bouche et la main d’un homme, je m’aperçus qu’elle avait un téton borgne. Je me frappe, j’examine, je crois voir que ce téton n’est pas conformé comme l’autre. Me voilà cherchant dans ma tête comment on peut avoir un téton borgne ; et, persuadé que cela tenait à quelque notable vice naturel, à force de tourner et retourner cette idée, je vis clair comme le jour que dans la plus charmante personne dont je pusse me former l’image, je ne tenais dans mes bras qu’une espèce de monstre, le rebut de la nature, des hommes et de l’amour. »
Ce sein dont la pointe reste obstinément en dedans lui coupe tout, pauvre chéri. Zulietta, bonne fille et grande technicienne, tente bien de le ranimer — sans succès, et il faut peser ces mots quand on pense qu’il s’agit de la plus jolie et sans doute l’une des plus expertes putes de Venise. « Je la vis enfin rougir, se rajuster, se redresser, et, sans dire un seul mot, s’aller mettre à sa fenêtre. Je voulus m’y mettre à côté d’elle ; elle s’en ôta, fut s’asseoir sur un lit de repos, se leva le moment d’après ; et, se promenant par la chambre en s’éventant, me dit d’un ton froid et dédaigneux : Zanetto, lascia le donne, e studia la matematica. »
À cette époque, fin Troisième, on demandait aux élèves de choisir entre la section A, littéraire, et C, scientifique. Je pouvais indifféremment opter pour l’une ou l’autre, et j’avais formé le vague projet de faire médecine. Mais cette expression, « lascia le donne, e studia la matematica », laisse tomber les filles et fais donc des maths, me convainquit que l’érotisme, un champ dans lequel je faisais alors mes premières armes avec une certaine Annie M***, correspondait bien mieux à l’option littéraire, et que les mathématiques étaient le refuge des puceaux et des empêchés de l’hémisphère sud.
C’est ainsi que je suis devenu prof de Lettres.
Je n’ai pu par la suite lire quoi que ce soit de Rousseau sans penser aux remords qu’il emporta avec lui en quittant Rome, et qui le hantaient encore quand il rédigeait les Confessions. Quoi ! Cet homme avait méprisé la plus belle fille de Venise, donc d’Italie, donc du monde, et prétendait m’enseigner le gouvernement des hommes (le Contrat social), l’art d’élever les enfants (l’Emile) ou d’écrire un roman par lettres (la Nouvelle Héloïse) ? J’aurais pu élever contre ces ouvrages fameux des objections de fond, dire que le Contrat social est la base de la Terreur et de tous les régimes autoritaires, que l’Emile est l’un des plus grand manifestes misogynes jamais écrits (je me contrefiche que Jean-Jacques ait abandonné ses enfants, d’ailleurs ils n’étaient pas de lui, et James Boswell qui avait engrossé Thérèse une ou deux fois ne s’en est guère préoccupé non plus, l’époque était ainsi), ou que les Liaisons enfoncent définitivement Héloïse dans l’ornière romanesque dont elle n’aurait jamais dû sortir — mais non, toujours l’image charmante de Zulietta, et la débandade du petit Français me reviennent en mémoire.
J’ai connu depuis un mathématicien, médaille Fields, grand puceau devant l’Eternel, qui est la vivante image de ce refus des sens. Même si nombre de mes amis sont des scientifiques chez lesquels je ne soupçonne pas un instant une incapacité à aimer vivement, ce conseil un peu vif de la belle Zulietta, « lascia le donne, e studia la matematica » vient sans cesse s’interposer entre moi et Rousseau.
J’ai fini par tout lire du grand homme. Mais j’ai tout lu à la lumière de cette impuissance, faute majeure à mes yeux — enfin, aux yeux du jeune adolescent que j’étais alors, et que je suis resté, disent les méchantes langues, qui n’ont pas toujours tort.
Jean-Paul Brighelli
PS. Le début de cette chronique est inspiré d’une nouvelle écrite en 1777 (et remaniée en 1812) par un savant dessinateur et graveur qui n’a donné à la littérature que ce chef d’œuvre — pour lequel je sacrifierais sans peine tout le fatras philosophique du plus célèbre Genevois depuis Calvin, ce qui n’est pas grand-chose. Bravo à ceux qui l’identifieront.