Un quarteron de spécialistes qui n’ont jamais fait classe, ou pas vu un élève depuis des lustres, plaide donc depuis deux semaines pour une suppression des notes. À l’école primaire d’abord, et plus loin si affinités.
Ils devraient se renseigner. Voilà vilaine lurette que les professeurs des écoles, comme ils disent depuis qu’« instituteur » est passé de mode, utilisent des systèmes alternatifs, pastilles de couleur, ceintures distinctives, petites croix dans des petites cases… C’est qu’ils évaluent non plus des savoirs mais des compétences — toujours « en cours d’acquisition », ce qui laisse de l’espoir aux « géniteurs d’apprenants », — les parents, dans la langue des IUFM. Le meilleur des mondes est déjà là.

Que les chantres du laxisme (ainsi les sociologues François Dubet ou Marie Duru-Bellat, inspirateurs du prochain programme du PS sur l’Education, dont le but évident est d’empêcher le retour vers la gauche de tous les enseignants qui ont voté au centre ou à droite, et si possible d’en perdre encore davantage) applaudissent des deux mains, rien d’étonnant. Et que Camille Bedin, jeune déléguée de l’UMP à l’égalité des chances, ânonne la même chose, en dit long sur le front commun d’une Droite qui ne comprend toujours rien à l’Ecole et d’une Gauche qui s’acharne à la ruiner — unanimisme que symbolisait tout récemment la présence de Bruno Julliard à la journée de réflexion sur l’Enseignement organisée par Jean-François Copé. Mais qu’Axel Khan, inopportunément sorti de ses éprouvettes, fasse chorus, est inquiétant. Que Boris Cyrulnik ou Marcel Rufo, qui traitent chaque jour des souffrances réelles, aient pu croire que les malaises supposés des enfants découlent principalement du système de notation laisse pantois. Soyons courtois, disons que leur bonne volonté a été surprise par les hérauts du pédagogisme, de cette « démocratisation » qui engloutira quelque jour la République, et analysons sérieusement cette protestation amplement relayée par les médias, qui trouvent que Peter Gumbel, autre héraut de la sweet attitude, a quelque chose à dire, puisqu’il n’y connaît rien.

D’abord, tout cela n’a rien de très nouveau. Voilà des années qu’André Antibi, obscur mathématicien toulousain qui a trouvé un bon moyen de se faire une réputation, dénonce ce qu’il appelle « la constante macabre », cette répartition des notes en courbe de Gauss qui, pour tirer un tiers d’élèves au niveau requis, implique que les autres n’y sont pas — grande nouvelle ! Fini, le décourageant « Peut mieux faire », l’outrageant « Doit faire un effort », le sarcastique « Fait-il tout ce qu’il peut ? » des bulletins trimestriels. Désormais, chacun sera d’emblée au firmament. Après le think positive, le grade positive. Je le dis en américain parce que c’est bien d’outre-Atlantique qu’a débarqué cette mode de la self esteem, alpha et oméga des pédagogies nouvelles. Le A-B-C-D-E s’y est réduit à A-B-C, depuis que des étudiants ont attaqué en justice un système scolaire qui, à trop les dévaloriser, les condamnait à rester aux portes de la réussite, dont on sait bien qu’elle procède de la confiance en soi, et pas du tout des capacités…

À noter au passage que les pays qui sont allé le plus loin dans la dulcification du processus pédagogique font aujourd’hui machine arrière. Mais en France, nous sommes plus intelligents : nous suivons ce que les autres actuellement rejettent. Natacha Polony le confirme dans un article du Figaro du 18 novembre dernier : « L’argumentaire de cet appel révèle un étrange renversement de l’ordre des causes: ce n’est pas parce qu’un élève est en difficulté qu’il a de mauvaises notes, c’est parce qu’il a de mauvaises notes qu’il est en difficulté. Les notes, en détruisant la belle confiance du gamin, l’enfermeraient dans l’échec. Et le texte de citer l’inévitable modèle finlandais, où «les élèves commencent à être notés seulement à partir de 11 ans»; en oubliant que la Suisse, le Danemark, la Suède, et même les États-Unis, reviennent peu à peu de ce genre d’utopie. »

Pour parvenir à l’Annapurna de la pensée pédagogiste que constitue cette nouvelle imposture, on a installé trois camps de base.
Le premier — et ça date… — fut le collège unique promulgué par Giscard et Haby. Le regroupement familial, décidé dans la foulée, amena en classe une foule d’enfants dont les acquis de base étaient incertains. Au lieu de les faire progresser jusqu’à ce qu’ils rattrapent leurs petits camarades, on les a plongés dans le bain général : ils n’en ont rien retiré, parce que l’écart était trop important, et ils ont tiré vers le bas les plus fragiles. Toute « démocratisation » forcée amène forcément une baisse de niveau : l’égalité ne se décrète pas, elle se construit — sinon, c’est de l’égalitarisme, qui produit bien plus de différences létales que l’élitisme le plus criant. Aujourd’hui, même cause et mêmes effets, les caïds pourchassent les « intellos », jadis proposés en exemple, et désormais cibles. Les thuriféraires des pédagogies douces sont en grande partie responsables de ces pogroms de bons élèves. Et, par ricochet, responsables aussi de la fuite vers un « privé » dont il n’est pas évident qu’il soit bien meilleur que le « public ». La constante réellement macabre, c’est la montée en puissance, depuis vingt ans, des boîtes de rattrapage et des cours particuliers. Antibi un jour, Acadomia toujours.

Second étage, la loi Jospin de 1989. Singulière façon de fêter le bicentenaire de la Révolution : l’élève, désormais, n’était plus sommé de pratiquer les Lumières pour forger son intellect, il « construisait ses propres savoirs » — chacun sera Pascal ou Condorcet. Pour le moins. Tous mathématiciens, tous philosophes !

Devant la pauvreté des résultats, on choisit de mettre la poussière sous les tapis, si je puis dire, en allégeant les programmes et en déconseillant la dissertation, chargée de trop de contraintes. Mes élèves de classes prépas actuels n’en ont parfois jamais fait de leur vie entière. La commission Ferry, en 1999-2000, entérina cette pédagogie du thermomètre cassé. On voit où ça nous a menés.

Dernier effort dans la course à l’abîme : le culte de l’enfant-roi et du bonheur immédiat. L’effort (et l’évaluation de l’effort) sont déclarés « traumatisants ». Malgré son étymologie, le « travail » sera désormais un chemin de roses sans épines ; on fournira les réponses avec l’exercice, on refera inlassablement ce que l’on a déjà vu, on ne comptera plus que ce qui est bon dans les copies. Que des parents abondent dans ce sens en dit long sur la démission des « éducateurs » qu’ils devraient être — un rôle désormais dévolu aux enseignants, qui se contentaient jusque-là d’instruire, et d’apprécier les résultats. Il leur faut à présent évaluer conjointement les savoirs, les savoir-faire et le savoir-être — par ordre d’importance.

La France, maîtresse de jadis entrée en phase masochiste, passe son temps à regarder ailleurs — en Finlande, par exemple. Parce que les Finlandais, petite nation homogène, sont chargés sans l’avoir demandé de nous donner des leçons, puisqu’ils caracolent en tête des évaluations (notées…) internationales, PISA et compagnie. Nos psychologues institutionnels se gardent bien de dire que toutes les autres stars de ces mêmes classements, Corée du Sud, Singapour ou Russie, pratiquent un enseignement lourdement coercitif et froidement élitiste. Chez nous, la notion même d’élite est suspecte — je l’explique à loisir dans mon dernier livre (1).

Supprimer les notes n’est jamais que l’aboutissement de ces renoncements successifs. Comme le collège unique tarde à porter ses fruits, parce que les élèves — les salauds ! — s’obstinent à rester différents, on les unifiera par l’absence de repères. Comme transmettre des savoirs est un processus long et parfois douloureux, on lui substitue la libre parole, le poncif général, le café du commerce transplanté en milieu scolaire — et on appelle ça pensée argumentative. Et comme une mauvaise note est par essence « traumatisante » (combien de lecteurs ici même sont, sans le savoir, conditionnés par un zéro récolté jadis en dictée ou en maths — c’est sans doute pour cela qu’ils sont là), on supprime d’un trait de plume l’ultime repère.
Le plus éblouissant, dans ce raisonnement, c’est que dans le même temps on persiste à proposer en exemple aux gamins des sportifs hantés de performances, qui sont les références des cours de récréation. Un modèle qui glisse de plus en plus vers la violence, parce que l’absence de repères normés favorise, de fait, les classements intuitifs et la loi de la jungle. À l’arrivée, il en est du bonheur immédiat comme de l’égalitarisme forcé : il génère son contraire.

Comment expliquer aux pédagogues du désastre que leurs pratiques vont exactement à l’inverse de leurs bonnes intentions ? Qu’une école qui n’enseigne pas l’effort et la « distinction », pour parler comme Bourdieu, autorise les débordements les plus extrêmes ? Que la renonciation aux savoirs, au profit des savoir-être, conduit tout droit au laisser-faire ? Et que la démocratisation mal menée, c’est la République menacée ?

Luc Chatel a déclaré qu’il n’était pas question de renoncer aux notes. Poudre aux yeux ou défaut d’information : une foule d’écoles primaires n’en mettent plus. Les instituteurs passent un temps précieux à dessiner des petits bonshommes toujours souriants en marge des cahiers. La primarisation du collège, souhaitée par le PS comme par l’UMP, permettra dans un avenir très proche d’étendre le procédé. Et de proche en proche… Après tout, parmi les signataires de cette pétition figure Richard Descoings, l’inénarrable directeur de Sciences-Po, et le promoteur de l’actuelle réforme du lycée, qui permet d’économiser des bouts de chandelles en faisant de l’enseignement a minima. Et Jean-Michel Blanquer, actuel directeur de la DGESCO (qu’il a méritée pour avoir proposé, souvenez-vous, de payer les élèves qui auraient la bonté de venir en cours…) est très favorable à l’initiative des pétitionnaires : quand on pense que ce malfaisant pèse de tout son poids sur les décisions prises au ministère… Français, encore un effort, et il ne restera rien de vous, dans un grand concert européen dont les bénéficiaires seront les pays à enseignement strict, et même féroce — la Chine par exemple. Voilà vingt ans que l’on se plaint de la fuite des cerveaux. Un peu de patience, et ils ne fuiront plus, parce qu’il n’y en aura plus.

Jean-Paul Brighelli

(1) Tireurs d’élites, Plon.

Pour étayer la réflexion, voici quelques pistes glanées sur le Web. On en tirera les conclusions que l’on voudra, mais si une chose est évidente, c’est que les réformes en cours se font contre les enseignants, trop experts pour qu’on les consulte.

http://tempsreel.nouvelobs.com/actualite/societe/20101116.OBS3048/l-appel-pour-la-suppression-des-notes-a-l-ecole-primaire.html

http://www.lemonde.fr/societe/article/2010/11/19/les-notes-conservent-toujours-un-caractere-approximatif_1442498_3224.html

http://neoprofs.forumactif.net/actualites-f5/appel-solennel-a-la-suppression-des-notes-a-l-ecole-elementaire-t26494.htm

http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2010/10/25/01016-20101025ARTFIG00690-polemique-autour-de-la-possible-disparition-des-notes.php

http://www.rtl.fr/actualites/article/eric-zemmour-plus-de-notes-le-reves-des-mauvais-eleves-7632677354

http://neoprofs.forumactif.net/actualites-de-l-education-f67/les-propositions-detonantes-de-camille-bedin-pour-les-tables-rondes-publiques-education-de-l-ump-031110-t26653.htm