Arthur Rackham (1867-1939), Comment Arthur fut tué par Mordred, 1917

Je vis avec une médiévaliste, spécialiste des écrits modernes inspirés des littératures médiévales. Mis au défi de produire quelque chose dans ce genre si particulier, mais fort populaire, particulièrement au Japon, je m’y suis essayé. Ci-dessous, le début du récit.


« One day a king will come, and the sword will rise again.”
John Boorman, Excalibur, 1981

Pourquoi étaient-ils venus ? Une horde de guerriers puissamment armés, montés sur des chevaux épais dont le galop faisait trembler la terre bien avant l’assaut final, avait fondu sur le petit village. Mais pourquoi ? Il n’y avait là qu’une poignée de gueux, paysans s’échinant à tirer du sol ingrat de maigres moissons, bergers de chèvres — car aucun autre animal domestique n’aurait pu brouter les landes alentour —, pêcheurs dont les morues, découpées en filets, séchaient sur des bâtons tendus entre les masures misérables, ou roussissaient doucement dans des cabanes aux toits pentus d’où émergeait un mince filet de fumée. Pour faire des esclaves ? Mais les assaillants n’avaient épargné personne, tuant indistinctement hommes, femmes et enfants.
C’étaient des hommes de haute taille et aux larges épaules, dont les visages et les bras peints de signes inconnus produisaient une horreur profonde.
Ils n’avaient rien volé : ils avaient mis le feu aux toits de chaume, et les flammes, attisées par la brise qui montait du large, avaient tout dévoré en une heure.
Ils avaient ri, devant les postures inutilement menaçantes des manants qui avaient voulu résister. Ils avaient ri, puis ils les avaient embrochés sur leurs lances, ou décapités à la hache et à l’épée. Quelques-uns étaient descendus de cheval, et avaient violenté quelques femmes — mais sans y mettre un soin particulier, d’autant qu’ils étaient vêtus de hauberts de fer, et que ce n’était pas bien pratique. Il s’agissait surtout de les étonner, de leur faire croire qu’elles seraient seulement violées, mais en les égorgeant pourtant en même temps. Ils avaient ri à nouveau, inondés du sang de leurs victimes.
Ils avaient pris un soin extrême à sacrifier les enfants, même les nourrissons, jetés dans les brasiers.
L’homme qui paraissait le chef, vêtu d’une armure noire et d’un casque enveloppant qui ne laissait voir que deux braises flamboyantes au milieu d’un visage de fer, avait donné le signal du départ en levant haut son épée, et ils étaient remontés au grand galop de leurs destriers vers le plateau qui s’étendait des hautes falaises noires, au-dessus de l’océan infini, en direction de la forêt lointaine qui les avait vomis et les avait ravalés.
De leur passage il ne restait plus rien qu’une colonne épaisse de fumée, que le vent de la mer chassait vers les terres, et l’odeur écœurante de la chair qui se calcinait.



La longue ligne noire des falaises barre l’horizon. Une ligne continue où l’on ne discerne plus la trouée de la rivière, qui au fil des siècles a troué le basalte sombre. Dès que l’on est au large, l’encoche dans laquelle est blotti le village disparaît. Les maisons sont groupées autour de l’embouchure, qui forme un petit port naturel à l’abri des vagues ravageuses du nord. Comme elles ont été bâties avec ces mêmes pierres noires, et que les toits sont constitués de larges plaques d’ardoises ramenées des collines, on les perd très vite de vue. Elles paraissent d’abord être enfouies dans l’éboulement, puis l’encoche elle-même s’estompe, et il ne reste que le haut front des falaises sévères, indestructibles.

La longue ligne noire des falaises barre l’horizon. Nous sommes partis ce matin très tôt, je somnolais encore en suivant mon père qui portait la voile, les fils de pêche et les appâts. Il n’y avait encore aucun projet d’aube dans le ciel parcouru de nuages violents. Notre maison est légèrement à l’écart du village, construite dans un creux de l’encoche d’où une petite source s’écoule pour mêler son filet aux eaux rapides de la rivière. Et toute la nuit, j’avais entendu le fracas des vagues, en contrebas. L’idée que nous allions partir sur cette mer tempétueuse me faisait frissonner malgré l’épaisse peau d’ours sous laquelle je me blottissais.
Les vagues entraient dans le port, et j’ai pensé que nous n’arriverions jamais à sortir de l’estuaire. Que les rouleaux de la mer d’Irlande nous rejetteraient impitoyablement sur les rochers de part et d’autre de la passe. Mais mon père s’est penché sur les avirons, comme d’habitude, et le frêle esquif a dansé encore une fois sur la crête des déferlantes. Nous brisions l’écume, nous défiions le vent.
Quand nous sommes enfin arrivés en pleine mer, il a tranquillement mis la voile triangulaire, et nous avons filé latéralement aux falaises. Comme la côte s’enfonce, au sud, nous nous sommes assez rapidement retrouvés en pleine mer, plus loin peut-être que nos coins de pêche habituels. Alors il a abattu la voile, et sans se préoccuper des oscillations de la barque, qui nous faisait danser sur les abîmes liquides, il a lancé ses lignes de fond, solidement accrochées au banc de nage.
Comme appât, il a utilisé de jeunes harengs encore frais. C’est une mer à morues, surtout au printemps, parce qu’elles se rapprochent alors des côtes. Mon père m’a expliqué tout cela, mais je ne sais où lui-même l’a appris : il ne parle jamais de ses parents, ni de son passé. Ni de ma mère, morte quand je suis venue au monde. Je ne pense pas qu’il ait été pêcheur dans ses vies antérieures : il sait lire et écrire, et il m’a transmis son savoir. A quinze ans, je suis bien plus savante que les petits chenapans dépenaillés avec lesquels je joue, me semble-t-il, depuis toujours.
Pour quelle raison mon père m’habille-t-il et me coiffe-t-il en garçon ? « C’est plus pratique, pour la pêche », me dit-il. Mais à vrai dire, a-t-il réellement besoin de moi ? Mon travail consiste à assommer les poissons quand il les remonte dans la barque, à décrocher l’hameçon, et à les jeter dans le grand seau : il pourrait très bien le faire seul. Mais il ne me laisse jamais seule à la maison — qu’y ferais-je ?

Je le regarde qui tient les lignes dans ses mains calleuses, guettant le moment où une tension soudaine lui indiquera ce qui se passe au fond de la mer. Quel âge a-t-il ? Peut-être 45 ans, peut-être un peu plus. Ses cheveux sont encore noirs, mais un filet d’argent coule sur ses tempes. Il a une belle tête facilement rieuse, obscurcie parfois d’un voile profond, qui le renferme sur lui-même : plusieurs fois, quand je m’éveillais dans mon premier sommeil, je l’ai entr’aperçu, dans la lueur des dernières braises de la cheminée, le visage sillonné de larmes. Un jour, sans raison, il m’a dit : « Elle nous manque, tu sais… »
Et quelle fut sa vie avant d’être pêcheur ici ? Chaque fois que je le vois torse nu, se rinçant à grande eau de tout le sel récolté à pêcher les morues, je compte les cicatrices qui parcourent son torse, son dos, ses bras. Il m’a appris à relier entre elles certaines étoiles, pour m’enseigner les constellations. Si je reliais les estafilades anciennes dont il est tout cousu, je dessinerais la carte d’un pays imaginaire que j’ai appelé Fatherland, mais dont j’ignore l’emplacement et l’histoire. Ces cicatrices sont comme les runes qu’agite la vieille sorcière du village : chargées de significations, mais incompréhensibles.

La longue ligne noire des falaises barre l’horizon. Nous partons presque tous les jours à la pêche, de la nuit vacillante jusqu’au matin frileux. Alors seulement il ramène les lignes, et nous rentrons. À la maison, je découpe les filets de poisson que nous mettons pour moitié au sel, et pour moitié au fumoir qui prolonge la maison. Nous rejetons à la mer en général tous les poissons plus courts que mon bras — tout en gardant quelques petites prises pour appâter les lignes du lendemain.
Ce sont parfois de vrais monstres que mon père remonte des abysses. Des morues principalement, il y en a tant qu’on a parfois l’impression que l’on pourrait marcher sur les eaux. Mais aussi des bars attirés par les alevins, ou des saint-pierres, qui portent sur leur flanc la trace des doigts du disciple favori de Jésus. Ou parfois des flétans, quand ils reviennent des profondeurs. Tous les gros poissons qui guettent les petits merlans, les harengs maladroits, les tacauds bêtes à bouffer des algues.

Par les jours de tempête, quand il est absolument impossible de sortir, mon père m’emmène loin du village, au nord, là où commence la forêt impénétrable. Nous ramassons autant de bois que possible, pour nous chauffer et pour fumer les poissons. Poussent là de grands hêtres, des arbres qui ont dû voir naître le Christ et peut-être même Moïse, tant ils sont hauts. Nous rentrons pliés sous la charge, mais sans bois, comment survivre ? Nous avons pris à la forêt le bois des charpentes pour nos pauvres maisons, le bois des planches pour les barques, pour les manches des houes avec lesquelles nous bêchons les rares coins de terre arable, pour y faire pousser des oignons — la base de notre alimentation avec le poisson fumé ou salé. Nous n’avons jamais eu faim, et à ce que dit mon père, nous avons bien de la chance, dans cette terre du Nord dévastée par les guerres. Il paraît en savoir long sur ce sujet, mais il ne me raconte rien. Ce sont les autres villageois qui m’ont parlé des Vikings, qui attaquent la côte nord de l’Angleterre, ou des Pictes qui parfois se font entendre dans les hautes futaies de la grande forêt, sans jamais apparaître.

La longue ligne noire des falaises barre l’horizon. Le grand seau est presque plein. Il y a des jours, comme ça, où les poissons ne se font pas prier — même si je prie souvent la Vierge pour que les morues mordent à l’hameçon. J’ai hâte de rentrer. Il fait un froid encore perçant, à cause du vent qui passe sur la crête des vagues comme une lame d’épée.
C’est alors que j’ai remarqué, montant de la ligne des falaises, une colonne épaisse de fumée — juste là où s’insère notre village. « P’pa ! » Il s’est tourné vers moi, le regard clair et toujours souriant quand il me regarde, je lui ai montré l’horizon.
J’ai littéralement vu son front se plisser en vagues. Il a froncé les yeux pour mieux distinguer ce que l’on ne pouvait voir. Alors il s’est mis à la barre et a modifié notre cap, de façon à ce que la barque ne revienne pas directement vers la passe du village.
Il nous a fallu peut-être une petite heure pour revenir à quelques toises des falaises noires. Mon père avait abattu la voile depuis un certain temps et il s’était mis aux rames, la barque filait, invisible, entre les creux des vagues. Les brisants, au pied des falaises, nous guettaient.
Le vent rabattait la fumée vers l’intérieur des terres, et je ne voyais plus rien. Mais comme nous nous rapprochions, des bouffées d’odeurs brûlées ont battu les vagues.
Nous avons rasé les falaises noires, ballottés par le flux et le reflux. Mon père a ralenti encore en arrivant au niveau de la digue qui protège le port.

Le village tout entier brûlait. Les toits de chaume étaient déjà entièrement consumés, les poutres transformées en charbons. Et partout, des corps allongés — hommes, femmes et enfants. Les chiens mêmes avaient été tués. Mais des assassins, nulle trace. Quelque chose était tombé sur le village et avait tout anéanti. Une étoile noire peut-être.
Mon père a longuement fouillé les décombres du regard avant d’amener la barque jusqu’à la grève. Il a sauté à l’eau en tenant une écoute, et il a amarré l’esquif à l’un des piquets plantés dans les graviers. « Viens ! » m’a-t-il dit, et j’ai sauté moi aussi.
Nous avons lentement parcouru les rues de terre battue. Tout était mort. Des gens que je connaissais bien, des amis avec lesquels je jouais la veille, avaient été tués. Presque tous avaient le visage fendu, d’un coup d’épée ou de hache. Plusieurs femmes, partiellement dévêtues, avaient connu un sort bien malheureux avant de rejoindre les leurs au Paradis.

Notre maison est en dehors du village lui-même — il faut prendre un étroit sentier, à flanc de falaise, pour y parvenir. Les agresseurs, quels qu’ils soient, ne s’y étaient pas risqués, et nous avons tout trouvé en ordre.
Alors j’ai vu une chose insensée. Devant la cheminée il y avait une très large dalle de pierre, sur laquelle pouvaient tomber sans risque les charbons et les escarbilles projetés par le feu dans l’âtre. Une plaque de pierre épaisse de trois doigts, large de quatre pieds, longue de six. Il a glissé ses deux mains sous la pierre, et l’a soulevée comme une plume. Je n’avais jamais rien vu de plus beau.
Il y avait dessous un large creux dans la terre battue, et dans ce creux un coffre ouvragé, imposant, de bois et de fer, qu’il a saisi par ses deux poignées latérales et qu’il a arraché de son berceau. Il l’a ouvert. À la surface, il y avait un paquet de chiffons, allongé. Mon père s’en est saisi, et a déshabillé cette forme en arrachant les guenilles qui l’enveloppaient.

J’ai su après coup que je savais ce que cachait la pierre. Que je l’avais en quelque sorte toujours su, tout en l’ignorant.

Il a dégagé un étui de cuir dont il a tiré une épée longue de trois pieds à peu près, large de trois pouces, prolongée d’une garde solide dont la base dessinait une croix. Le métal brillait dans l’ombre de notre chaumière — il semblait littéralement produire de la lumière. Puis de cette malle que je n’avais jamais soupçonnée il sortit une cote de mailles — j’en avais vu sur les soldats royaux qui parfois poussaient jusqu’au village, buvaient un coup et repartaient.
Il l’enfila très vite, puis se signa en embrassant la garde de son épée.
« Reste ici », m’a-t-il ordonné. « Ne bouge pas. » Et il s’est jeté dehors, l’épée à la main.
Je n’ai pas obéi, bien sûr — ou comment serais-je aujourd’hui en mesure de raconter ce qui s’est passé ensuite ?


16 commentaires

  1. De l’importance du poisson, dans le « début » de cette « fin » –
    sans doute normal en un mois d’Avril, d’autant qu’il est rare qu’un Urbi s’éteigne un lundi de Pâques :

    « morues, harengs, bars, saint-pierre, alevin, flétans, merlans, tacauds » ;
    « il y en a tant qu’on a parfois l’impression que l’on pourrait marcher sur les eaux ».

    Jusqu’au à la découverte du chaos (en attendant « la suite »).

    Un « début » narré par une qui  « A quinze ans » se dit « plus savante que les petits chenapans dépenaillés… ».
    Un « début » avec bien des fils à tirer :
    mer d’Irlande,
    noires armures, noires falaises, basalte, ardoises,
    Vikings et Pictes,
    Excalibur, longue Epée…

  2. Je vis avec une médiévaliste, spécialiste des écrits modernes inspirés des littératures médiévales. Mis au défi de produire quelque chose dans ce genre si particulier… je m’y suis essayé.
    =========================================================

    i) un couple dans lequel on se lance des défis…Plus exactement,il est question d’un défi de l’une à l’un.

    ii) souvent quand on lance un défi, c’est accompagné d’une formule plus ou moins équivalente à: « j’ parie que t’es pas cap »

    iii) l’enjeu ?

    iv) répondre:ben non j’suis pas cap ne semble pas avoir été envisagé comme possible

    v) « je m’y suis essayé. » (et non:j’ai relevé le défi.)

    PS Cela n’a rien à voir, mais chaque fois que j’entends parler d’une femme qui baigne (mentalement) dans une atmosphère de chevalerie, je pense à Mathilde de la Mole;je ne retrouve pas le passage où elle songe à ses illustres ancêtres,avec leurs épées et toute leur quincaillerie, mais je me souviens bien que le boulot de Julien, c’est de subjuguer.

    « Ici, c’est un démon que je subjugue, donc il faut subjuguer. »
    LXI

    Lui faire Peur.

    Mathilde

    Etre dans une véritable bataille, une bataille de Napoléon, où l’on tuait dix mille soldats, cela prouve du courage. S’exposer au danger élève l’âme et la sauve de l’ennui où mes pauvres adorateurs semblent plongés, et il est contagieux cet ennui. Lequel d’entre eux a l’idée de faire quelque chose d’extraordinaire ? Ils cherchent à obtenir ma main, la belle affaire ! Je suis riche et mon père avancera son gendre. Ah ! pût-il en trouver un qui fût un peu amusant !

    XLI

    L’empire d’une jeune fille.

    • (Y’en a des qui refusent de céder – cf Stendhal…
      comme d’autres qui jouent à « t’es pas cap » ! – ce qui d’ailleurs conserve, ou à peu près, en bonne forme !)

  3. pour y faire pousser des oignons
    ^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^^

    Une traduction moderne

    Exeter Book Riddles 25

    I am a wonderful thing, a pleasure
    to women, useful to the neighbors—
    I am harmless to the villagers,
    except to my slayer alone.

    My shaft is lofty, I stand over the bed,
    shaggy below someplace or other.

    Sometimes a churl’s daughter,
    proud-minded woman, quite sexy,
    dares to grapple me,
    molesting me by the redness,
    ravishing my head,
    affixing me in her fastness.

    She feels my fucking
    right away, she who
    approaches me,
    a woman with braided locks.
    Her eye will be wet—

    https://oldenglishpoetry.camden.rutgers.edu/uncollected-assorted-oe-poems/

Répondre à Lormier Annuler la réponse

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici