Pedro Cordoba
mercredi 18 avril 2007.

Monsieur le Directeur et cher collègue,

J’ai pris connaissance, avec un certain retard et beaucoup d’amusement, de la lettre que vous avez adressée, avant votre éviction de la Présidence de la CDIUFM, à Monsieur le Directeur du journal Le Monde et qui a été publiée sur le site des Cahiers pédagogiques.

Ainsi donc lorsque ce quotidien, qui avait adopté jusqu’ici un point de vue unilatéralement favorable aux IUFM, se permet de laisser, pour une fois, la parole à leurs victimes, vous ressentez « stupéfaction », « amertume » et « colère ». J’en suis fort aise et vous demande de ne pas me compter de façon « inconsidérée » parmi « tous » ces « membres de la communauté éducative » qui, à vous en croire, partageraient votre avis. Bien au contraire, je suis persuadé que l’immense majorité des universitaires qui « participent à la formation des enseignants » souscrivent entièrement le point de vue exprimé par MM. Barthélémy et Calagué. Et que ce dernier reflète très exactement l’opinion des stagiaires, telle que j’ai eu maintes fois l’occasion de l’entendre de la bouche même de mes anciens étudiants lorsque, après avoir réussi le concours, ils se trouvent prisonniers de l’ univers kafkaïen de ces paillotes de la pédagogie dont vous avez présidé, jusqu’au 12 septembre, la Conférence des Directeurs.

Vous criez au scandale parce que Le Monde ose mettre face à face Monsieur Philippe Meirieu, « chercheur mondialement connu » et deux « ex-stagiaires » qui « ne représentent qu’eux-mêmes ». J’ai lu un grand nombre de publications de l’ancien directeur de l’INRP, récemment nommé directeur de l ’IUFM de Lyon malgré le vote négatif de son Conseil d’administration. Je n’y ai trouvé qu’un tissu d’âneries. Et je trouve fort réconfortant que de jeunes agrégés refusent de participer à la symphonie mondiale des braiments en quoi consistent les prétendues « sciences de l’éducation ».

Vous avez cependant raison sur un point : les griefs exprimés par ces deux collègues – dont, si je comprends bien, vous regrettez qu’ils soient professeurs – sont en effet d’une grande « banalité ». Rien d’original dans leurs propos : ils recoupent d’innombrables prises de position analogues dont vous me permettrez de citer celles d’un très grand savant récemment disparu et d’un homme politique assez connu, situés aux deux bouts du large spectre qui va de l’extrême-gauche humaniste à la droite civilisée. Dès 1991, Laurent Schwartz lançait cet avertissement prophétique (ou simplement lucide) : « Si le développement des IUFM se poursuit comme il a commencé, il mènera l’enseignement secondaire à un désastre sans précédent dans son histoire ». Quant à François Fillon, alors ministre de l’Enseignement supérieur, il dénonçait le 17 juin1993 des « structures pernicieuses, aux mains de médiocres ou d’illuminés ». Décidément, loin de ne représenter qu’ eux-mêmes, les deux ex-stagiaires que vous brocardez sont plutôt, et depuis fort longtemps, en très honorable compagnie. Les plaintes dont leur article fait la synthèse se répètent d’année en année dans l’ensemble des IUFM et, enfermés dans leur bulle d’auto-satisfaction, les responsables de la pseudo-formation qu’on y délivre se contentent de faire la sourde oreille. Que, tout d’un coup, on ne puisse plus faire semblant de les ignorer constitue, en cette affaire, la seule nouveauté. Et que Le Monde ait pris l’ initiative de rendre publique l’exaspération des stagiaires est tout à son honneur. Le mur de silence soigneusement édifié par les IUFM pour occulter leur incompétence et leur gabegie est en train de se lézarder. C’est une bonne chose. Car les IUFM sont les établissements les plus opaques de tout le système éducatif et c’est sous ce « voile d’ignorance » d’un nouveau type, tissé par l’intimidation et le chantage, qu’ils ont pu, depuis leur création, dilapider l’argent public dans une entreprise, heureusement peu réussie, de décervelage systématique des futurs professeurs. En toute impunité jusqu’ici. On commence à entendre enfin, au banc des galériens, la révolte qui gronde. Cela vous fait peur et nous sommes très nombreux, croyez-moi, à nous en féliciter.

Vous reprochez aux deux auteurs incriminés de ne pas parler de « l’année de préparation au concours ». La chose se comprend aisément : en tant qu’ agrégés, ils n’ont pas eu à subir l’effarante bêtise de la « formation-IUFM » jusqu’à arriver en année de stage. Ils ont été secoués, on le serait à moins. Mais de cette « première année », parlons-en. Je suis bien placé pour ce faire puisque je me suis occupé, jusqu’à cette rentrée 2002, de la préparation au Capes d’Espagnol. Si cette année de préparation – dont vous vous attribuez indûment le mérite – fonctionne assez bien, c’est justement parce que les IUFM n’ont pratiquement rien à y faire. Vous le savez aussi bien que moi : toujours incapables, après plus de dix ans d’ existence, de remplir la mission qu’ils ont voulu s’attribuer par pur appétit de pouvoir, les IUFM se contentent de sous-traiter à l’Université les cours que l’incompétence de leurs enseignants leur empêche d’assurer. Et ils se limitent à intervenir dans le cadre de « l’oral professionnalisé » dont vous souhaitez le renforcement. Vous savez sans doute que les Capes de langues, victimes du despotisme de Claude Allègre et de l’OPA des IUFM sur les concours, ont été réformés en ce sens et que ce « nouveau dispositif » s ’applique cette année dans les langues autres que l’anglais. C’est ce qui m’ a amené à refuser de continuer à assurer plus longtemps les cours de préparation au Capes. Non seulement parce que je désapprouve cette orientation, mais parce que je considère qu’il y va de mon honneur personnel et de celui de l’Université tout entière. Le cours que j’aurais dû assurer – sur l’Inquisition en Espagne entre 1478 et 1561 – impliquait que je consacrasse tout mon été à le préparer. J’aimerais que vous me citiez, parmi tous les enseignants d’Espagnol qui peuplent les IUFM de France et d’ Outre-Mer, le nom d’un seul collègue capable de se charger d’un tel cours. Or d’après les nouveaux coefficients, il « vaudrait » DOUZE fois moins ( !) que le carnaval d’inepties, toujours identiques à elles-mêmes et n’exigeant donc aucun effort de préparation, débitées par les enseignants de l’IUFM dans le cadre de la préparation à « l’oral professionnel ». Je refuse d’être payé par un établissement qui méprise à ce point mon travail. Il y a dans tout hispaniste un hidalgo qui sommeille. Celui qui dormait en moi n’a pu supporter un affront qu’on aurait, en des temps où les mours étaient plus rudes et l’honneur plus chatouilleux, dû laver dans le sang.

Est-ce ainsi qu’on préservera ce « haut niveau scientifique » qui est, d’ après vos propres termes, « de plus en plus nécessaire » dans la formation des enseignants du second degré ? Et quand arrêterez-vous de confondre, comme un mauvais élève de mathématiques en collège, le nécessaire et le suffisant ? Qu’il ne suffise pas de maîtriser la discipline qu’on doit enseigner pour être un bon professeur, tout le monde en convient. Mais qu’on ne puisse enseigner ce qu’on ignore relève du simple bon sens, la chose du monde la moins partagée au sein des IUFM. C’est pourquoi les concours doivent d’abord permettre de s’assurer que les futurs professeurs ont un niveau minimal dans la matière qu’ils sont censés enseigner. Je dis bien un « niveau minimal » et non pas, comme vous, un « haut niveau scientifique », expression qui déclenche l’hilarité chez tout universitaire connaissant, à son grand dam, le niveau déplorable des nouvelles fournées de licenciés, incapables, pour beaucoup d’entre eux, de distinguer un pronom d’un adverbe ou de comprendre le sens littéral d’une page écrite en un français un peu plus soutenu que celui qu’on parle à Loft Story. C’est seulement ensuite, une fois remplie cette condition nécessaire, qu’il faut se poser la question de la formation pratique des enseignants. Car il est vrai que le savoir ne suffit pas lorsqu’il s’agit d’en transmettre à des élèves les rudiments. Il y a tout un art de la pédagogie – la vraie pédagogie – qui suppose, comme tout art, un talent inné et énormément de pratique sur ce métier où il faut constamment remettre son ouvrage. Cela s’acquiert lentement, au contact de maîtres expérimentés, enseignant dans de vraies classes face à de vrais élèves, et non pas en ingurgitant les niaiseries jargonnantes que tiennent aux malheureux stagiaires pris en otage de pseudo-formateurs qui n’ont jamais enseigné ou qui ont trouvé refuge dans les IUFM parce qu’ils étaient incapables de le faire.

Comme tous ceux qui ont intérêt à empêcher un débat, vous le décrétez obsolète. La « querelle entre les tenants du savoir et les tenants du pédagogisme est, dites-vous, d’une rare stupidité ». Ce qui est profondément stupide, c’est de vouloir supprimer le nécessaire au prétexte qu’il n’est pas suffisant. Sachez en tout cas, qu’en ce qui nous concerne, cette polémique ne cessera que le jour où nous vous aurons réduits au silence. Les choses se présentent un peu mieux aujourd’hui, mais beaucoup d’eau doit encore couler sous le pont Mirabeau.

Votre position est claire : vous stigmatisez les agrégés parce qu’ils se cabrent face au discours de la bêtise et vous béatifiez les professeurs des écoles, les professeurs d’EPS (en oubliant au passage qu’il y a aussi des agrégés dans leurs rangs) et ceux de l’enseignement technique et professionnel dont vous pensez, à tort, qu’ils sont tous plus malléables. Au nom de quoi ? Les fameuses « exigences du métier d’enseignant de lycées et collèges aujourd’hui » que vous avez vous-même définies et qui consistent à confier aux professeurs la noble mission d’enseigner l’ignorance : l’ agrégation est en effet assez mal adaptée à cet objectif et c’est pourquoi elle est, depuis le début, dans la ligne de mire des IUFM. Il est sans doute vrai qu’on rencontre moins de difficultés au cours du stage si on a, par avance, renoncé à enseigner, tout en rédigeant force « mémoires professionnels » sur la « mobilité aquatique » et autres « référentiels bondissants ». Que ce soit là un gage de professionnalité, vous me permettrez d’en douter.

L’argumentaire des IUFM se réduit à un leitmotiv : « il faut adapter le métier d’enseignant aux élèves tels qu’ils sont ». Vous passez sous silence un fait élémentaire : les réalités sociales ne sont pas une donnée a priori mais le résultat d’un processus. Je ne nie pas que l’évolution globale de nos sociétés – l’emprise de la télévision ou de la publicité des « marques », l’individualisation des conduites, le développement des loisirs, les replis identitaires, etc. – contribue à forger les élèves « tels qu’ils sont ». Mais justement : la solution ne consiste pas à transformer l’école en un « lieu de vie », ouvert à tous ces vents néfastes de la « modernité ». Il faut, au contraire, la « sanctuariser » en ritualisant fortement son accès. Avez-vous vu que les « jeunes » les plus violents de nos cités s’ amusent à saccager des mosquées ou même des églises ? Non. Eh bien, c’est dans ce sens-là qu’il faut transformer les établissements scolaires : en faire des sanctuaires du savoir et non pas des annexes de caves à tournantes, castagnes à répétition et trafics plus ou moins juteux.

Vous oubliez surtout, en mettant constamment en avant les « élèves tels qu’ ils sont », l’énorme responsabilité dont vous êtes les seuls à porter le fardeau. Car si les élèves « tels qu’ils sont » s’avèrent incapables de suivre au collège, au lycée et à l’université, un enseignement digne de ce nom, c’est bien parce qu’ils ont été « rendus tels » par la démolition systématique de l’école primaire à laquelle les Écoles normales puis les IUFM se livrent depuis vingt-cinq ans. L’école primaire a toujours accueilli tout le monde. Où sont donc les fameux « nouveaux publics », issus de la « démocratisation » du système éducatif et qui empêcheraient qu’on puisse enseigner à lire, écrire et compter à tous les élèves de France ? Une chose est claire cependant : si on interdit aux maîtres d’école d’enseigner l’ orthographe, les élèves ne connaîtront pas l’orthographe ; si on interdit aux maîtres d’école d’enseigner les verbes irréguliers ou les passés simples, les élèves ne connaîtront ni les verbes irréguliers ni les passés simples ; si on interdit aux maîtres d’école d’enseigner des unités plus grandes que le mètre ou la multiplication et la division des nombres décimaux, les élèves ne connaîtront pas les unités plus grandes que le mètre ni la multiplication ou la division des nombres décimaux. Car ce n’est pas en « apprenant à apprendre » qu’ils vont apprendre ces choses-là. Et ils traîneront cet handicap du collège à l’université, ces élèves « tels qu’ils sont » ou, plus exactement, tels que. vous les avez fabriqués avec une obstination digne d’une meilleure cause. Et ce sont évidemment les plus démunis du fait de leur milieu familial qui verront, à chaque palier, s’ accroître les difficultés jusqu’à sortir du système éducatif sans aucune qualification ou en possession d’un pseudo-diplôme bon à mettre au cabinet. Après le bac, c’est maintenant le tour des licences, devenues des diplômes de premier cycle que beaucoup d’étudiants, qui n’auraient jamais dû entrer à l’Université, finissent pas décrocher à grands coups de « capitalisations », de « compensations » et de « validations ». Où pensez-vous vous arrêter ?

C’est bien pourquoi nous sommes de plus en plus nombreux, parmi les professeurs de tous grades et tous niveaux d’enseignement, à réclamer LA MISE HORS LA LOI DES IUFM.

Vous trouverez sans doute que mon texte est, lui aussi, « un brûlot outrancier ». Je n’en ai cure : je dis ce que je pense, sur le ton le mieux adapté à ma propre colère. Il y a de nombreuses questions, très importantes, que je n’ai pu aborder : par exemple les rapports du Comité national d’ évaluation, la réforme du concours de professeur des écoles ou la question des masters professionnels. Mais je vous défie de trouver, dans les lignes qui précèdent, une seule « contre-vérité ».

Il est vrai qu’une réflexion didactique fondée sur les disciplines peut s’ avérer utile aux professeurs. A condition de ne pas se limiter à cette « transposition des savoirs » qui, mettant la charrue avant les boeufs, s’ acharne à enseigner des bribes de thèmes à la mode dans certains secteurs de la recherche universitaire à des élèves qu’on a par ailleurs rendus incapables d’avoir accès aux savoirs les plus élémentaires. Je n’ignore pas non plus qu’il y a, au sein des IUFM, des professeurs compétents : ils sont en règle générale marginalisés par « l’Institution » (selon le terme assez grotesque que vous utilisez pour parler de vous-mêmes) et soumis à de multiples brimades : on n’aime guère, dans votre milieu, les « dissidents ». Il y a aussi un grand nombre de « formateurs » et d’« éducateurs » de bonne foi, qui croient ouvrer au bien des élèves et des futurs professeurs : ils font partie de ces « âmes pieuses » qui foulent en cohorte, sur le chemin de l’enfer, le pavé déjà bien battu des bonnes intentions. Ils me font penser à ces fins esprits, parmi les meilleurs d’une époque, qui, au nom d’un idéal utopique, ont pendant des années, et parfois toute une vie, avalé, au sein des Partis communistes, d’innombrables couleuvres et sacrifié leur intelligence et leur culture à des pratiques qui leur répugnaient intimement. Le réveil est toujours dur en ces cas lorsque, en se regardant au miroir du réel, on est bien forcé de se demander : comment ai-je pu être aussi con ?

Et encore ces hommes et ces femmes qui ont, avec courage, embrassé la cause du communisme avaient-ils l’excuse d’être portés par un immense espoir de justice qui n’avait pas encore subi le verdict de l’histoire. S’obstiner à prôner des niaiseries dont tout le monde peut constater les conséquences qu’ elles ont eu sur le système éducatif américain et celles qu’elles ont déjà en France, c’est ajouter la persévérance à l’erreur. On disait autrefois qu’ il fallait y voir la main du Diable. Contentons-nous d’y reconnaître cette « bêtise au front de taureau » dont Nietzsche avait compris qu’elle allait dominer notre siècle.

Une question pour finir. Vous avez été vous-même un excellent professeur. Un de mes collègues se souvient avec émotion de vos cours d’ancien français. Comment avez-vous donc pu soutenir le projet de réforme du Capes de Lettres modernes qui prévoyait de supprimer cette discipline dans la maquette du concours ? Est-ce vraiment le modèle du « nouvel enseignant » de français que vous souhaitez : ignorant l’histoire de sa propre langue et incapable de lire la Chanson de Roland , les romans de Chrétien de Troyes ou les poèmes de François Villon ? Et à qui destinez vous, dans ces conditions, votre édition informatisée du Dictionnaire critique de l’abbé Féraud ? Très franchement, qu’êtes-vous allé faire dans cette galère ?

Vous vous tromperiez lourdement en imaginant que le point de vue ici exprimé est celui d’un individu « qui ne représente que lui-même ». J’espère que vous aurez bientôt l’occasion de le constater à vos dépens.

En attendant, je vous prie de croire, Monsieur le Directeur et cher collègue, à mon entier dévouement à la cause de l’Éducation nationale.

Pedro Cordoba

Fils d’ouvrier immigré ayant appris le français à l’école primaire du temps où les instituteurs avaient le droit de l’enseigner

Ancien élève de l’ENS

Agrégé de l’université

Docteur en Études hispaniques

Maître de conférences à l’Université de Reims

Membre des jurys de l’agrégation d’espagnol et du concours d’entrée à l’ENS

Président de l’Association « Reconstruire l’École ».