Gisèle Freund (1912-2000), Simone de Beauvoir surprise dans la rue, c.1960

D’aucuns se souviennent peut-être du premier chapitre d’un roman en cours sur les amours (contingentes ? nécessaires ?) de Simone de B*** et d’Albert C***, publié il y a quelques mois sur Bonnet d’âne. Pure fiction, dirent les uns. Mais ô combien probable, à mon avis… Voici la suite.

Tu es en nage. Tu veux un peu de fraîcheur. Alors tu te lèves et tu vas à la fenêtre, complètement nue. Tu colles ton ventre aux carreaux glacés. Deux hommes passent en bas, ils discutent, de la buée s’échappe de leurs lèvres. S’ils levaient la tête, ils te verraient, épinglée à la vitre, tes seins légèrement écrasés sur le verre, le triangle fatal au bas de la croisée.
Il vient à toi, derrière toi, il t’ouvre et te pénètre comme il t’a pénétrée tout à l’heure, et tu tends les reins pour qu’il aille plus loin encore.
Il ne t’a pas fallu longtemps pour jouir, déchirée par un orgasme insensé.
Alors il te ramène au lit, et la même danse horizontale reprend.

Il a joui à son tour, dans ta bouche. Tu as toujours adoré ça, dérision de toutes les hosties que tu as avalées, quand tu étais plus jeune. « Amen », dis-tu en relevant la tête. Il rit. Il a tout compris de toi en une heure. L’amour physique rend transparent.

Enfin, te retourner à demi appuyée sur le coude, lui montrer ton dos, encore une fois, le laisser seul dans sa cigarette, juste pour regarder l’heure au cadran de la montre-bracelet posée sur la table de nuit… Quelle dose de trahison dans ce quart de tour sur toi-même qui ne lui a pas échappé : « Il est l’heure ? » demande-t-il — ou dit-il, tu ne sais pas si sa voix montait ou restait égale. L’heure de partir, l’heure de mourir, l’heure de retrouver ton pas sur le glabre bitume de Saint-Germain, et ce sera la lente remontée vers le Montparnasse et la chambre d’hôtel où t’attend S.. Toi qui lui as toujours tout dit, tu sais déjà que tu tairas cette rencontre, que tu ne raconteras pas ton sexe liquide, ton anus dilaté, et ces spermatozoïdes vitriolés dans ton estomac… Tu ne lui diras rien. Il ne le prendrait pas bien. C. est l’angle mort de S..
Vous avez toujours merveilleusement respecté le Pacte. Tu lui racontais dans le détail les caresses sur ton corps, les détails anatomiques les plus confidentiels, qu’il vérifiait avec minutie lorsque tu lui passais telle ou telle de tes conquêtes féminines — la courbe exacte d’un sein, l’odeur d’un sexe, les toisons plus ou moins exubérantes. Ou même quand c’étaient des hommes, la cambrure de leur phallus, leurs halètements de bûcherons, la façon dont ils te saisissaient par les cheveux en s’enfonçant en toi — tu lui as tout dit.
Mais pas ton abolition dans les bras de C. D’autant qu’il y a peu de chances que cela se répète. Comment dit Algren déjà ? One shot. Voilà, ce sera One Shot

Tu mens. Tu n’as pas honte ? Toute cette éducation chrétienne pour que tu mentes à quarante ans ? Ou bien ne sont-ce pas justement ces confessions répétées, ces fréquentes communions, tout l’arsenal de la foi, qui t’ont donné cette aptitude au mensonge… Parce qu’à l’instant même où tu rédiges mentalement ces bonnes résolutions, tu ne penses qu’à te retourner, saisir encore une fois C. par le milieu du corps — ton désir attrapé par sa queue, aurait dit Pablo ! Et tu attends comme une collégienne qu’il articule la phrase fatale : « Quand nous reverrons-nous ? » Jamais ! Jamais ! Si S. le sait…
Inégalité des conditions. J’ai peur que S. le sache, C. se fiche pas mal que l’une ou l’autre des femmes de sa vie le sache. Je crois même qu’il a toujours laissé filtrer, à petites touches, par de fausses maladresses, des confidences sur ses conquêtes auprès des autres rien que pour voir ce que cela ferait — si elle irait se jeter dans le canal Saint-Martin, comme la femme de son dernier roman, si beau, qu’il vient de te faire lire sur épreuves, ou plus prosaïquement chercher l’oubli dans les barbituriques, comme son épouse. Il est un monstre — vite, me tourner vers lui et le bouffer de baisers…

Tu n’as jamais été si totalement comblée — pas même par les mains d’O. On ne sait jamais ce que l’on va trouver dans la culotte des hommes. Certes, ses yeux, son intelligence, cette calvitie qui le propulse en avant, et ses fesses rondes… Mais aurais-tu pu savoir ?…
Comblée — et pourtant tu achèves ton mouvement, tu regardes l’heure, et tu te redresses, tu t’assoies sur le bord du lit. Tu es, curieusement, pleine d’énergie et tout à fait épuisée. Quelque chose te tire en arrière, ton esprit déjà part en avant, tu restes quelques instants sur le point d’équilibre, et finalement tu te lèves. Tu ne te précipites pas sur ta culotte ou ton soutien-gorge, tu marches jusqu’à la fenêtre, tu regardes les lampadaires déjà allumées, il est bien six heures du soir, les gens se pressent en serrant leur manteau contre eux, parce que la bise et parce que la pluie… Tu sais qu’il regarde tes fesses, tu te cambres imperceptiblement, et tu aimes en cet instant les lui montrer, se refermant doucement sur leur secret, même si tu sens encore en toi la barre qui les a fendues tout à l’heure.

Tu n’as pas honte ? Avoir attendu si longtemps pour découvrir que tu aimais la sodomie et les fessées… Réaliser surtout qu’aucun des hommes de ta vie, et aucune des femmes, n’ont osé passer ce seuil — mais quelle bande d’empotés !
Tu te lèves et tu reviens à la fenêtre, la rue est parfaitement déserte, cette fois. Tu regardes C. avec tes fesses, un très fin courant d’air amène jusqu’à toi l’odeur de sa cigarette. Tu l’apprécies même pour ce poncif — la cigarette après l’amour ! Tu as envie de te retourner, tu te retournes, il te regardait, il te sourit. Il est irrésistible. Tu es terriblement en retard. Tu…

Une demi-heure plus tard, tu es enfin dans la rue. Ton ventre coule encore, mais le froid et la pluie le resserreront vite. Tu passes ta langue sur tes lèvres pour retrouver son goût. Tu presses le pas ; prends un taxi, ce sera toujours un quart d’heure de gagné ; la marcheuse que tu es a un peu honte, mais ça passe vite, la honte.
C’est l’un des derniers Russes des années 20 qui conduit. Il fume et son tabac est exactement le même que celui de C. Tu t’acagnardes au fond de la banquette. Tu ne penses même pas, ce qui ne t’arrive jamais : C. a fendu ton crâne, ton armure, comme il a fendu ton cul. Tu dégustes.
Et si quand même tu racontais tout à S. ? Pourquoi ne pas le faire souffrir un peu ? Tu souris à l’idée — tu ne le feras pas, il est en plein conflit avec C., il est bien trop intelligent pour comprendre.

Jean-Paul Brighelli

Anna Mouglalis in Les Amants du Flore, 2006

22 commentaires

  1. Sam’ fait penser à « je suis au regret de te dire que je m’en vais… » – « au vent mauvais » : c’est juste l’hiver, et en ce temps là (photo c. 1960), les petites rues de Paris, tristes et grises.

    « Je suis au regret de vous dire », cher JPB, que cette « suite »…
    Une fois de plus entre « le triangle fatal »,
    « l’anus dilaté »,
    les spermatos’,
    et même (évidemment !) « sodomie », « fessée » :

    A « walk on the wild side » ?…*

    On se souvient de la photo de Simone enfilant sa « culotte », bof.
    Et S. « bien trop intelligent pour comprendre »…
    à tel point que quelques années plus tard il ira distribuer la « cause du peuple » – et même jusqu’à Billancourt – et soutiendra le Geismar.

    * Avec un autre A. (Nelson) ; le Castor aurait sans doute beaucoup mieux fait de s’intéresser à Albert C. qu’à S.
    Mais la vie est ainsi faite, etc…

  2.  » Je crois même qu’il a toujours laissé filtrer, à petites touches, par de fausses maladresses, des confidences sur ses conquêtes auprès des autres rien que pour voir ce que cela ferait — si elle irait se jeter dans le canal Saint-Martin, comme la femme de son dernier roman, si beau, qu’il vient de te faire lire sur épreuves, ou plus prosaïquement chercher l’oubli dans les barbituriques, comme son épouse. Il est un monstre — vite, me tourner vers lui et le bouffer de baisers… »
    Mais qui est ce monstre littéraire, C… ? J’avoue que je sèche (mais pas trop connaisseur de la littérature de cette époque … un roman dont un personnage se jette dans le canal St Martin ?… Atmosphère, Atmosphère …)
    Le C… oriente vers Camus (sa femme dépressive)…

     » Tu ne penses qu’à te retourner, saisir encore une fois C. par le milieu du corps — ton désir attrapé par sa queue, aurait dit Pablo ! »

    La « troupe » qui joua cette facétie de Picasso en mars 1944 (une rude période pour tous mais moins rude pour certains) :

    https://www.plkdenoetique.com/le-desir-attrape-par-la-queue-de-picasso/

    les photos par Brassaï furent prises en juin 44 (pas si habile, Brassaï, il a flouté sur la 1ere photo Lacan – à moins de lui prêter une intention délibérée).

    Première rangée : Sartre, Camus, Michel Leiris, Jean Aubier. Debout : Lacan, Cécile Éluard, Pierre Reverdy, Louise «Zette» Leiris, Picasso, Zanie Campan , Valentine Hugo , Simone de Beauvoir, Brassaï

    • @ECHO

      Dans votre lien il y a une deuxième photographie où le visage de Lacan apparait nettement. Je crois plutôt que Lacan a tout simplement bougé au moment de la première prise de vue.

      • Eh non, je vais essayer de remédier à cette omission (j’ai une grande liste de livres à lire ! – et encore, en ne tenant compte que de qui m’attire).

  3. mais quelle bande d’empotés !
    ~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~

    a) Cest plutôt une bonne chose (pour les hommes) qu’il y ait tant d’empotés:ceux qui le sont moins ont plus d’occasions de pécho et repécho.

    b) Il arrive qu’un empoté pique sa meuf à un athlète du plumard.
    C’est ce qui est arrivé au Maestro et il en parle encore.

  4. WTH 28 avril 2025 à 15h02

    Et quand d’ordinaire je me répands en louanges, je n’ai jamais aucun remerciement !
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    Mais si! Pour un commentaire sur le précédent billet, vous avez eu un: « Vous avez tout compris ».

    Seriez-vous terre à terre ?

  5. ton sexe liquide, ton anus dilaté,

    Bruno Le Maire a plagié le Maestro;

    Dilaté comme jamais ? Dilaté jusqu’à quelle taille ?

  6. ces spermatozoïdes vitriolés dans ton estomac…

    vitriolés ? Par quoi ? L’estomac sécrète des acides… mais de l’acide sulfurique ?

  7. Tu es en nage. Tu veux un peu de fraîcheur. Alors tu te lèves et tu vas à la fenêtre…

    Il y a un usage très particulier du « tu  » (et du « vous ») chez la Maestro,pour se référer à un narrateur-personnage;

    Faute de posséder les technolectes adéquats, Lormier ne tentera pas d’aller plus avant.

  8. C. est l’angle mort de S..

    Autrement dit le « punctum caecum »;lui correpond (peut-être) le caecum intestinal de Simone.

    Deux questions se posent.
    Sartre (qui, apparemment, à ce moment du récit, ne l’a jamais fait) enculera-t-il Simone ?

    Sur incitation ? Explicite ?

    En cas d’éjaculation dans l’anus,jusqu’où les sermatozoïdes voyagent-ils ? (Bien sûr,l’anus se referme,mais le sperme dégouline sur la cuisse quand la meuf se lève.

  9. ECHO 28 avril 2025 à 14h33

    » Tu ne penses qu’à te retourner, saisir encore une fois C. par le milieu du corps — ton désir attrapé par sa queue, aurait dit Pablo ! »

    La « troupe » qui joua cette facétie de Picasso en mars 1944 (une rude période pour tous mais moins rude pour certains) :

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    Rien que les noms des personnages constituent tout un programme : ils s’appellent l’Oignon, le Gros Pied…

    L’oignon, toujous l’oignon.

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