Orphée était déjà une vedette quand Eurydice l’a rencontré. Des dons pour la musique. Rock-star des ères légendaires. Mais rien d’autre. Il s’était trouvé une groupie qui le regardait avec les yeux de l’amour — et réciproquement. Closer, me voici ! « Eurydice nous dit : « Je l’aime ! » »
Les dieux (il y avait des dieux, à cette époque) cherchèrent à perfectionner le personnage. Ils lancent sur la route de la jeune fille une vipère qui l’expédie aux Enfers. Désespoir d’Orphée. Il tire de sa lyre, dans les semaines qui suivent, des accents déchirants, délicieux aux oreilles des Olympiens : I’ve been loving you so long I can’t stop now — vous voyez le genre. Pas assez déchirés pourtant, et, du coup, pas assez suaves aux oreilles des Immortels : le poète est désespéré, soit, mais d’un événement qui lui est en quelque sorte extérieur. Pour qu’il aille au-delà de ses dons, pour qu’il fasse pleurer les rochers et gémir à ses pieds les bêtes féroces et même les lecteurs de Causeur, qui sont comme chacun sait des monstres racistes d’extrême-droite sans plus de sentiments qu’une chambre à gaz, il lui faut une bonne grosse dose de culpabilité. Les Grecs avaient compris le truc bien avant les judéo-chrétiens — qui l’ont perfectionné, cela va sans dire.
« Il te suffit, lui soufflent les Dieux, de descendre aux Enfers pour réclamer aux puissances d’en-bas ta bien-aimée trop tôt disparue… » Orphée n’hésite pas, se lance dans une quête insensée, endort Cerbère aux accents de sa voix (Since I’ve been loving you), franchit le Styx et le reste, et obtient de ramener Eurydice à la surface du monde sensible. « Mais attention, prévient Hadès, durant ta remontée vers la lumière, tu ne dois pas un instant te retourner. Sinon tu la perdras à tout jamais. »
Les dieux ne font jamais de cadeau inutile. Orphée n’entend pas, derrière lui, le bruit des pas de l’ombre si chère. Rien. Pluton l’aurait-il trompé ? L’idée fait insidieusement son chemin en lui, il n’y tient plus, il fait volte-face alors qu’il était à deux pas de la sortie…
Tout ce qu’il peut voir, c’est, dans les yeux du beau fantôme, un désespoir palpable, pas même un reproche, tant elle l’aime, tandis qu’une cohorte infernale la tire à jamais en arrière, et la ramène au royaume des ombres. This is the end, beautiful friend — et le début de l’histoire.
Bien sûr, c’est là que voulaient en venir les Dieux. Cette fois, s’il l’a perdue, c’est de sa faute. Deuil et culpabilité. Les accents qu’il tire désormais de sa lyre sont si déchirants — I’m still loving you — qu’il accède enfin au mythe, il devient Orphée pour les siècles des siècles, amen.
La littérature tout entière procède d’un travail de deuil. Les pages noircies sont les linceuls successifs dont on voudrait recouvrir le beau fantôme — les voix chères qui se sont tues, ou, à la rigueur, une blessure narcissique particulièrement saignante : les amateurs qui aiment Maupassant se reporteront avec intérêt à une nouvelle rarement étudiée, « Garçon, un bock ! », dont il est évident qu’elle transpose un traumatisme d’enfance. Parfois, on réussit l’enterrement, et on cesse d’écrire : c’est ce qui explique les réussites éclatantes, et les silences consécutifs, de Laclos ou de Lampedusa. Souvent, en revanche, pour le plus grand bien des bibliothèques, on entasse et on empile les pages et les pages sans parvenir à cacher le cadavre. Plus le cher défunt fut proche (père ou mère souvent, et très tôt disparu — mais ce peut aussi être un ami intime, pourquoi croyez-vous que Flaubert a couru toute sa vie après le fantôme de son ami Alfred Le Poitevin, auquel Maupassant — « mon cher fils », disait Gustave — ressemblait tant), plus on se sent responsable : « Je coûtai la vie à ma mère », dit fort bien Rousseau. Ou Molière, Racine, Rousseau, d’Alembert (sans père car enfant naturel — tout comme Apollinaire, Aragon ou Gary), Sade, Dumas, Sand, Poe, Stendhal, Baudelaire, les sœurs Brontë, Zola, Tolstoï, Dostoïevski, Melville, Nietzsche, Twain, Yourcenar, Cocteau, Camus, Sartre, Pagnol, Sabatier — la liste des orphelins est interminable, même dans des périodes (XIXe ou XXe siècles) où l’on mourait moins jeune qu’autrefois.
Je crois parfois que la stérilité souvent déplorée de notre époque vient de l’habileté de la médecine moderne, qui conserve indûment des parents dont les dieux, plus attachés aux productions de l’art qu’à la survivance des individus, tous interchangeables, avaient pourtant programmé la disparition. Pas un hasard si ces dernières décennies, le Tiers Monde a été plus fécond que l’Europe — on y meurt toujours dru.
On peut d’ailleurs être orphelin très tard. Lampedusa n’avait rien écrit avant la mort de sa mère — il avait déjà 50 ans. Albert Cohen avait tâté de la littérature, mais les grands chefs d’œuvre ont attendu le décès de sa mère, en pleine guerre. Quant à Beauvoir, qu’aurait-elle écrit, si Elisabeth Lacoin (« Zaza ») n’était pas morte en 1929 — et si elle ne s’en était pas accusée ?
Ce complexe d’Orphée évident au cœur de toute littérature, donne même à des poètes médiocres, Lamartine, par exemple, la force d’écrire les Méditations, qui ont de beaux accents. Elvire, merci à vous : Julie Charles a vraiment bien fait de cracher son dernier poumon en 1817. Alphonse avait d’ailleurs légèrement anticipé — le Lac est antérieur de cinq mois au décès de la belle toussoteuse. Et Marie Duplessis, jolie demi-mondaine tout aussi phtisique, a permis en mourant (jeune, c’est mieux) au fils médiocre d’Alexandre Dumas père d’écrire la Dame aux camélias.
Après des décennies de tyrannie de la « structure », peut-être est-il temps que la littérature en revienne à la part maudite ¬— l’autobiographie. Pas l’autobiographie scrupuleuse où pas un bouton d’acné ou de manchettes ne manque, mais l’autobiographie signifiante, celle où un souvenir d’enfance (voir le splendide texte de Pérec sur le sujet — ah, la Shoah, après deux guerres mondiales, nous a bien fourni en écrivains inspirés !), le sentiment d’un manque qui ne se comblera jamais, alimente à jamais la machine à écrire.
Sartre, qui n’était pas un imbécile, contrairement à ce que pensent aujourd’hui des gens qui ne l’ont ni connu ni lu, le dit très bien. Evoquant la disparition de son père, mort de la fièvre jaune quand le petit Jean-Paul n’avait pas quinze mois, il écrit : « La mort de Jean-Baptiste fut la grande affaire de ma vie : elle rendit ma mère à ses chaînes et me donna la liberté ». La liberté, concept-clé chez Sartre, est le don du mort. Et qui n’a pas compris que l’entame célèbre de l’Etranger (« Aujourd’hui, maman est morte ») fait référence au père de Camus — ce père sur la tombe duquel l’écrivain se rendra bien plus tard (il le raconte dans le Premier homme, découvrant un visage plus jeune que le sien, celui d’un inconnu mort de ses blessures en octobre 1914. Etonnant, non, que les deux hommes qui ont écrasé la vie intellectuelle d’après-guerre se soient l’un et l’autre forgés dans le deuil…
L’adversaire de la littérature, c’est la résilience. Heureusement que c’est une fiction : on n’en finit pas d’enterrer ses morts, on les porte avec soi, on les recouvre de pages hâtivement griffonnées, tandis qu’une autre page blanche nous attend, à noircir d’urgence pour recouvrir le cher disparu…
Quitte à effaroucher les âmes sensibles, je crois que le Complexe d’Orphée alimente mon mépris de la mort en général et du Covid en particulier : ma disparition pourrait donner à ma dernière fille, encore jeune, l’élan qui lui permettra de se dépasser. C’est en tout cas une expérience à faire. Parents, sacrifiez-vous pour vos enfants !
Jean-Paul Brighelli
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