La Guerre du Péloponnèse en était à sa première phase. Spartiates et Athéniens avaient commencé à en découdre (430 av.JC) quand la peste frappa Athènes. En fait de peste, on ignore l’identité exacte de la maladie — peut-être le typhus, certainement pas Yersina Pestis. À lire les symptômes, ce pourrait être n’importe quel virus assez semblable, au fond, au petit dernier — à ceci près qu’un tiers de la population grecque en décéda — y compris Périclès —, mettant fin, disent les historiens, à cette brillante civilisation, et ouvrant la voie à la dissolution de la démocratie. Toute ressemblance avec des événements existant ou ayant existé ne serait pas une pure coïncidence.
C’est dans son ouvrage (remarquable, si vous n’avez rien à lire, il est disponible ici dans la bonne traduction de Jean Voilquin) sur la guerre du Péloponnèse que Thucydide raconte l’épidémie (Livre II, 58-54). La similarité avec la situation présente est frappante.
« Le mal, dit-il, fit son apparition en Ethiopie, au-dessus de l’Egypte : de là il descendit en Egypte et en Libye et se répandit sur la majeure partie des territoires du Roi. Il se déclara subitement à Athènes, et, comme il fit au Pirée ses premières victimes, on colporta le bruit que les Péloponnésiens avaient empoisonné les puits ; car au Pirée il n’y avait pas encore de fontaines. Il atteignit ensuite la ville haute, et c’est là que la mortalité fut de beaucoup la plus élevée. »
Origine lointaine, et diffusion implacable dans un réseau de pays déjà inter-connectés — ceux qui croient que la mondialisation est une invention contemporaine devraient étudier l’empire hittite, sur lequel le Louvre a proposé une belle exposition l’année dernière. Toute la Méditerranée vivait en inter-action.
Et rumeur aussi, « le plus vieux média du monde » : la maladie était une arme de guerre enfantée dans un laboratoire chinois lacédémonien… La théorie du complot ne date pas d’hier.
Les symptômes, recensés par Thucydide, diront quelque chose au lecteur d’aujourd’hui : « On était atteint sans indice précurseur, subitement en pleine santé. On éprouvait de violentes chaleurs à la tête ; les yeux étaient rouges et enflammés ; à l’intérieur le pharynx et la langue devenus sanguinolents, la respiration irrégulière, l’haleine fétide. À ces symptômes succédaient l’éternuement, l’enrouement ; peu de temps après la douleur gagnait la poitrine, s’accompagnant d’une toux violente ; quand le mal s’attaquait à l’estomac, il y provoquait des troubles et déterminait, avec des souffrances aiguës, toutes les sortes d’évacuation de bile auxquelles les médecins ont donné des noms. Presque tous les malades étaient pris de hoquets non suivis de vomissements, mais accompagnés de convulsions… »
Quant au déroulement de l’infection… « La plupart mouraient au bout de neuf ou de sept jours, consumés par le feu intérieur… Si l’on dépassait ce stade, le mal descendait dans l’intestin ; une violente ulcération s’y déclarait, accompagnée d’une diarrhée rebelle qui faisait périr de faiblesse beaucoup de malades… »
Bref, cette « maladie, impossible à décrire, sévissait avec une violence qui déconcertait la nature humaine ». « On mourait, soit faute de soins, soit en dépit des soins que l’on vous prodiguait. »
Il n’est pas jusqu’aux querelles de spécialistes qui n’aient pas eu leur place au Ve siècle : « Aucun remède, pour ainsi dire, ne se montra d’une efficacité générale ; car cela même qui soulageait l’un, nuisait à l’autre. » Ils ne connaissaient pas Raoult, les Grecs !
Je m’en voudrais de ne pas souligner l’impact psychologique : « Ce qui était le plus terrible, c’était le découragement qui s’emparait de chacun aux premières attaques : immédiatement les malades perdaient tout espoir et, loin de résister, s’abandonnaient entièrement. Ils se contaminaient en se soignant réciproquement, et mouraient comme des troupeaux. C’est ce qui fit le plus de victimes. »
Et ils ont tout tenté — jusqu’au confinement. Mais voilà : « Ceux qui par crainte évitaient tout contact avec les malades périssaient dans l’abandon » dans leurs EHPAD.
Un espoir, pourtant ? Une possibilité d’immunité ? « Les rechutes n’étaient pas mortelles », précise Thucydide.
Comme on était en guerre, une vraie guerre celle-là, ce ne furent pas les Parisiens Athéniens qui infestaient les campagnes, mais les campagnes qui refluaient vers la ville. Enfin, les obsèques étaient réduites au minimum décent, ou indécent : « Toutes les coutumes auparavant en vigueur pour les sépultures furent bouleversées. On inhumait comme on pouvait. Beaucoup avaient recours à d’inconvenantes sépultures. » Parlez-en à ceux qui ne sont pas autorisés à rendre les derniers devoirs à leurs proches, ni à saluer les défunts, ni à transférer les corps vers des sépultures — parfois à l’étranger — choisies depuis lurette.
Enfin, légère différence enfin avec ce qui se passe en France, où chacun est censé se masturber dans son coin, « la maladie déclencha également dans la ville d’autres désordres plus graves. Chacun se livra à la poursuite du plaisir avec une audace qu’il cachait auparavant. On chercha les profits et les jouissances rapides, puisque la vie et les richesses étaient également éphémères (…) Ce qui importait bien davantage, c’était l’arrêt déjà rendu et menaçant ; avant de le subir mieux valait tirer de la vie quelque jouissance. » Nous n’en sommes pas encore à l’orgie, preuve s’il en fallait que pour le moment nous pensons survivre.
Thucydide ne dit rien de l’enseignement. Mais la vie civile continuait son cours, Périclès, peu avant de mourir, se fend peu après d’un discours mémorable sur la guerre menée contre le virus / les Spartiates, et meurt pour donner l’exemple. Les Anglais ont sauvé la vie de Boris Johnson, il serait beau que l’un de nos dirigeants français — je n’ai pas de préférence — montre l’exemple. Certains ministères sont déjà infestés, mais pour l’instant les ministres, même contaminés, résistent. Ce n’est pas ainsi que l’on entre dans l’Histoire — alors qu’on parle encore du siècle de Périclès. Allez, un bon mouvement.
Jean-Paul Brighelli
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