Je n’ai pas d’actions chez Amazon, et je n’ai aucune sympathie pour ce géant de la distribution responsable de la disparition de tant de libraires. J’ai lu en son temps le livre-témoignage de Jean-Baptiste Malet, En Amazonie (2013— glaçant et significatif) racontant le système d’exploitation et de flicage mis en place par la multinationale de Jeff Bezos : le livre est vendu en ligne par l’entreprise même qu’il dénonce et qui se fiche pas mal de ce que l’on pense d’elle, tant que les bénéfices sont au rendez-vous.
Mais le jugement tout récemment rendu par le tribunal de Nanterre, qui sous prétexte de normes sanitaires, oblige la compagnie, sous astreinte d’une amende d’1 million d’euros par infraction constatée, à ne plus vendre que des biens « de première nécessité », est consternant. Une grande victoire pour le syndicat SUD, qui lutte de toutes ses forces contre toutes les formes d’oppression — y compris ethniques : SUD est ce syndicat pas du tout raciste ni antisémite qui organisait l’année dernière un stage interdit à toutes les personnes non « racisées ». Et qui vient donc, en ces temps de confinement et de reductio ad nihilum de la vie intellectuelle, d’interdire tout approvisionnement en livres, DVD et autres produits de divertissement. Sans doute ignorent-ils, à SUD, que le divertissement est essentiel à l’homme, qui ne peut demeurer en repos entre les quatre murs de sa prison ou de sa chambre, comme l’a souligné Pascal.
Ou peut-être ne savent-ils pas lire, comme l’émeutier analphabète qui, dans un célèbre poème de Hugo (« À qui la faute ? », in l’Année terrible), avait mis le feu à la bibliothèque des Tuileries — 80 000 ouvrages, quand même… Le coronavirus non seulement fait des morts, mais il anéantit les bibliothèques et les librairies, puisqu’on interdit leur fréquentation. Double peine.
Le jugement a apparemment comblé aussi la CGT, dont les adhérents amazoniens renâclaient à empaqueter des sextoys, qui ne leur paraissaient pas correspondre à la définition des fournitures essentielles en cas de confinement (ils ne doivent pas savoir que Sade, à la Bastille, s’en fabriquaient d’énormes, en cire, pour se titiller la prostate). Ils ont toujours été puritains, à gauche — déjà en son temps l’Humanité avait violemment condamné Histoire d’O, accusé de propager des perversions bourgeoises. Un prolo, ça pratique la bête à deux dos et rien d’autre, madame. Ou remettez-vous en au régime bananes…
Le problème dépasse d’ailleurs largement Amazon. Bruno Le Maire s’est déclaré personnellement favorable à une réouverture des librairies, parce que cet ancien Normalien, section Lettres, de la rue d’Ulm sait — je m’étais amusé à réciter avec lui à deux voix, lors d’une interview, « le Loup et le Chien », l’une des plus belles fables de La Fontaine — que le livre est une nourriture essentielle. En tout temps mais particulièrement dans le moment présent, où nous n’avons pas grand-chose d’autre pour nous évader. Mais il réfléchit à cette réouverture depuis le 19 mars — en fait de Fables, c’est « le Lièvre et la Tortue ».
Ne pas ouvrir les librairies, c’est en outre nous livrer tout crus au rayon « livres » des grandes surfaces. Qui sait si les consommateurs ne finiront pas par croire, faute de points de comparaison, que les pets imprimés de Virginie Despentes ou Christine Angot, entre les rayons « salades » et « papier-toilette », sont des littératures de premier plan ?
Il est temps que les librairies rouvrent, afin de permettre un choix qui aille un peu au-delà des best-sellers promus par des marchands de papier qui se croient éditeurs. De surcroît, les moyennes surfaces — pour ne pas parler des supérettes où les trois-quarts de la France font leurs courses aujourd’hui — ne sont pas réapprovisionnées en livres, et il n’y reste que les fonds de tiroir.
Dans ce contexte, et en attendant que ce gouvernement prenne enfin des décisions intelligentes (mais peut-être préfère-t-il que les gens restent scotchés à leurs chaînes d’informations catastrophistes en continu au lieu de lire Proust ou Echenoz), il était précieux de pouvoir commander en ligne autre chose que les livres de l’actualité immédiate. Mon usage d’Amazon est pour l’essentiel la recherche, chez des vendeurs associés à la firme américaine, de livres épuisés, difficiles à trouver, parfois en langues étrangères, et de films incontournables soigneusement non réédités.
Ou de livres utiles pour préparer les cours que je rédige avant de les envoyer en ligne. On a beau avoir une puissante bibliothèque, il manque toujours un ouvrage indispensable qui n’est pas disponible en ligne et que l’on compulserait avec intérêt.
J’entends bien que certains libraires se sont regroupés pour envoyer des livres — en facturant cet envoi à des prix qui grèvent sérieusement l’accès à la lecture : pratiquement, un Poche augmente de 50% — et tant pis pour le prix plafonné du livre. D’ailleurs, le choix va rarement jusqu’aux ouvrages parus il y a plus de deux ans.
Quant à ceux qui n’ont pas d’accès à l’informatique…
Quel inconvénient y a-t-il à ouvrir des librairies en leur demandant d’appliquer peu ou prou les mêmes règles que les magasins d’alimentation, en fonction de leur surface ? Cela éviterait d’accuser les fournisseurs en ligne de concurrence déloyale, ou de négliger la sécurité de leurs employés, et permettrait à tout le monde d’accéder aux plus belles productions de l’esprit humain, et à mieux supporter l’incarcération forcée à laquelle nous sommes astreints. Après tout, en taule, les condamnés ont accès à la bibliothèque — et nous, non.
Jean-Paul Brighelli
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