L’imagination au pouvoir, disaient-ils…
Les ex-soixante-huitards, quarante ans plus tard, sont largement au pouvoir, et les plus imaginatifs d’entre eux travaillent au Monde…
Plaisanté-je ? Même pas. Il faut beaucoup, beaucoup d’imagination pour croire que les plus vieilles lunes de la pédagogie, après tant d’échecs avérés, puissent encore intéresser les foules — hors trois ou quatre bobos parisiens, Bruno Julliard, responsable-Education du PS, et les ex-Jeunesses Ouvrières Chrétiennes dont les membres désormais inactifs coulent aujourd’hui des retraites fiévreuses du côté de Lyon — ou d’ailleurs. Pas grand monde, au total. D’ailleurs, le Monde tire aujourd’hui, dans une France bien plus peuplée, 200 000 exemplaires de moins qu’à la fin des années 1960. Ceci doit expliquer cela.

Le Monde, avec son édition du 16 septembre, propose un supplément « Education » conçu sur le modèle bien connu du « yaka », fréquent dans les repas de famille où interviennent l’oncle réactionnaire et le beau-frère précocement sénile, mais que l’on n’attend pas forcément dans le quotidien de la rue des Italiens…
Pardon : du boulevard Auguste-Blanqui. J’ai gardé l’habitude de penser le grand « quotidien du soir »  tel que je l’ai connu, quand Viansson-Ponté, Beuve-Méry et Escarpit en assuraient les meilleures pages. Désormais, nous avons Fottorino, dont le vrai champ de compétence est la bicyclette, Luc Cédelle et Maryline Baumard — deux transfuges du Monde de l’Education, qui a fermé faute de lecteurs, mais dont l’idéologie pédagogiste a survécu.
Mais pour qui ? À qui s’adresse un tel dossier intitulé « L’imagination au pouvoir » — et qui accumule, en 12 pages, tous les poncifs pédagogiques du dernier quart de siècle ? Le Monde sait-il que l’Ecole républicaine, seul espoir pour revitaliser un système d’enseignement largement infécond, est aujourd’hui défendue aussi bien par certains journaux dits « de droite » que par des hebdomadaires réputés « centristes » ? Que signifient au fond ces étiquettes, alors que la presse qui se réclame de la Gauche libérale (le Monde, Libération ou le Nouvel Obs, mais aussi bien le Canard enchaîné, quand il se mêle d’éducation) persiste à se faire le chantre de systèmes qui se prétendent égalitaires et innovants, et ne sont arrivés qu’à faire le lit des officines d’enseignement privé, de l’Ecole à deux vitesses, de la baisse des compétences et de l’inflation  des diplômes ?
Foin de toute polémique. Que trouvons-nous dans ce dossier ?

D’abord, des noms propres — toujours les mêmes. De la même manière que Xavier Bertrand se doit de dire « Sarkozy » toutes les quarante-trois secondes, tout discours pédago doit obligatoirement citer François Dubet, Marie Duru-Bellat, Edgar Morin, Michel Serres et Philippe Meirieu. Ils y sont tous : est-il vraiment utile de répéter leurs arguments, entendus cent fois ? « Gommer les coupures traditionnelles entre les disciplines », « articuler les objectifs disciplinaires avec les objectifs transversaux » (le « lire / écrire » avec l’initiative et la créativité)… Sans oublier les grands-pères des pédagogies alternatives, Freinet, Montessori, Decroly et tutti quanti. Ou les (relativement) nouveaux, comme François Taddei, auteur pour l’OCDE — et en anglais, langue décidément moins élitiste que le français, après tout, George Bush ne la parle-t-il pas ?  — d’un rapport sur l’inventivité, et longuement interrogé par une Maryline Baumard bien complaisante : cet ex-Polytechnicien préconise pour nos enfants un tout autre système que celui qui lui a permis de réussir. C’est freudien : les pères aiment assez que leurs fils restent mineurs – et impuissants, si possible… D’autant que ce que cet aimable garçon recommande, c’est la tarte à la crème des paresseux : haro sur un état d’esprit « très normatif et très compétitif », « une éducation 2.0 » (???), une « culture des technologies numériques », « le travail en groupe », et le « décloisonnement disciplinaire ». La créativité, explique-t-il, « plus qu’un don réservé à une élite, c’est un état d’esprit, une aptitude d’ouverture, un potentiel qui est présent en chacun de nous et ne demande qu’à être développé ». Les parents vont adorer : Kevin et Alizée, finalement, ne sont pas des cancres, mais des génies incompris. Et de conclure sur « les pays nordiques » qui ont si bien compris comment faire face à la compétitivité chinoise.
Car, cerise sur le gâteau, « Finlande » est le mot indispensable de toute réflexion (ou prétendue telle) sur le système éducatif. Le pays du lièvre de Vatanen offre le modèle exclusif, venu du froid — j’y lis, je ne sais pourquoi, un écho de cette vieille antienne bien française qui consiste à trouver l’herbe toujours plus verte ailleurs, surtout sous la neige (1).
En contrepoint de tous ces grands noms, on trouve, au détour d’une phrase, celui de Fanny Capel, une référence à Sauver les Lettres, et deux phrases de votre serviteur, extraites d’une longue interview dont le journaliste n’a retenu que ce qui servait son projet — en me comparant quand même à Freud et à Piaget, tous deux peu convaincus du rôle prioritaire du jeu par rapport à l’acquisition des fondamentaux. Mais un obscur universitaire anglo-saxon, Paul Harris, affirme le contraire — il a donc raison…
Puis des noms communs, obligatoires. « Système élitiste » (« le condamner fermement », aurait dit Flaubert dans un additif au Dictionnaire des idées reçues). « Ennui et humiliation », lot commun de l’école de grand-papa qui sévit encore si fort aujourd’hui — si c’était vrai, on n’en serait pas là.

Je suis injuste : le Monde autrefois confrontait les opinions, il en a gardé un aspect faux-cul qui lui fait énoncer, au détour d’un article, quelques vérités d’évidence qu’il se garde bien de mettre en avant. Ainsi, Luc Cédelle, après cinq colonnes consacrées à l’esprit de création, après avoir cité Carl Rogers, qui assimile l’enfant à une plante verte qui exprime toute seule « ses propres potentialités » (sic !), constate toutefois que l’irrespect des consignes, condition nécessaire, souvent, de la création, procède forcément d’une bonne connaissances desdites consignes… Et de buter sur cet « agaçant paradoxe » (mais au moins le souligne-t-il) : « La créativité est souvent stimulée par l’acharnement à dépasser une contrainte » — et non par son ignorance. Rimbaud fut Rimbaud entre autres parce qu’il était bon élève.
Et de conclure, dans un soudain éclair de lucidité : « Les controverses sont telles en éducation qu’on ne peut négliger deux objections qui visent à la fois les mouvements pédagogiques et l’idée même que la créativité devrait être encouragée au sein de l’école. La première est que le dogmatisme, valeur on ne peut plus contraire à la créativité, peut toucher et pervertir jusqu’aux pédagogues eux-mêmes. La seconde est l’idée défendue avec force par tous les tenants d’une éducation « verticale » : la créativité ne peut que succéder à l’apprentissage des fondamentaux ».  Je disais la même chose dans la même page, colonne de gauche — forcément.

Le reste du dossier est du remplissage. Compte-rendu d’un livre (L’école vide son sac) dont les auteurs réclament un « Grenelle de la rue de Grenelle » — j’écrivais la même chose déjà dans À bonne école et dans Fin de récré. Une interview de Marie Duru-Bellat, que nous avons connue plus inspirée, à l’époque de L’Inflation scolaire, et qui critique vertement la notion de mérite, tout en constatant : « Je n’ai pas construit de système alternatif au mérite. » Peut-être n’y en a-t-il pas, madame…
Suit un éloge de « l’internat d’excellence » inauguré récemment à Sourdun (trois semaines après un article identique dans le Figaro : hé, faudrait se bouger, le Monde !), et, en dernière page, une analyse du stress des gosses (ne cherchez pas, c’est dû souvent à une « réflexion désobligeante » d’un salaud d’enseignant) et particulièrement de la « phobie scolaire » — je sens que ça va remplacer l’hyper-activité dans le cœur des familles : mon enfant n’aime pas l’école parce qu’il est phobique — ça se soigne, docteur ?
Mais on ne va donc pas les lâcher, un peu, les petits ?

Au final, douze pages — presque sans pub — dont il n’y a pas grand chose à tirer — sinon la conscience que le journal fondé par Beuve-Méry passe à côté de bien des débats. Le temps n’est plus à se disputer entre « instructionnistes » et « pédagogistes ». Le temps est à la reprise en main générale du système, afin que demain, nous amenions chacun au plus haut de ses capacités — sans lui promettre la lune, qu’il décrochera ou ne décrochera pas — sans nous : la créativité, c’est justement ce qu’enseigne l’Ecole, en creux. « Rien de plus soi que de se nourrir d’autrui — le lion est fait de mouton assimilé », disait Valéry. Encore faut-il leur dessiner un mouton.

Jean-Paul Brighelli

(1) Un article entier est consacré à ce pays, cité par ailleurs maintes fois au cours du dossier.  « Pays où l’innovation est reine », « le fait de placer l’enfant au centre est la clef de la réussite ». Salauds de Finlandais, qui n’ont fait rien qu’à copier la loi Jospin de 1989 ! Pour contre-poison, on lira deux grands auteurs finlandais dont les histoires en disent long sur ce paradis pédagogique où l’on se suicide davantage qu’à France-Télécom : Histoire de corde, de Veijo Meri (Ed Sillage), et d’Arto Paasilinna, Petits suicides entre amis, et la Douce empoisonneuse (plein d’ados finlandais dont la capacité linguistique semble s’arrêter à l’achat de bière).