Suite de cette Lettre ultime à ma fille, à lui donner après ma mort, dont j’ai fourni un premier exemple début juillet…

Tu fêtes tes cinq ans. Sur les photos qui fixent l’événement, où l’on te voit en famille souffler ces cinq bougies, il y a un absent — moi-même. Absent et présent à la fois : sur les centaines de photos de toi, depuis ta naissance, ces photos dont ta mère tire chaque année un joli album-souvenir, je suis à chaque fois celui qui capte l’image. Donc je n’y suis jamais. Une ombre. Un regard qui te célèbre. Sur l’image tu es par moi, mais je ne suis pas là.
Si je meurs demain, tu n’auras de moi, très vite, qu’un souvenir de plus en plus obscur. Admettons que tu aies un jour la curiosité de demander qui fut ton père, que te répondra-t-on ? « Il était prof » — à l’âge que tu auras alors, avec l’expérience de l’école qui sera la tienne, et compte tenu ce que sera devenue l’école, vu ce qu’elle est déjà, tu n’auras pas forcément la profession en grande estime. « Il écrivait, il a eu quelques succès. Rien de bien important. Il lisait trop pour bien écrire — trop fasciné par Flaubert ou Laclos pour écrire deux lignes mémorables » : pas de quoi en être fière. Imaginons même que ta mère ait gardé quelques-uns de mes livres : rien en tout cas qui ne te tombe des mains très vite. Je n’ai pas écrit Madame Bovary.
Je n’ai pas écrit pour toi, non plus — sinon pour assurer l’ordinaire. En fait, je me suis sans cesse soucié des autres, à l’exclusion de mes proches. I’m not a family man. À l’heure où j’écris — tôt le matin, comme d’habitude, quand tu dors encore serrée contre tes doudous —, tu es la seule de mes cinq enfants avec laquelle j’ai toujours un contact. Les quatre autres ont disparu dans la nature — peut-être même ne les reconnaîtrais-je pas si je les rencontrais.
Un monstre…
… dit-il non sans quelque obscure satisfaction…
(Deux fois, dans Le Premier homme, son tout dernier livre, celui qu’il avait avec lui quand la voiture s’est écrasée contre un arbre, Camus se traite de « monstre » : il faut lire La Chute pour avoir la clé de cette monstruosité-là, homme à femmes qui a poussé son épouse aux limites des limites, et ne s’est occupé de ses enfants qu’occasionnellement. Son fils au moins ne s’en est jamais bien remis.)
Ne crois pas d’ailleurs que ce que j’entreprends ici soit en quelque manière une justification. Je ne suis pas Rousseau pour broder autour d’une faute imaginaire. On m’a bâti inaccessible à la culpabilité — une qualité que je partage avec ta mère, et que, j’espère, nous t’aurons transmise. Se sentir coupable ne sert à rien, sauf si on y trouve quelque plaisir louche. J’y reviendrai plus tard.

Je ne cherche donc pas à me justifier. Juste à te dire qui je fus. Et contrairement à Rousseau, cela ne me gêne en rien si quelqu’un, me lisant, pense « Je fus meilleur que cet homme-là ». Je laisse les jugements de valeur aux imbéciles. J’espère bien qu’à l’heure où tu me lis, tu en fais autant.
Méfie-toi quand même des imbéciles. Leur nom est légion.

Jean-Paul Brighelli

18 commentaires

  1. Reste quand même la photo avec le beau canasson, ici même partagée.
    Sans oublier que l’omniprésence parentale est parfois aussi terriblement désastreuse.

    Quant à ce besoin tenace de laisser à tout prix des traces : un sentiment qui taraude certains ; d’autres moins, voire encore d’autres point.

    Votre troisième tome, en gestation, tout comme le passage d’une année de plus – donc de moins à vivre – vous laisseraient-ils quelque amertume ?

    Allons, allons, continuer de travailler à chasser la « légion » des démons,
    à écrire, pour notre plus grand plaisir,

    car, au rythme où vont les choses, de ce côté du monde, il est possible que, même (!) « Flaubert ou Laclos », tout comme « Camus » ou « Rousseau » disparaissent, un temps plus ou moins long, des mémoires…

      • La photo avec le « canasson » où on peut voir le Maestro en pied, n’a probablement pas été prise par lui…à moins qu’il n’ait programmé le déclencheur; cela me paraît assez peu probable: il fallait que le cheval se tînt tranquille le temps que le maestro installe le matos.

  2. Je me demande si Le Maestro a lu, surement que oui, les Mémoires de Simenon. Je ne sais, n’arrive pas à saisir, pourquoi les textes du Maestro sur sa/ses filles me font réminiscence de Simenon. La fille de Simenon s’est suicidée d’une arme offerte par son père sans qu’il n’y ait eu apparemment grand conflit. Là j’y trouve ressemblance…Pourquoi?
    Peut-être que c’est parce que je ne suis ni cloutârd ni prof, mais ça ressemble vraiment.

  3. Je crois comprendre que cette lettre est adressée à la petite fille de cinq ans et non à celle d’aujourd’hui,qui a au moins 15 ans.

    Nous avons que la petite Brighelli voit régulièrement son père qui monte (toutes les semaines ?) à Paris.

    Donc elle n’aura pas à poser cette question:

    Admettons que tu aies un jour la curiosité de demander qui fut ton père, que te répondra-t-on ?

    Si la lettre est adressée à la fillette de 5 ans, y aurait-il eu hiatus ?

    Ou bien, on est passé du côté de la fiction.

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