En attendant le « rapport d’étape » promis en mars et que le ministre, à l’en croire, n’a toujours pas sur sa table (1), Jean-Michel Jolion, président du Comité de suivi Master (et par ailleurs prof à l’INSA de Lyon) a publié le résultat de ses cogitations, observations et remontrances. Et propositions (2).

Qui s’étonnera que conformément à l’esthétique des rapports officiels, Jolion anticipe de son mieux les désirs du ministre et du quarteron d’incapables qui le conseillent ? C’est la règle administrative, dire la vérité vaut condamnation, autant aller dans le sens du vent — celui qui sort du derrière. À tout prout d’un ministre répond le prout-prout mélodieux du chargé de mission. Ce ne doit pas être par hasard que le staff d’un ministre s’appelle un cabinet. Ce gouvernement mourra de n’avoir pas su susciter une seule parole de vérité chez ceux auxquels il feint de la demander.

Prout ! « Il est illusoire de penser que la formation [des futurs enseignants] puisse obéir à un schéma immuable dont nous serions seuls capables d’en définir le contenu et les modalités. La société évolue et se transforme, il est donc normal que la formation des enseignants intègre cette évolution. »

Passons sur la syntaxe résolument approximative de la formulation (mais la société change, la langue probablement aussi). Qu’une formule soit un cliché éculé ne lui confère pas une once de crédibilité supplémentaire. « Intégrer l’évolution sociale », cela signifie-t-il que les équations tournent désormais à l’envers ? Que le règne de Louis XIV a changé de siècle ? Que la bête verticale a moins besoin de culture aujourd’hui qu’hier ? Ou qu’il nous faut impérativement intégrer Powerpoint dans la formation (c’est le cas depuis belle lurette), ou faire cours sur Facebook ? Nous baignons depuis au moins deux siècles dans une culture bourgeoise qui suppose la maîtrise de l’orthographe et de la syntaxe, de vraies capacités scientifiques (3), et une connivence culturelle de chaque instant, appuyée sur une vision exacte de l’histoire (que nous la partagions ou non à l’origine) et des bibliothèques.

Prout ! « Le stage n’étant pas obligatoire ni valorisé au sein du concours, ce type de stratégie qui conduit à des candidatures libres ne peut que perdurer et renforce un sentiment très net d’un concours complètement déconnecté du métier auquel il est lié et conduira vers le métier de plus en plus de jeunes n’ayant eu aucune expérience professionnelle. » Là, on touche au cœur du sujet — et à ses vraies implications crapuleuses. Jolion a deux credos : le passage préalable par l’enseignement, et la prise en compte des acquis de cette expérience (de façon à rectifier ce que la stricte appréciation du niveau disciplinaire peut avoir de « macabre », comme dirait Antibi) ; et la préparation spécifique à la pédagogie, dont nous savons bien qu’elle permet de compenser les faiblesses de l’érudition disciplinaire. En clair, ressuscitons les IUFM qui d’ailleurs ne sont pas morts, mais se sont immergés dans quelques facs comme des virus dormants. Et par IUFM, j’entends bien entendu non la composante disciplinaire, qui peut rassembler des gens de valeur, mais cette tourbe indistincte de pseudo-spécialistes des « sciences de l’éducation », qui aurait dû depuis longtemps inquiéter l’Observatoire des sectes.

Allons un peu plus loin. Préoccupé par le sort de ceux qui éventuellement rateraient le concours (cela arrive encore pour les PE, de moins en moins au CAPES où la raréfaction des candidats amènera, cette année, dans certaines spécialités, des scores allant de 70 à 100% des inscrits), Jolion en faisant de l’expérience professionnelle, quelque parcellaire qu’elle ait été, le pilier des concours, contribue puissamment à créer un corps d’intérimaires dans lesquels il n’y aura plus qu’à pêcher (4). Maîtres-auxiliaires, le retour ! Après tout, la Licence est un diplôme d’enseignement (c’est à peu près aussi réaliste que de persister à faire du Bac d’aujourd’hui, à 86% de réussite, le sésame d’entrée en fac, au lieu d’admettre que c’est, comme ailleurs dans le monde, un certificat de fin d’études secondaires). Le Licencié peut donc être embauché pour boucher les trous que les TZR, désormais employés à temps plein sur les postes laissés vacants par des retraités non remplacés, ne peuvent plus remplir. D’où l’accent mis par notre chercheur sur la formation en alternance — on n’a rarement aussi bien touché du doigt la prolétarisation des enseignants, conforme, en cela, à celle de toute la classe moyenne : après tout, les entreprises (et l’Ecole, n’est-ce pas, n’est qu’une entreprise…) profitent à plein du climat d’insécurité dans le travail, d’intérim généralisé, d’embauche et de débauchage fluctuant au gré des « besoins » (on sent bien que l’on confond ici la demande d’aspirateurs et la demande de formation).

Que disent les syndicats de cette attaque frontale contre ce qui fait le cœur de notre métier — la transmission des savoirs, la passation culturelle, l’exigence et l’élitisme républicains ? Eh bien, à quelques discordances près sur lesquelles je reviendrai, ils sont unanimes.

Unanimes pour dire qu’il a raison, cet homme.
Prout ! dit le SGEN — « conforté » dans ses « analyses » et « revendications ». Jolion mit uns !

Prout ! répond l’UNSA en écho (si, si, ils sont les premiers à souligner leur parenté de vue avec la Centrale CFDT-bobo-gogo) : « Le rapport relève également les difficultés résultant de la place du concours, avec la même préférence pour la fin de M1. L’UNSA Éducation relève que, sur ce point, la condamnation est jugée unanime: elle regrette toujours que seules deux des trois principales fédérations syndicales de l’éducation (l’UNSA Éducation et le SGEN-CFDT) aient clairement pris position en tant que telles sur une question qui concerne de manière cohérente l’ensemble des corps enseignants et, au-delà, la globalité des enseignements scolaires ». (5) Rien d’étonnant : depuis deux ans, l’UNSA et le SGEN jouent la main dans la main, en trio avec Luc Chatel. Collabos un jour, collabos toujours.

Prout ! Le SNES aussi s’y est mis. Malgré tous ceux, dans ses rangs, qui appellent de leurs vœux un retour à un enseignement solide, à une discipline forte, il déplore dans une lettre ouverte (6) aux ministres « l’affaiblissement du potentiel de formation des IUFM », auquel il attribue la « baisse d’attractivité des métiers de l’éducation ». Ah oui ? C’est par manque d’IUFM qu’en Lettres classiques, cette année, il y a plus de candidats que de postes ? Ce ne serait pas parce que la vie en collège est intenable, camarades ? Ou parce que l’on fait tout pour décourager l’enseignement du grec et du latin ? Et des « humanités », de façon générale ? Mais non, « l’idéal est une formation pensée sur un modèle « intégré » qui prenne en compte les différentes dimensions (disciplinaires, didactiques, pédagogiques) »… Et de proposer de « rétablir immédiatement a minima la formation en IUFM pour 2/3 du temps en alternance avec 1/3 de temps devant les élèves… » Let’s prout again !

Et si les futurs enseignants acquéraient de vraies compétences disciplinaires, camarades — le genre que l’on enseigne en prépas ou en facs, mais pas auprès des professionnels de la didactique ? Franchement, c’est l’influence de Bernadette Groison (loi FSU de l’alternance : Aschieri était agrégé, Groison est PE, mais elle a aussi un Master en Sciences de l’Education à Paris-VIII — nous sommes sauvés) qui vous amène à nouveau à dévaloriser les enseignants du Secondaire ? Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi !

En fait, les uns et les autres restent obsédés par ce fameux « corps unique de la Maternelle à l’Université », leitmotiv communiste de l’après-guerre,,aujourd’hui rêve commun aux libertaires et aux libéraux,les uns par égalitarisme, les autres par… économie. Du coup, le SNES « oublie » de parler d’une quelconque spécificité de l’agrégation, sur laquelle pourtant certains de ses dirigeants passés ou présents n’ont pas craché, à l’occasion : Monique Vuaillat, par exemple, qui devint agrégée par le fait du Prince — en l’occurrence Bayrou… D’autant que l’on sait où conduit cette sale manie égalitariste : à abaisser le niveau de tous et de chacun. C’est vrai pour les enseignants comme pour les élèves. PE, PLP, Certifiés ou Agrégés, nous faisons tous des métiers spécifiques, qui ont chacun leurs difficultés (et je serais bien incapable d’enseigner en Primaire), et chacun leurs savoirs.

Il n’y a guère que le SNALC pour renvoyer Jolion dans les cordes : « En proposant de « lever des derniers écueils » qui, selon lui, freinent le plein accomplissement de la réforme, Jean-Michel Jolion propose en fait de supprimer les dernières garanties d’une formation et d’un recrutement de qualité ». Et de suspecter une collusion entre certains syndicats « faussement progressistes » et le « lobby pédagogiste » : « Pour le SNALC, les requêtes du rapport Jolion sont finalement parfaitement adaptées à l’Ecole que libéraux et libertaires parachèvent actuellement de concert : des savoirs a minima, transmis par des animateurs multicartes et dociles ». Le syndicat que Luc Cedelle s’obstine à croire de droite est le seul à défendre l’Ecole de la République. Cherchez l’erreur.

En vérité je vous le dis, les enseignants du Secondaire (mais aussi bien ceux du Primaire) qui aux prochaines élections professionnelles — le 20 octobre prochain — voteront pour la triade maudite ne pourront s’en prendre qu’à eux-mêmes quand on les sommera de partir en rééducation dans un camp khmer rouge — pardon : à l’IUFM le plus prochain. Parce que nous sommes à l’aube d’une offensive sans précédent qui vise évidemment à meubler les « équipes pédagogiques » avec des « postes à profil » qui auront le conformisme pour tout bagage, à combler les trous générés par les suppressions massives de postes avec tous les bras cassés refusés aux concours, et, conséquemment, à élever encore le niveau des élèves, qui se réfugieront dans quelques boîtes privées susceptibles de ne pas suivre aveuglément les consignes officielles.

Car l’effet induit de ces dérives idéologiques, c’est évidemment l’éclatement d’une Education qui n’aura plus de nationale que le nom — une coquille vide pleine de courants d’air pédagogiques et de désert intellectuel. Après cinquante ans de démantèlement régulier (mais avec des phases d’accélération, comme en 1975, avec le collège unique, ou en 1989, avec la loi Jospin), nous arrivons au coma dépassé : les enseignants auront à cœur — enfin, je l’espère — de demander des comptes à ceux qui auront ruiné le système, enfoncé définitivement ceux qu’ils prétendaient sauver, et au nom du « tout citoyen » et de l’esprit d’équipe, entériné la défaite de la pensée.

Jean-Paul Brighelli

Notes

 

(1) Lire dans son jus l’interview de Luc Chatel réalisée par l’AEF — et qui vaut son pesant de daube. Le ministre y revient sur toute sa politique (autonomie des établissements, suppressions de postes, expérimentations pédagogiques, « contractualisation », mastérisation — et autres vieilles lunes d’actualité), et s’en félicite, conformément aux règles d’airain de la méthode Coué : http://www.aef.info/public/fr/abonne/depeche/depeche_detail.php?id=148783&ea=c624c556e7549d14553778358b1cb2b8

(2) Disponible en son entier sur http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Documents/docsjoints/jolion.pdf

(3)En langage SGEN, cela se dit : « Combien de temps encore la France va-t-elle recruter ses enseignants sur la base d’épreuves qui ne servent qu’à vérifier une seconde fois la maîtrise de connaissances déjà validée par l’Université, sans tenir aucun compte des exigences du métier auquel ces concours ouvrent l’accès ? » Encore ? « Concernant les IUFM, le Sgen-CFDT demande que leur place et leur mission soient tout à la fois réaffirmées et clarifiées. Leur expertise doit être mise au service de la formation de tous les futurs enseignants. » Voir http://www.cfdt.fr/rewrite/article/33322/actualites/communiques-de-presse/rapport-jolion:les-«-dix-revendications-»-du-sgen-cfdt-sont-confortees.htm?idRubrique=8829

(4) Pour celles et ceux qui croient, comme d’habitude, que j’exagère, je suggère la lecture de l’interview de Josette Théophile, notre DRH bien-aimée, qui explique sur quels critères les chefs d’établissement recrutent désormais directement leurs enseignants via Pôle emploi. C’est sur http://www.vousnousils.fr/2011/04/22/josette-theophile%C2%A0-«%C2%A0la-meilleure-formation-pour-les-enseignants-commence-par-la-pratique%C2%A0»-504801

(5) http://www.unsa-education.org/modules.php?name=News&file=article&sid=1724

(6) http://www.snepfsu.net/actualite/lettre/15avr11.php