Est-ce parce que je vieillis que la littérature française contemporaine me paraît fade ? Ou cédé-je au catastrophisme que l’on me reproche, à la nostalgie du « c’était mieux avant », au tropisme de la bibliothèque, plus proche que la plus proche des librairies…

Le fait est que je lis moins, en ce moment, que je ne relis. Laclos ou Marivaux avant Anna Gavalda ou François Bégaudeau. Allez savoir pourquoi…

Pourtant, le métier — qui m’amène à ressasser sans cesse, à l’usage de gosses pour quoi c’est tout beau tout nouveau, les mêmes références à une centaine d’œuvres indispensables — devrait m’inciter, par compensation, à chercher chez les contemporains un dérivatif à cette infusion permanente de classiques… Pourtant, je fais des efforts — mais ce que je lis de mieux, depuis quelques années, arrive presque systématiquement de l’étranger — Zafon et l’Ombre du vent, par exemple. La France est singulièrement tarie.

Mais je ne demande pas mieux que d’être détrompé.

Imaginons un instant que ce sentiment, que je sais partagé par nombre de lecteurs compulsifs, soit légitime. Peut-être pourrions-nous y voir l’une des causes de la désaffection des jeunes à l’égard de la lecture, soulignée récemment par Natacha Polony sur son blog (1). Si les jeunes ne lisent plus, c’est que la littérature jeunesse contemporaine (et je suis plutôt d’accord avec la journaliste du Figaro pour en dénoncer l’imposture) est moins fascinante que ce que prétendent, d’une seule voix, les pédagos qui préfèrent Gudule à Alexandre Dumas, et que Harry Potter, quelles que soient ses qualités, a moins d’épaisseur et de mimesis potentielle que le Rémy de Sans famille.

Et pourquoi diable, parce qu’il se trouve des éditeurs qui vendent du papier qu’ils appellent livres, devrais-je me convertir au tout venant, alors que je peux relire Bel-Ami ou le Père Goriot ? Pourquoi diable devrais-je étudier Joseph Joffo (qui n’a jamais écrit Un sac de billes, ou, du moins, ne l’a pas écrit lui-même…), alors que les jeunes consciences en face de moi n’ont aucune idée de ce qu’il y a dans les Misérables ? Pourquoi devrais-je porter Twilight aux nues, quand j’ai tant de plaisir à relire les gothiques anglais — Dracula, bien sûr, mais essayez donc Sheridan Le Fanu et sa Camilla : c’est autrement saignant, si je puis dire, que les niaiseries mormones de Stephenie Meyer.

Je suis un peu inquiet, à vrai dire, quand je vois ce qu’il y a dans les best-sellers d’aujourd’hui — l’idéologie molle et postmoderne passe aussi par ces livres qui ne seront jamais que des tas de papier.

Qu’on ne s’y trompe pas : ce qu’on lit dans ses quinze premières années (et, a fortiori, ce qu’on ne lit pas) forge le tempérament plus sûrement encore que ce que l’on vit. Je regardais tout récemment le Cyrano de Bergerac mis en scène, il y a trois ou quatre ans, par Podalydes (2). J’ai appris cette pièce par cœur vers huit ans, en l’écoutant en boucle sur microsillon — à l’époque, c’était Daniel Sorano qui interprétait le rôle. Eh bien, la conjonction du Gascon de Rostand et de celui de Dumas a eu sur ma vie une influence déterminante (3) : se battre, comme Don Quichotte, contre tous ces gens qui « tournent à tout vent », « Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul » — et, in fine, « Mourir, la pointe au cœur en même temps qu’aux lèvres ». « L’âme mousquetaire ». Et affronter tous les puissants, ministres ou non — sachant toutefois que ce n’est plus Richelieu qui est aux commandes, le temps des nains est venu.

SI jamais vous êtes en quête d’une lecture pour les vacances, lisez ou relisez les Trois mousquetaires. Si vous commencez à pencher vers l’âge mûr, plongez-vous dans Vingt ans après. Et si vous avez l’âme noire, osez le Vicomte de Bragelonne, dont les vingt derniers chapitres constituent sans doute l’un des plus fascinants tombeaux jamais élevés en littérature. Si Millenium vous a ennuyé autant que moi (4), essayez le Comte de Monte-Cristo — c’est imparable.

D’autant que relire, ce n’est jamais lire à nouveau le même texte : le regard change tant qu’on lit toujours un nouveau livre, à chaque relecture. Je demandais récemment à des élèves d’Hypokhâgne de réfléchir sur l’insuccès de Stendhal et du Rouge et le noir en 1830. Mais c’est que l’ironie cinglante qui y suinte à chaque ligne, c’est un truc de quadragénaire — et au-delà. Les enseignants devraient bien réaliser qu’ils demandent à des adolescents de réfléchir sur des œuvres écrites par des hommes mûrs, et même un peu plus, en données corrigées des variations saisonnières : un homme de 47 ans en 1830, c’est un homme de 57 aujourd’hui — j’en connais un qui a justement cet âge…

Alors… Le Rouge, bien sûr. Les Liaisons, c’est entendu. C’étaient les deux seuls titres français que Gide aurait emportés sur une île déserte — il était affligé, à l’époque, d’un snobisme dostoïevskien qui l’amenait à dénigrer Hugo (« hélas… »), Balzac, Zola et les autres. Oui, Stendhal ou Laclos. Mais aussi Maupassant, ou Racine — et Corneille plus encore que Racine. Vous reprendrez bien un petit coup de Cid, comme aurait dit Béru ?

À l’orée des fêtes de fin d’année, à chacun de révéler ses coups de cœur littéraires — qu’il s’agisse de ses vieilles maîtresses, comme aurait dit Barbey (5), ou de ses amants récents : je n’exclus pas que des pépites brillent encore aux étals des libraires — après tout, je fais grand cas de Yoko Ogawa (6). Je suis bien curieux de savoir ce que lisent les un(e)s et les autres, en ces pays de neige — souvenir de Kawabata — et en ces temps de frimas au coin du feu.

Sur ce, amusez-vous bien, et faites autant de folies, gastronomiques ou autres, que nécessaires pour vous sentir en vie. Et si vous ne savez pas quoi cuisiner, si vous êtes tout seul le 24 décembre, relisez donc le Festin de Babette — on se nourrit de livres aussi sûrement que de cailles en sarcophage.

 

Jean-Paul Brighelli

 

PS. Une journaliste du nom de Florence d’Arthuys prépare une émission sur les conditions de travail des profs. Si ça chauffe dans votre classe, ou aussi bien si vous êtes parvenu à ce que ça ne chauffe plus, contactez-la de ma part : soit au 06 22 85 40 02, soit à flodarthuys(arobase)hotmail.com

 

(1) http://blog.lefigaro.fr/education/2010/12/-les-jeunes-lisent-ou-le-prototype-de-lescroquerie-intellectuelle.html

(2) Voir par exemple ce qu’en disait il y a quatre ans Pierre Assouline sur son blog : http://passouline.blog.lemonde.fr/2006/06/08/2006_06_cyrano_de_podal/

(3) On ne dira jamais assez que ce qui a fait Sartre, ce qui lui a donné l’envie de ferrailler sa vie durant, c’est peut-être la lecture précoce de Pardaillan par le jeune Poulou — lire et relire les Mots.

(4)Voir http://bonnetdane.midiblogs.com/archive/2010/10/24/millenium-note-de-lecture.html

(5) J’aime beaucoup Barbey d’Aurevilly. Franchement, je donnerais ma main gauche — ma préférée, celle avec laquelle… — pour avoir écrit les trois premières pages du « Bonheur dans le crime », dans les Diaboliques.

(6) Chez Actes Sud — encore bravo pour l’avoir éditée. Essayez donc Cristallisation secrète, qui est vraiment très inquiétant. Ou Hôtel Iris, si vous voulez savoir ce que peut donner l’art du Shibari. Un beau roman pour adolescentes délurées, tiens…