Michel Delord, qui tient un site fort int§éressant sur toutes les questions de pédaggoie, et est la cheville ouvrière du SLECC, a résumé pour moi ce qu’il en est (ce qu’il en fut, aussi) de la liberté pédagogique des enseignants. Je lui laisse la parole. Le lecteur attentif trouvera à la fin les références qui lui permettront d’approfondir la question.
JPB
« La liberté pédagogique – Petit Historique
C’est un des concepts fondateurs de l’Instruction Publique. Il est défini ainsi par Gabriel Compayré dans le vade-mecum des instituteurs de 1880 à 1920:
« Les programmes officiels restent nécessairement un peu vagues dans leur généralité : ils ne développent pas le détail des divers enseignements et se bornent à des indications sommaires. Ici commence pour l’instituteur une responsabilité plus effective […] pourvu qu’il arrive à son but dans le délai voulu, il est libre de ses mouvements … Sur ce point, nous pouvons donner des conseils à l’instituteur, une répartition mensuelle des programmes. Mais ce ne sont là que des avis officieux, qui ne tient pas la liberté de l’instituteur, et qu’il peut à son gré accueillir ou repousser » (G. Compayré, Organisation pédagogique et législation des écoles primaires, librairie Delaplanne, 1895, p. 26-27)
Lorsque G. Compayré dit « qu’ils sont un peu vagues », il fait référence à des programmes tels que celui du CM en arithmétique tenant en une page et n’indiquant aucune méthode. C’est dire, par comparaison avec les programmes actuels, à quel point la liberté des instituteurs était grande.
La liberté pédagogique n’a donc qu’un sens : la liberté absolue de l’enseignant devant sa classe d’utiliser tout ce qu’il estime nécessaire pour enseigner les connaissances définies dans les programmes et le plan d’études. La condition de sa mise en oeuvre est une bonne connaissance des disciplines enseignées, c’est-à-dire d’un niveau bien supérieur à celui du niveau d’enseignement donné, ce que garantissait par exemple la possession du diplôme du brevet supérieur que seuls de fort rare bacheliers seraient capables d’obtenir maintenant.
Actuellement, on ne peut se réclamer de la liberté pédagogique qu’en tant que principe de reconstruction de l’école car la situation actuelle ne permet pas de lui donner le sens défini ci-dessus pour deux raisons fondamentales :
– les programmes sont déplorables. Pour donner un exemple saisissant pris au Japon où les dernières réformes demandent d’enseigner que pi est égal à 3 : que signifie la liberté pédagogique d’enseigner quelque chose de faux ? Que signifie la liberté pédagogique pour l’enseignement de la lecture en maternelle puisque les textes officiels prétendent simultanément que l’on n’apprend pas à lire en maternelle alors qu’on demande explicitement de « Découvrir le fonctionnement du code écrit » ? Etant contradictoire, elle signifie certainement que, si un enseignant est mal vu, on a toujours un prétexte pour le sanctionner. [1]
– dans la loi Fillon, il n’y a de liberté pédagogique de l’enseignant que le nom, puisqu’elle est soumise à l’approbation de divers comités pédagogiques.
En outre le texte de Compayré indique précisément, citant M. Gréard, comment doit se dérouler une inspection pour qu’elle n’entrave pas la liberté pédagogique de l’instituteur : « Ce n’est pas sur quelques préparations heureuses, c’est par l’ensemble des résultats qu’un enseignement se fait juger. Le premier devoir d’un instituteur est de ne négliger aucune des intelligences qui lui sont confiées : il se doit tout à elles » ( idem, p. 25) ; ceci explique le rôle de l’inspecteur « classique » tel que rapporté par des exemples dans le livre de Marc Le Bris : il s’intéresse beaucoup moins à la leçon du jour qu’à sonder les connaissances retenues des leçons précédentes par l’ensemble des élèves.
Mais cette saine conception de la liberté pédagogique est battue en brèche depuis les années 70, c’est-à-dire depuis que les réformes ont eu pour but non de favoriser le travail des enseignants mais de « briser leur inertie », ainsi que l’explique René Thom :
« Ce qu’il y a de plus étrange et de plus contestable dans la position moderniste, c’est la prétendue synthèse qu’elle a cru pouvoir faire entre ces deux objectifs. Deux arguments ont été apportés à cet effet:
i) Le premier argument est de nature tactique ; je l’ai entendu exprimé in petto par les modernistes français, et j’ignore si on peut le considérer comme exprimant la position générale des modernistes sur le plan mondial. Pour faire aboutir la réforme pédagogique, il faut briser l’inertie, la routine des enseignants; dans ce but, il faut changer les programmes. »[2]
A partir du moment où le but avoué est de briser quoi que ce soit chez les enseignants et de « changer les méthodes », la liberté pédagogique n’est plus à l’ordre du jour et il est normal qu’un contrôle tatillon et bureaucratique se mette en place contre la liberté pédagogique comme le réclamait Louis Legrand dès 1977 :
« Certes, les programmes et instructions se prêtent à toutes les interprétations et peuvent aussi bien justifier le maintien d’un enseignement traditionnel, dans ses contenus et dans ses méthodes, que des innovations audacieuses. Mais ce libéralisme qui peut paraître réaliste peut être aussi un facteur de stagnation et justifier tous les « attentismes ». On a déjà remarqué par ailleurs le même libéralisme à l’égard des méthodes dans les instructions du second degré, et ceci à tous les étages de l’édifice, la liberté du professeur étant sans cesse rappelée comme un dogme fondamental par l’Inspection générale. Or, ici encore, ces dispositions libérales peuvent être parfaitement un alibi pour le maintien d’une tradition. »[3]
Rétrospectivement, il n’est pas sans intérêt de rappeler que Louis Legrand s’opposait à « l’enseignement traditionnel » et à la résistance des « enseignants conservateurs » parce qu’il préconisait avec emphase les méthodes de lecture rapide et idéovisuelles et qu’il était pour cette raison dénoncé par Claude Duneton dans « A hurler le soir au fond des collèges « . Il convenait donc de légèrement forcer les enseignants pour qu’ils les acceptent [4].
Les dernières envolées publiques de l’inspecteur Pierre FRACKOWIAK contre « La liberté pédagogique des enseignants, alibi des conservateurs » [5] sont bien dans la lignée de Louis Legrand. Le fait que l’inspection générale ne le remette pas à sa place montre de quel coté elle se trouve maintenant. »
Cabanac, avril 2006
Michel Delord
[1] Lire « 3 ans ou 3 ans et 3 mois » http://michel.delord.free.fr/3ans.pdf
[2] René Thom, Mathématiques modernes et mathématiques de toujours, in » Pourquoi la Mathématique? », 10/18, 1974. http://michel.delord.free.fr/thom74.pdf
[3] Louis Legrand, Pour une politique démocratique de l’éducation, PUF, 19977.
http://michel.delord.free.fr/legrandvii.pdf
[4] Louis Legrand, Pratiquons la lecture rapide, Les nouvelles littéraires, 01/1983.
http://michel.delord.free.fr/duneton-voix.pdf
[5] http://www.unsa-education.org/sien/sections/lille/libpedPF.htm
Bonjour
Accepteriez-vous de soutenir mon projet ?
Lors de mes recherches sur le Web, j’ai pu consulter de nombreuses ressources dont votre article. Et j’en ai nourri un projet dont l’objectif fondateur est de rendre explicites la variété, la richesse mais aussi la complexité des compétences attachées au métier de professeur des Écoles. En exemple, la nouvelle rubrique « Pédagogies » mise en ligne ce jour sur le blog et dans laquelle votre article est présenté : http://www.gestesprofessionnels.com/pedagogies-c25887164
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Cordialement Jacques Fraschini
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