Il n’y a pas trente-six langues françaises. Il n’y en a qu’une — née, symboliquement, avec les Serments de Strasbourg, mais dont on pourrait faire reculer l’acte de naissance, un peu diffus — entre ce latin vulgaire qui disait caballus plutôt qu’equus, et bientôt cheval plutôt qu’équidé, et ce gaulois persistant qui disait déjà « mégoter ». Presque deux millénaires.

      Vieille histoire…

     De même, il n’y a pas un français populaire et une langue « noble ». Le peuple, des siècles durant, ne parlait pas français du tout. Il parlait francique, breton, basque, occitan — et quelques autres, sans compter les diverses désinences de ces langues dans les micro-régions — le provençal ici, l’auvergnat là. C’est à partir du XVIème siècle, avec l’édit de Villers-Cotterêts, que le français est imposé dans les cours de justice : François Ier avait réalisé qu’il était stupide d’interroger en latin des « sorcières » qui causaient gascon (en revanche, les Anglais, toujours à la pointe du progrès, ont persisté à faire en anglais le procès d’Irlandais qui ne parlaient que le celte, et que l’on pendait sans qu’ils aient compris quoi que ce soit à l’acte d’accusation).

     Puis vint la langue du Roy, « la façon de parler de la plus saine partie de la Cour conformément à la façon d’écrire de la plus saine partie des auteurs du temps » (Vaugelas). C’était il y a quatre cents ans, à trois décennies près. Un bail. Et la langue française, c’est la superposition, en strates géologiques, des états antérieurs, des registres plus ou moins soutenus, des argots professionnels, des trouvailles verbales… À quoi diable servirait l’étude de la littérature si elle n’avait pas entre autres pour objet de donner aux élèves la connaissance et la maîtrise de ce feuilleté de langages ?

     Toutes les couches, si possible. Et les étudier dans l’ordre chronologique ne nuit pas : en rester à l’état moderne, c’est se contenter de l’humus, sans savoir quel est le sous-sol. Allez faire pousser quelque chose là-dessus…

 

     Quant à l’orthographe, elle s’est fixée, à peu de choses près, au XVIIIème siècle — avec un codicille au siècle suivant pour les ultimes modifications — « poète » et non plus « poëte ». C’est au XVIIIème, par exemple qu’on a décidé d’orthographier les imparfaits « ai » plutôt que « oi » : pendant que Voltaire écrit en français moderne, ce traditionaliste de Jean-Jacques Rousseau, qui avait appris à lire dans l’Astrée, s’obstinait à utiliser l’ancienne graphie. Tout un symbole : que les « pédagogues » modernes se réclament de l’un des plus grands réactionnaires de la langue en dit long sur leurs allégeances et leurs objectifs.

     Au passage, ceux qui réclament dans le Monde ou le Nouvel Obs, ces deux phares de la pensée grammaticale, une réforme de l’orthographe, devraient se renseigner : tout ce qu’ils proposent a déjà été mis sur la table au XVIème siècle — et récusé, pour bien des raisons ou des déraisons — une langue n’est pas forcément rationnelle— il lui arrive même d’être arbitraire…

 

     L’unité linguistique est un acquis tardif. Les sergents recruteurs de Louis XIV et de Louis XV, la Révolution surtout, œuvrèrent dans le sens de cette unification. « Il n’est bon bec que de Paris », disait-on : refuser la langue capitale, c’était risquer la peine du même nom, c’était se situer dans l’opposition au Roi, puis à la Convention. Les canons des forteresses de Vauban, à Marseille, sont tournés contre la ville, qui parlait provençal, les troupes de Marbeuf (puis les agents de Napoléon) se chargeaient des insulaires qui parlaient un corse un peu trop pur, et les Jacobins savaient bien que penser de ces paysans, soumis à l’opium liberticide, qui s’obstinaient à causer vendéen ou breton.

     La langue, après s’être imposée par les armes, est passée longtemps par l’armée : la Grande Armée, puis la conscription obligatoire furent de vrais ferments d’unité linguistique. Et il est significatif que l’abandon en rase campagne du service militaire, sans qu’on l’ait même remplacé par un service civil, ait coïncidé avec l’essor des théories fumeuses du multi-culturalisme.

     Enfin vinrent les hussards noirs de Ferry et du petit père Combes.

     Parce que le vrai ciment de l’unité linguistique, ce fut — et ça reste — l’Ecole de la République. C’est là qu’Anthony, Zineddine, Attila et Marie-Chantal apprennent à se comprendre en parlant la même langue et en fréquentant la même culture — au lieu de rester chacun sur son sous-continent culturel.

     Ou devraient apprendre.

 

     Nous sommes une nation profondément métissée, certes. Mais qui ne voit que c’est justement l’unicité de la langue et de la culture qui est la condition sine qua non de ce métissage ? Le Multiple procède de l’Un, et non le contraire. Il n’y a pas de cultures parallèles — sinon comme trace d’une nostalgie, d’un exotisme. Pas de langue parallèle — sinon comme un plus, une valeur ajoutée : je suis français, je peux donc, a posteriori, m’offrir tant que je veux le luxe d’être corse ou zoulou. L’ailleurs, c’est après. Tolérer que l’autre en reste à sa langue familiale, à son clanisme déstructurant, ce serait lui retrancher tout ce que la culture française peut lui apporter. Rien d’étonnant à ce que le régime de Vichy se soit fait propagandiste des régionalismes outranciers, et qu’il ait proscrit la Marseillaise, que sifflent de pauvres gosses déboussolés par le laxisme de l’Ecole moderne : comme ils n’ont rien appris, ils croient tout savoir. La démission scolaire, c’est l’école des sous-hommes. L’humanisme, le cosmopolitisme, l’universalisme, en un mot les Lumières, sont des concepts (nés du XVIème au XVIIIème siècle) de la maîtrise de la langue la plus achevée, de la culture la plus raffinée qui fût alors — celle de Montaigne, Montesquieu, D’Alembert ou Condorcet. La nôtre.

 

     Laisser l’enfant mijoter dans son bouillon de culture familial, quel qu’il soit, c’est, surtout, le retrancher du grand bain de la communication. Le couper de la citoyenneté — la vraie, pas celle dont se gargarisent les bien-pensants dont le « respect » de l’Autre n’est, au fond, qu’un mépris camouflé. Saint Tartuffe, priez pour nous ! L’Ecole à deux vitesses est née aussi de cet éclatement culturel qui s’est affublé du beau mot de « respect » pour mieux séparer, de fait, Mouloud et Charles-Hubert, Lætitia et Soraya.

     J’ai dit et redit, dans mes livres, que la violence est la façon de parler du barbare — au sens premier, étymologique, de celui qui balbutie le b-a-ba du grec, comme au sens Fofana du terme. La barbarie, l’impasse sur la langue et la culture, est le ferment de tous les gangs. J’expliquais, au début d’Une école sous influence, que parmi toutes les mauvaises raisons qui ont pu pousser une vingtaine de jeunes Français à torturer à mort Ilan Halimi, le fait qu’il ait été éduqué, qu’il ait parlé une langue plus pure que la leur, ne devait pas être la moindre. Les thuriféraires du langage « djeune », ceux qui, comme Jack Lang, s’extasient devant la créativité des « banlieues » et la poésie d’Orelsan, ceux qui, comme tant de théoriciens du pédagogisme, ont soutenu qu’il fallait aller vers ces jeunes au lieu de les faire venir à nous, portent une écrasante responsabilité dans les dérives de ces dernières années. L’insulte, le geste obscène, le coup de poing, sont les derniers recours de qui ne peut passer par le langage. Les conducteurs les plus cultivés, dans la cage de verre de leur automobile, en font l’expérience quotidienne. Ceux à qui on continue à refuser la culture emportent leur ménagerie de verre avec eux, partout. Fauves un jour, fauves toujours.

     La vraie exclusion, elle est là. Elle est tissée du refus d’insérer. Du refus d’apprendre.

 

     Les maniaques de l’égalitarisme, les jusqu’auboutistes des particularismes, les p… respectueuses des cultures « plurielles », devraient se couvrir la tête de cendres. Ils ont une responsabilité écrasante dans ces dérives criminelles. Ils se sont acharnés à marginaliser les exclus. Ils sont surtout coupables d’une illusion pédagogique absolument réactionnaire, au sens le plus pur du terme, celle qui consiste à croire qu’il y a un « soi » préexistant à la culture, et que pour rester soi, il ne faut fréquenter qu’avec des pincettes une culture dominante qu’il faut bien évidemment par ailleurs dénoncer, battre en brèche, et déconsidérer… En fait, on s’instruit pour devenir soi, et non pour le rester. « Rien de plus soi que de se nourrir d’autrui, disait Valéry. Le lion est fait de mouton assimilé. »

 

     La crise de l’orthographe est la partie visible, sensible, de l’iceberg de la désinstruction. L’enfant commence dysorthographié — par définition. Le petit Jean-Paul S***, à six ans,  écrivait : « Le lapen çovache ême le ten ». Fallait-il, sous prétexte de « liberté » et de « respect », le laisser dans un état qui l’aurait mis, toute sa vie, en infériorité — ou lui permettre d’être Sartre ? L’orthographe est bourgeoise, clament André Chervel et consorts. La méthode syllabique aussi, ânonnent Frackowiak, Charmeux, et quelques autres… Sous prétexte de « respect », on a légitimé des pratiques qui fabriquent des exclus. Sous le même prétexte, la même idéologie mortifère, on récuse le par-cœur que réinstituent les derniers programmes du Primaire — et, comble de cynisme, on se baptise « désobéisseur » comme si c’était un exploit. Pédagogie de la misère, misère de la pédagogie.

     Pendant ce temps, les vrais bourgeois se gavent d’écoles traditionnelles, de collèges adéquats et de lycées « classiques » — et les enfants des ZEP sont laissés à l’état sauvage.

 

     Il ne faut donc pas baisser la garde. Ni sur la syntaxe, ni sur le lexique. Ni sur l’orthographe. Ni ici, ni sur les mails ou les SMS.  Il ne faut plus tolérer que des Inspecteurs d’Académie donnent des instructions écrites aux correcteurs du Bac ou du Brevet pour qu’ils mettent la pédale douce sur les corrections. « Que je pactise ? Jamais, jamais ! » s’écrie Cyrano. La tolérance aujourd’hui, c’est l’intolérance demain. Parce que l’ignorance engendre tous les fascismes durs ou mous — l’autoritarisme en région Poitou-Charentes, TF1, et la mort de la Princesse de Clèves.

 

Jean-Paul Brighelli

 

PS. Ce blog est quasiment le seul qui, sur le Web, respecte l’orthographe. Ceux qui y voient la confirmation de l’idéologie réactionnaire de Bonnetdane sont eux-mêmes la confirmation du caractère autoritaire du pédagogisme. Barthes disait que la langue est fasciste — faisant allusion au carcan de règles qui corsètent l’expression. Mais la carence de langage l’est bien davantage — surtout quand elle est programmée.