Quoi qu’en pensent d’aucuns, je pratique assez peu l’autosatisfaction. Ce qui suit n’est donc en rien un exercice d’admiration — les miroirs qui se regardent ne réfléchissent pas grand-chose…

J’ai reçu ce matin le mail suivant :

« Cher Monsieur,
« J’ai découvert, il y a deux jours, votre excellent blog, et je suis en train d’en achever la lecture, tantôt en opinant, tantôt, je peux le dire, en jubilant. La justesse de votre propos est rehaussée d’un humour qui vient, pour ainsi dire, apporter un contrepoint plaisant à la gravité des faits que vous dénoncez.
Permettez-moi d’abord de me présenter brièvement : je m’appelle LW (1), je suis un angliciste du Midi — cela existe —, et je viens d’être reçu à l’Agrégation. Je me dois de préciser que j’ai brillamment échoué au concours du CAPES, à cause d’une très mauvaise note en didactique.
« Pour la rentrée qui vient, je suis affecté, comme stagiaire, à l’IUFM de Nice — IUFM Célestin Freinet, tout un programme…
« Je le confesse, je n’ai pas (encore) lu vos ouvrages consacrés à l’Ecole. Mais après avoir écumé les archives de votre blog, et ayant lu l’entretien qui vous opposait à M. Meirieu, je crois comprendre que la mainmise des « sciences de l’éducation » sur l’Ecole française n’est guère votre tasse de thé. Pour ma part, je n’ai évidemment pas votre expérience et votre recul, mais l’année de préparation que je viens de passer en IUFM (PLC1, dans le jargon des cuistres) m’a permis de sonder l’effroyable vacuité des principes pédagogistes.
« J’appréhende tout particulièrement l’année qui vient, car je me suis laissé dire que, sous les lambris grisâtres des Temples de la Didactique, le formatage était de mise, et les pressions et chantages monnaie courante. Je suis résolument rétif au Jabberwocky pompeux des pédagogos, et je mesure avec une certaine douleur l’écart qui peut exister entre, d’une part, les exigences encyclopédiques du concours d’Agrégation, et, de l’autre, la tyrannie du non-savoir que l’on enseigne (que l’on impose !) aux futurs enseignants.
« Car le professeur d’anglais n’est pas là pour parler de Shakespeare, ou de Byron et Shelley. Il n’est pas là pour parler de grammaire (laquelle doit nécessairement être « inductive et implicite », voyons !). Il n’est pas là pour parler de Mary Stuart ou de Jefferson.
« D’ailleurs, il n’est pas là pour parler. Il est là pour écouter…
« Il n’est pas là pour instruire. Il est là pour inciter les « apprenants » à « bâtir du sens »…
« Il n’est pas là pour transmettre le savoir (naïfs que nous sommes !). Il est là pour « favoriser l’émergence des savoir-faire, des savoir-être, des savoir-devenir » !
« Sic transit …
« Le rôle du professeur de langues semble être celui d’un (mauvais) guide de conversation. Or, n’en déplaise à nos scientologues de l’éducation, je n’ai pas passé le concours pour être professeur de conversation… Bien sûr, les élèves, dans un cours d’anglais, se doivent de parler anglais. Mais encore faut-il leur donner, au préalable, les moyens de s’exprimer dans cette langue ! On ne découvre pas les mécanismes et richesses d’un idiome (a fortiori la culture qui y est attenante…) tout seul. L’idée de l’élève-Champollion est tout simplement criminelle. Les pédagogistes crèvent les yeux et brisent les tympans de générations d’élèves.
« On rapporte que, lors d’une session de formation IUFM, un stagiaire avait imprudemment parlé de transmission des savoirs. Un formateur aurait répliqué sèchement : « il n’y a que les maladies qui se transmettent »… « Edifiant.
« Or, le savoir se transmet. Le savoir DOIT se transmettre. Et pour cela, je ne vois pas d’autre voie efficace que la vieille pédagogie « frontale ». Peut-être pas la meilleure, certes, mais — pour paraphraser Churchill — la pire à l’exclusion de toutes les autres…
« Du reste, même si l’on ne pouvait utiliser que l’anglais, passée la porte de la salle de cours, il serait illusoire de penser qu’à raison de trois heures par semaine dans un contexte français, on puisse former des bilingues. « D’autre part, il me semble que les langues étrangères ressortissent au vieux cadre des Humanités, et que, par conséquent, l’alpha et l’oméga d’un cours d’anglais (ou d’allemand, ou d’italien…) n’est pas d’atteindre la capacité à déchiffrer les inscriptions imprimées sur une boîte de conserves (fussent-elles de baked beans…) ou à raconter à ses copains les péripéties de la dernière émission de télé-réalité (fût-elle Big Brother…).
« Il va sans dire que j’aurai du mal à faire part de ces quelques considérations aux gens de l’IUFM sans être aussitôt accusé d’être un élitiste, un passéiste, un réac, voire, tout simplement, un Agrégé (on m’a dit qu’il s’agissait presque d’une insulte, pour certains). Personnellement, tout cela ne m’ennuierait pas si les IUFM (disons plutôt les I.U. Infâmes…) ne disposaient pas de cet exorbitant pouvoir (parfaitement indu) qu’est la validation du stage. C’est-à-dire, ni plus ni moins, de l’avenir de jeunes enseignants, tous corps confondus. Les décisions de certaines coteries de médiocres ont apparemment une valeur supérieure aux décisions des jurys d’Agrégation eux-mêmes (je ne cite que l’Agrégation ici car, Dieu merci ! il s’agit du seul concours qui soit encore épargné par la didactique, même si la voie interne est déjà touchée…). Et encore, j’ai conscience d’être privilégié, par rapport aux Certifiés qui, eux, doivent tout subir, tout boire, tout avaler ad nauseam. Mais pour tous, l’épée de Damoclès est là, et bien là.
« Mais le temps passe, je devine que le vôtre est précieux, et je sais que mes propos vous sont, pour une large part, familiers. Je ne voudrais pas vous quitter, cependant, sans vous avoir exprimé un attachement profond pour ce que vous exprimez si joliment en ces termes :
« L’éducation « libérale » de Montaigne (…) lui permettait de parler aussi bien au roi qu’à ses « gens », comme on disait alors. De fréquenter Cicéron aussi bien que La Boétie ou Ronsard vieillissant. De se rendre en Italie (…) sans souci majeur, et d’y apprécier à leur juste valeur les sculpteurs romains et les peintres de la Renaissance. C’est-à-dire maîtriser le passé et le présent (…) »
« Nous avons certainement des divergences, politiques, ou philosophiques, et c’est heureux. Mais au-delà de ces contingences, je voudrais vous assurer de ma pleine adhésion à cette conception de l’éducation, ou, plutôt, de l’Instruction publique, que vous résumez ainsi :
« (…) ce que je voudrais aujourd’hui pour tous : pas un « socle » au rabais, mais un monument entier. L’élève formé(e) par le système scolaire devrait ressortir du lycée avec la maison France sur le dos. »
« Veuillez croire, cher Monsieur, en mes sentiments les plus amicaux et respectueux… »

LW

(1) LW comme Lewis Caroll… Je me suis autorisé cette plaisanterie parce que l’auteur évoquait cette extraordinaire créaion verbale qu’est le Jabberwocky d’Alice.

J’ai donc demandé à l’auteur l’autorisation de publier son texte, après les précautions d’usage. Et il a bien voulu m’accorder cette faveur. Je livre ci-dessous sa réponse :

« Cher Monsieur,
« L’intérêt que vous portez à mon message d’hier me fait bien plaisir. Vous êtes évidemment libre de l’utiliser à votre guise sur votre blog. Evidemment, même si je n’éprouve pas un soupçon de honte pour ce que j’ai écrit, il me semble que, eu égard aux circonstances présentes (et au fait que, de surcroît, je ne sois que stagiaire), l’anonymat est garant d’une certaine sécurité.
« C’est avec joie que je resterai en contact avec vous, et je n’hésiterai pas, comme vous me le suggérez, à vous faire part des inepties pédagogistes de nos responsables de formatage… pardon, de formation.
J’espère, mais hélas ! sans trop d’illusions que le nouveau gouvernement, ou l’un quelconque de ses avatars futurs, saura mettre fin au règne des pédagogos en déboulonnant les IUFM. Je crois savoir que M. Darcos, Agrégé de Lettres, est assez hostile aux Imposteurs Unis de la Fatuité Magistrale, mais pourra-t-il réformer ? That is the question. J’ai cru comprendre que les cercles pédagogistes étaient protégés par quelques syndicats puissants…
« En tant que linguiste angliciste, je peux vous dire que je suis un peu effaré de retrouver, dans les papiers officiels, voire les intitulés d’exercices, des expressions tout droit sorties de certains traités de linguistique contemporains… Je ne sais pas ce qu’il en est en Lettres, mais en Anglais, environ trois écoles grammatico-linguistiques se disputent les prébendes universitaires. Toutes ont en commun d’être des linguistiques de l’énonciation (pragmatique post-structuraliste…). Or, utiliser un jargon abscons, entre spécialistes et chercheurs de haut niveau, à l’université, est une chose. Transférer (pour utiliser un mot à la mode) ce jargon, tel quel, dans le Secondaire, c’est absurde. C’est ainsi que l’on se retrouve à devoir parler d’énonciateur, co-énonciateur, décrochage temporel, etc. Je crois savoir qu’il en est de même en Français. Et encore, les rares fois où vous êtes théoriquement autorisé à faire de la grammaire.
« J’ai naturellement des contacts avec des professeurs d’anglais enseignant dans toute la France. Or, un grief majeur revient sur toutes les lèvres : la mauvaise maîtrise du Français de leurs élèves. En effet, on ne peut espérer apprendre une langue étrangère que si sa propre langue maternelle est parfaitement maîtrisée : orthographe, syntaxe, grammaire, niveaux de langue, connaissance du vocabulaire,… Or, cette exigence fondamentale fait malheureusement défaut dans bien des cas. Je suis convaincu de l’importance primordiale du Français dans le système scolaire. On ne bâtit pas un château sur un sable mouvant… C’est pourquoi je suis opposé (en tout cas pour le présent) à l’enseignement des langues vivantes en primaire, sorte de gadget médiatique mis en place dès 1989. D’autant que les élèves ayant suivi ces cours ne sont pas particulièrement meilleurs en langue que les autres… Personnellement, je n’ai jamais connu ce système, j’ai commencé l’Anglais en 6ème, je ne suis devenu un bon élève dans cette discipline qu’en Seconde, et cela ne m’a pas empêché d’arriver jusqu’au concours… On parle même aujourd’hui de commencer la deuxième Langue Vivante, non plus en 4ème, mais en 5ème… Non content d’esquicher le Français jusqu’à l’asphyxie, on commence à faire de même avec la première Langue Vivante. En s’imaginant que, plus on s’y prend tôt, et mieux on apprend. Ce qui n’est pas faux, notez bien, mais à la condition expresse de bien vouloir enseigner quelque chose ! Et de manière solide !
« Quant à nos collègues des Langues Anciennes, j’ai une pensée émue pour eux –requiescant in pace…
Pour en revenir au stage IUFM, vous savez sans doute que, depuis quelques années, le fameux « mémoire professionnel » que l’on impose honteusement aux Certifiés a également contaminé le stage des Agrégés. Cela allant dans le mouvement voulu par certains, d’établir un corps unique « de la Maternelle à l’Université ». Or, il y a une controverse quand à l’utilité dudit mémoire. M. Ferry (le Jeune) avait concédé aux IUFM la nécessité pour les stagiaires Agrégés d’en entreprendre la rédaction, tout en spécifiant noir sur blanc qu’il ne pourrait en aucun cas compter pour la validation des stagiaires en question. Pour ce point, comme pour d’autres, je suis donc dans le flou le plus total. Je ne manquerai pas de vous préciser l’évolution de la situation à ce sujet. Plus généralement, je tâcherai de repérer les éléments susceptibles de vous intéresser, afin de vous les transmettre.
Mais je m’aperçois une fois de plus de la longueur invraisemblable de ce qui ne devait être qu’un court message, et je m’arrête ici.
« Encore merci pour votre blog et vos écrits.

Toutes mes amitiés… »

LW

Nous manquions de témoignages de professeurs de langues. J’avais évoqué dans « À bonne école » (partout en vente en Folio dès le milieu du mois !) le cas de cette angliciste de la région bordelaise qui avait eu le culot de faire travailler une classe (difficile) de Troisième ZEP sur Roméo et Juliette, au lieu de se cantonner à une resucée simplifiée d’articles de journaux — jusqu’à faire jouer la pièce sur une vraie scène, avec un succès mérité. Il faut savoir résister aux cris des coyotes. C’est vrai dans toutes les langues — à commencer par le Français.
Simplement, je rappelle à mon honorable correspondant que la réforme des IUFM ne dépend pas de Xavier Darcos, mais de Valérie Pécresse. Et que, comme il le dit lui-même, les pédagogistes se sont constitué, au fil des ans, des forteresses d’où ces hommes prétendument de gauche font aujourd’hui les yeux doux aux hommes — et aux femmes — au pouvoir. Sans doute parce que leurs convictions s’arrêtent devant les impératifs de carrières.

Jean-Paul Brighelli