Une affaire récente et parfaitement monstrueuse m’incite à préciser ma pensée.
Le « barbare », à l’origine, c’est celui qui ne parle pas grec — ou, si l’on préfère, qui ne parle pas la langue de la culture.
Et celui qui la parle mal fait des « barbarismes ».
Pour avoir entendu récemment un enseignant en « sciences » de l’éducation préconiser à des étudiant ssagement béats l’utilisation massive de barbarismes sous prétexte que « cela se dit », je sais ce qu’il en est de la pensée unique qui prétend nous gérer : ces gens-là sont prêts à glisser du barbarisme à la barbarie.
Dans le Monde daté du 7 mars, Barbara Lefèvre (enseignante, auteur avec Eve Bonnivard d’Elèves sous influence, Audibert, 2005) montre d’ailleurs merveilleusement le lien entre ces deux termes. Et dussent les administrateurs de ce blog (mais après tout, le Midi Libre a quelques liens avec le Monde, non ?) me taper sur les doigts, je le reproduis ci-dessous avant qu’il ne se perde.
Et que l’on ne me dise pas que je fais des amalgames : ceux qui sont tout béats devant les « contre-cultures » (faut-il vraiment que j’explique qu’il n’y a pas, qu’il n’y a jamais eu d’autre culture que la culture dominante, et que tout le reste est fariboles ?) et les « communautés », ceux qui ont institué l’enseignement « citoyen », peuvent être tenus pour responsables des dérives de l’appareil éducatif — et des dérives des élèves, apprises sur les bancs de l’école, chaque fois que l’on n’a pas mouché l’arrogance d’un petit voyou qui vous jette : « C’est votre avis, c’est pas le mien ».
Bonne lecture, et bon appétit.
JP Brighelli
Des barbarismes à la barbarie.
« Les tortionnaires d’Ilan Halimi, meneurs, rabatteuses, conseillers, exécutants, tous sont de jeunes Français d’origines diverses. Ils ont un point commun : s’être connus à l’école. Alors tournons-nous vers cette école de la République, lieu de transmission culturelle pour les uns, mais aussi terreau de la haine verbale pour tant d’autres.
« La violence verbale est le lot quotidien des acteurs du monde éducatif, et notamment dans ce coeur fondamental de la sédimentation identitaire, le collège, où l’adolescent bataille avec la délicate question de l’intégration au groupe. C’est là que se forgent ces langages meurtriers, cette barbarie verbale du quotidien qui conduit certains – et pas les plus fragiles, au contraire – au passage à l’acte. Il faut vivre au quotidien ces laboratoires de la haine de l’Autre que sont devenus beaucoup de nos établissements scolaires – qu’il s’agisse de ZEP ou d’écoles de centre-ville. Pour que soient abolies les barrières morales empêchant le passage à l’acte meurtrier, il faut déshumaniser l’Autre. Cela commence par les mots. Ce langage de rejet et de haine est radical, il ne fait pas dans la nuance, il est ce « noyau de condensation redoutable où de furieuses énergies s’accumulent » (Jean-Pierre Faye).
« La fille est une « pute », une « salope », une « tas-pé ». Certains de ceux qui s’expriment de la sorte au quotidien sont des adolescents amateurs de films pornos et de chanteurs aux textes « engagés » d’une exquise poésie ; les mêmes prétendent par ailleurs veiller au respect de leur mère et soeurs. Un jour, un des leurs va plus loin en s’adressant à une adulte, son enseignante enceinte à qui il déclare « j’vais te lécher le… ça va te faire descendre ton enfant ». Celui qui, en octobre 2002, a brûlé vive Sohane dans un local à poubelles parce qu’elle avait osé dire « non » a été applaudi par ses supporteurs lors de la reconstitution. Barbarismes et barbarie se rejoignent : les mots ont participé à réduire l’humain à une chose. Le jeune collégien qui découvre la différence de son identité sexuelle ne joue pas le jeu de la violence machiste adolescente, préfère la compagnie des filles à celle de ses congénères masculins, c’est le « pédé » harcelé, stigmatisé. Un jour de février 2004, Sébastien Nouchet est vitriolé au bas de son immeuble car les homosexuels sont des sous-hommes.
« Inutile de s’étendre sur l’usage du mot « juif » dans les couloirs de nombre d’écoles depuis de nombreuses années. Il est une insulte en soi qui ne nécessite même pas de lui accoler d’adjectif dépréciatif. Cela expliquant que certains des acteurs éducatifs n’y voient pas d’antisémitisme : « C’est leur façon de parler, ils ne l’entendent pas dans le même sens que nous. » C’est bien là tout le problème. Cette fracture linguistique qui s’aggrave n’a pas fini de venir tarauder nos sociétés. Il faut aussi savoir ce que subissent les « bons » élèves ou en tout cas ceux qui jouent le jeu de l’école. Un collégien d’origine chinoise, coréenne ou du sous-continent indien peut se voir traiter de « juif », ce qui signifie dans l’imaginaire antisémite traditionnel qu’il est hypocrite et joue double jeu pour s’en sortir.
« Ne pas se dire en toute occasion victime des discriminations (sociales, religieuses, ethniques), décider que l’école est le seul moyen de réussir, bref, faire le pari de la modernité même si elle est « occidentale » : autant de raisons pour être stigmatisé par les petits tyrans peuplant les rangs des exclus du système. Ces « faibles » dont on n’a jamais voulu exiger le meilleur n’ont de fait qu’une obsession : la thune, à leurs yeux seul vecteur de reconnaissance sociale.
« Bienvenue dans le ghetto scolaire fabriqué par nos élites progressistes, adeptes de la contre-culture, surtout quand elle ne vient pas se frotter de trop près à leurs enfants à l’abri dans des établissements prestigieux ou privés. Merci à l’angélisme pédagogique des chercheurs des années 1980 et autres sociologues qui ont contribué à ringardiser la fonction d’éduquer en expliquant que l’école est d’abord « un lieu de vie » où nous sommes tous, adultes comme élèves, des égaux. Bienvenue dans l’école de Babeuf !
« Les barbarismes langagiers préparent le terrain conduisant aux crimes les plus barbares. La cristallisation opérée par la pression du groupe, la présence d’un meneur charismatique, l’inculture et une pincée d’idéologie faisant l’apologie de la violence au nom de valeurs transcendantes, et le tour est joué : le « gang des barbares » est prêt à mettre ses « idées » en pratique. Ignorer le terreau sur lequel pousse cette haine irréductible de l’Autre, c’est continuer de s’aveugler. Et qu’on ne vienne pas nous parler de communautarisme : cette barbarie-là nous interpelle tous. Ma fille n’est pas une jeune Française d’origine maghrébine vivant à Vitry, mon frère n’est pas homo, mon cousin n’est pas juif, ça ne me concerne pas. Pas encore…
« A sa secrétaire, Hitler avait dit un jour : « La parole jette des ponts vers des horizons inconnus. » Le mécanisme du Sprachregelung (les « règles de langage » dans le vocable nazi) qui permit d’encoder le crime et de maintenir l’ordre mental nécessaire à sa perpétration se prolonge quand une société tolère que sa jeunesse vive au quotidien, à l’école même, dans la barbarie verbale. Cette société n’est-elle pas ensuite hypocrite lorsqu’elle s’indigne de compter des barbares dans ses rangs ? »
BARBARA LEFEBVRE
D’aucuns doutent peut-être que l’honorable quotidien du soir, si favorable jusqu’ici à la pensée Meirieu and Co, comme il y avait autrefois une « pensée Mao-Tsé-Toung », ait osé faire paraître cet article. Mais les temps changent, et ce ne sont pas les girouettes qui tournent, c’est le vent. Alors, courez vérifier mes sources sur
http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3232,36-748325,0.html