Les études de Lettres se meurent — j’ai eu l’occasion de le déplorer ici même il y a quelques mois.
L’un des arguments de ceux qui iraient avec plaisir à leur enterrement est le peu de rapport des Belles-Lettres avec les réalités économiques. Au nom de ce principe imbécile, on a sacrifié des centaines d’heures de Français, on a « technicisé » sous un vocabulaire faussement savant l’étude des textes, on a voulu actualiser la littérature en la tirant à toute force vers l’Argumentation, ce pinacle des crétins. Et on voudrait aujourd’hui encore multiplier les visites d’entreprises, ouvrir l’esprit d’adolescents qui ne nous ont rien fait aux « réalités économiques » — bref, nous baignons dans une idéologie utilitariste qui tue la littérature, et, en fait, détruit l’économie.
Car il faut singulièrement manquer d’intelligence pour ne pas voir que la littérature est la clef de l’économie. Les grands dirigeants anglais sortent d’(Oxford, de Cambridge ou d’Eton — et Démosthène les prépare admirablement à se diriger dans la City.

Comme je pourrais passer pour juge et partie, je me suis amusé à adapter un article paru il y a dix jours dans l’International Herald Tribune (21/22 juillet), sous la plume de Harriet Rubin (dernier ouvrage paru : « Dante in love » — pourquoi n’y aurait-il que Shakespeare ?). Elle a rencontré un certain nombre de très grands chefs d’entreprises américains, et les a interrogés sur leurs lectures — plus globalement, leur rapport au Livre. L’origine de l’article explique les références majoritairement anglo-saxonnes des interviewés : quelles seraient les références des « managers » français ?
Et s’ils n’en ont pas, si la littérature est déjà rangée, pour eux, au rayon des cadavres, peut-être tient-on là une clef du déclin français.

IHT, 21/22 Juillet 2007

« Michael Moritz, l’expert du capital-risque qui a eu le flair d’investir tôt dans Google, Yahoo, YouTube ou PayPal, et de les amener sur le marché, pourrait passer pour le parangon des nouvelles technologies. Pourtant, ce sont les livres — les milliers de livres qui occupent sa bibliothèque dans sa résidence de Bay Area —, qui sont l’objet le plus constant de sa pensée. « Ma femme dit en plaisantant que je suis l’Imelda Marcos des livres », dit-il (on sait que l’épouse de l’ex-dictateur philippin collectionnait les chaussures). « Dès qu’un livre entre dans la maison, il est assuré de ne plus en sortir. Et comme je ne me suis jamais résolu à en abandonner un seul, ils s’accumulent en strates sédimentaires… »
Les vrais leaders sont de vrais lecteurs et se construisent des bibliothèques personnelles dédiées à l’art de la pensée bien plus qu’aux techniques de compétition. Et cela coûte cher : Ken Lopez, libraire à Hadley, Massachussets, affirme que l’on ne peut monter une bibliothèque digne de ce nom à moins de trois ou quatre cent mille dollars.
C’est sans doute la raison pour laquelle les dirigeants d’entreprises protègent bien davantage le secret de leur bibliothèque que celui de leur vie sexuelle ou de leurs comptes bancaires. Quel membre directeur de Nike, par exemple, a eu le privilège de franchir le seuil de celle du fondateur de la firme, Phil Knight, qu’une simple porte séparait pourtant de son ancien bureau ? Pour entrer, il fallait ôter ses chaussures, et se courber, tant le plafond était bas, l’espace resserré, intime. Tant cet homme secret, aujourd’hui à la retraite, demandait de révérence pour ces volumes de poésie, d’art et d’histoire de l’Asie, qui sont encore dans le quartier général de la firme — et régulièrement consultés par Knight, qui à bientôt 70 ans affirme : « J’apprends chaque jour… »
Steve Jobs, le fondateur d’Apple, a récemment vendu sa collection des œuvres de William Blake, ce poète visionnaire, à demi-fou, du XVIIIème siècle pour lequel il dit avoir un amour « inextinguible ». Et peut-être les historiens futurs devront-ils remonter jusqu’à l’auteur de « Lullaby » pour comprendre comment sont nés Pixar, le i-Pod et le i-Phone…
S’il y a un slogan commun à tous ces PDG grands lecteurs, c’est sans doute : « N’écoute pas tes maîtres, écoute les maîtres de tes maîtres ». C’est la devise de David Leach, l’un des patrons de l’American Medical Association. N’a-t-il pas lui-même rassemblé, dans une cabane construite dans les bois de Caroline du Nord, les œuvres complètes… d’Aristote ?
Inutile de chercher un quelconque best-seller dans ces bibliothèques. « J’essaie de varier mon régime de lecture, et je lis aussi bien de la fiction que des essais », explique Moritz. « Fort peu de bouquins de management, ajoute-t-il en souriant, sinon le « Swimming across » d’Andy Grove, qui n’a pas grand-chose à voir avec le business, mais traite surtout de la formation spirituelle et émotionnelle d’un homme remarquable. Et je relis, régulièrement, « les Sept piliers de la sagesse », de T.E. Lawrence — Lawrence d’Arabie —, avec son lyrisme désespéré, ses paysages étranges et toutes les ruses de l’imagination d’un homme si exceptionnel. Sans doute le meilleur livre écrit à dos de chameau sur l’art de conduire les foules… »
Les étudiants en techniques de pouvoir, s’ils en croient John Windle (patron d’une grande entreprise de bibliophilie de San Francisco), noteront que ces managers peuvent tout aussi bien collectionner des livres sur le changement de climat — récits du XVème siècle de grandes sécheresses égyptiennes, et analyses de tablettes sumériennes sur des cataclysmes climatiques exceptionnels. Ou s’enthousiasmer pour la première édition de l’Origine des espèces : Darwin est de plus en plus « moderne ».

Quant au rangement des bibliothèques, c’est une autre histoire. « Mes livres sont classés par sujets, par centres d’intérêt — de quoi faire transpirer d’angoisse n’importe quel bibliothécaire », explique Moritz.
Ne serait-il pas possible, en lisant dans l’ordre où il les a lus, un peu comme on suivrait une recette, tous les livres qu’a dévorés Phil Knight, de deviner la pensée qui se dissimule derrière tous ses actes — à commencer par la conception d’un nouveau sneaker ? Les chefs d’entreprise comme les autres lecteurs cherchent sans doute, selon le mot de Borgès — grand lecteur et grand bibliothécaire avant d’être un immense écrivain — « le livre où se trouve la formule qui donnera la clef de tout le reste ».

Rien de bien nouveau quand on y pense : les bibliothèques ont toujours offert une biopsie du pouvoir.
Elisabeth Ière, fondatrice de l’empire britannique, baignait dans l’histoire romaine — elle avait elle-même traduit en anglais nombre de livres originellement en latin — et gardait soigneusement sous clef, dans sa chambre à coucher, une traduction française du « Prince » de Machiavel, cette bible sur l’art de conquérir les royaumes et de renverser les républiques, alors qu’elle en avait interdit la lecture à ses sujets… Churchill, après avoir été éloigné du pouvoir en 1945, alla soigner cette terrible blessure narcissique dans sa bibliothèque, et il y puisa, six ans durant, de quoi reconquérir le pouvoir. Au fil des ans, un homme comme Michael Milken, l’aventurier de la Bourse qui exploita avec tant de brio la vogue des junk bonds, avant de tourner philanthrope, a collectionné les biographies, pièces de théâtre, essais et autres documents consacrés à Galilée, cet autre renégat qui fut lui aussi emprisonné — et réhabilité par l’Histoire.
Dee Hock, l’inventeur de la carte de crédit, le fondateur de Visa, avala quelques milliers de livres avant de trouver Celui qu’il cherchait. Il bâtit pour eux une bibliothèque extravagante, une aile entière, sur 700 m2, dans un manoir de stuc rose bâti au sommet d’une colline de Pescadero, — en Californie, bien sûr. C’est là, entre les plus grands philosophes et les meilleurs romanciers, qu’il rêva le mot d’ordre de la carte Visa —« chaordonnée », dans la mesure où elle combinait l’ordre et le chaos. Et c’est là qu’il trouva finalement le livre qui contenait — pour lui — tous les autres, le « Rubbaiyat » d’Omar Khayyam, le poème qui narre les dangers de la grandeur et l’instabilité de la fortune.
C’est que la poésie tente bien des chefs d’entreprise.
« Je sermonne régulièrement mon staff en leur demandant de me dénicher des poètes comme managers », dit Sidney Harman, fondateur des Harman Industries, qui produisent des systèmes de sonorisation sophistiqués pour voitures de luxe, théâtres et aéroports. Harman a une bibliothèque dans chacune de ses trois résidences, à Washington, Venice (Californie) et Aspen (Colorado). « Les poètes sont les penseurs des origines. Ils appréhendent la complexité de notre environnement, et ils réduisent cette complexité à quelques éléments simples dont ils nous donnent la clef. »
Mais il n’est jamais tombé sur un poète qui désirât vraiment devenir manager. Alors il a procédé autrement : il s’est fait recenseur de poètes, collationnant dans les œuvres de Shakespeare ou de Tennyson les citations qui lui paraissaient les plus fécondes, — allant même chercher la poésie dans « la Mort d’un commis-voyageur » d’Arthur Miller, ou dans « l’Etranger » de Camus, afin de définir ce que pouvait être la dignité de l’homme au travail. Et ces maximes l’ont aidé à bâtir des usines particulièrement attentives à l’Homme.
Harman lit les livres aussi méthodiquement que les écrivains les rédigent. Ainsi, pendant deux ans, il n’a pas fait un voyage sans emporter avec lui « la Cité de Dieu », de E.L. Doctorow. Il a pris le temps de lire lentement le roman, le reposant sur son étagère entre deux déplacements, avant de le reprendre pour le prochain voyage.
« Presque tout ce que j’ai lu m’a été utile — science, poésie, politique ou romans. Je m’intéresse à l’épistémologie avant tout — et à l’art d’apprendre. Les livres m’ont en particulier conféré un vrai esprit critique — en affaires comme au golf, qui est sans doute la métaphore la plus signifiante de ce qu’il y a de plus intéressant dans la vie. Ma bibliothèque est constituée d’ouvrages auxquels je reviens inlassablement. »

C’est justement une bibliothèque — vide, à l’exception d’une échelle qui permettait d’accéder aux derniers rayons — qui a séduit Shelley Lazarus, qui dirige la grande firme de publicité Ogilvy & Mather, lorsqu’elle a visité pour la première fois la maison, construite en 1740, qu’elle a achetée dans le Berkshire. « Quant mon mari et moi avons emménagé ici, nous pensions ne jamais pouvoir remplir une telle bibliothèque… Et la semaine dernière j’ai compris que nous devions d’urgence bâtir une annexe… Je ne peux pas me séparer de mes livres — une fois lus, ils sont comme une part de moi. Je suis à la tête d’une compagnie mondialisée, et tout m’attire — différents pays, différentes cultures, et différentes façons de poser les problèmes — et de les résoudre. Bref, je lis à la fois par plaisir, et par goût. Daniel Ogilvy disait que la pub est un champ immense, et que tout y fait ventre, si je puis dire. C’était me donner un permis de lire — tout lire. » »

pcc : Jean-Paul Brighelli

PS. Je rouvre la note un court instant pour signaler que le livre qui a le plus inspiré les économistes d’inspiration libérale, aux Etats-Unis, est un roman « Atlas shrugged », paru en… 1957, et qui figure toujours en seconde position des livres les plus lus aux USA après la Bible. L’auteur, Ayn Rand, y fait l’apologie du laissez-faire économique à travers une fiction significative — et il est tout aussi significatif que le livre n’ait jamais été traduit en français, sinon dans une version ancienne, très fautive et sans intérêt.