Le confinement a été pour nombre d’entre nous l’occasion de lire ou de relire. Entre autres choses, j’ai dévoré l’intégrale des romans qu’Andrea Camilleri (dont j’aurais dû faire la nécro l’année dernière, mais sa mort m’a saisi — le mort saisit toujours le vif — en plein repos estival) a consacré au commissaire Montalbano.
L’excellente traduction de Serge Quadruppani donne à ces récits une saveur particulière, où je retrouve toute la Sicile que je connais et que j’aime, même si je maîtrise mieux Palerme que Porto Empedocle, la localité où est né Camilleri et qu’il a transposée dans l’imaginaire Vigàta de ses romans. Et peu me chalent les critiques que tel italianisant lui adressera, on n’est pas en version d’agrég, et l’adaptation de Quadruppani, largement empruntée au patois provençal — mais pas que — reconstitue magnifiquement le dialecte sicilien réinventé par Camilleri.
Ce qui paraîtra curieux au néophyte, c’est que la mafia, spécialité sicilienne comme la cassata du même nom, est rarement au premier plan dans ces intrigues sanglantes. Mais elle est partout en toile de fond — elle et la démocratie chrétienne. Les cataferi, les cadavres qui pullulent dans ce terroir plein d’« oliviers sarrasins » et de drailles défoncées sont rarement tués à la lupara. Mais la Mafia fait partie du paysage, des institutions, de la vie (et de la mort) de la Sicile. Elle a ses hommes liges, politiciens mielleux et corrompus, et ses tueurs de l’ombre — les uns et les autres objets des emportements de Montalbano, homme de la Gauche Désabusée, le seul parti auquel peuvent se rallier les grands sentimentaux des causes absolument perdues.
Loin de moi l’idée de vous raconter tel ou tel roman. Ce sont des récits de procédure policière, centrés sur le commissariat tout entier de Vigàta, même si sa figure centrale est Montalbano. Comme Steve Carella était la figure centrale du 87ème Precinct d’Ed McBain, ou Martin Beck le héros mélancolique des dix romans de Maj Sjöwall et Per Wahlöö, que j’ai lus aussi pendant le confinement, et que Montalbano, grand lecteur et fin lettré, parcourt à l’occasion. Quelques hommes à forte personnalité, du séducteur incurable au naïf de la crèche surdoué en informatique en passant par le maniaque de la fiche d’état-civil, combattent les passions exacerbées par un paysage brûlé de soleil ou esquinté d’orages bibliques — les excès climatiques sont une part essentielle de ces œuvres.
Et comme un enquêteur mange comme vous et moi, les pauses de Montalbano, dans la gargote d’Enzo ou grâce aux soins attentifs de sa bonne, Adelina, sont toutes d’une gastronomie raffinée.
Serge Quadruppani a rassemblé en 2009, sous le titre À la table de Yasmina (co-écrit avec Maruzza Loria), les meilleures recettes de cette cuisine ultra-méditerranéenne, qu’ils ont fait précéder de sept récits du temps de Roger Ier (c.1031-1101), cadet des Tancrède de Hauteville, parti reconquérir la Sicile, alors sous domination musulmane.
Il se trouve que j’ai enseigné 5 ans au Neubourg, dans l’Eure, et je me rappelle le visage ahuri de certains élèves, qui ne connaissaient des Arabes que le quartier de la Madeleine à Evreux et n’en avaient pas bonne opinion, lorsque je leur appris qu’existait à Palerme un style architectural dit, « arabo-normand ». Ces Vikings à peine christianisés se sont effectivement plu à mixer dans une paix durable les diverses composantes de la culture sicilienne. L’Opera dei Pupi, ces marionnettes qui rejouent inlassablement les conflits chevaleresques entre les doigts des montreurs siciliens, se souviennent de ce choc des cultures… Frédéric II de Hohenstaufen (1194-1250), ce pur génie qui régna sur l’île et tout le sud de l’Italie, parlait couramment l’arabe, ce qui lui permit de prendre Jérusalem au cours de la sixième croisade sans coup férir : le sultan Malik al-Kamel et lui firent semblant de se battre, partagèrent sans doute un agneau rôti et signèrent le Traité de Jaffa. Au grand dam du pape Grégoire IX qui aurait préféré un bon petit génocide bien chrétien. Le livre de Jacques Benoist-Méchin, Frédéric de Hohenstaufen ou le rêve excommunié (Perrin, 1980) vous donnera sur le sujet tous renseignements utiles.
Quadruppani et Maruzza Loria ont donc tissé leurs récits historiques de menus qui le sont tout autant — à ceci près (mais l’anachronisme est justifié par les bonnes intentions) que la tomate n’était pas encore apparue sous le ciel européen au XIIe siècle. Peut-être ont-ils pensé au roman de Simmel, On n’a pas toujours du caviar (1966), où le héros fait lui aussi des pauses culinaires détaillées. Si donc vous voulez la vraie recette de la caponata ou des paupiettes d’espadon que déguste régulièrement Montalbano, si vous ignorez encore ce que sont les « calamars de terre », si vous ne savez pas comment assaisonner les rigatoni (la recette « al forno » est un pur délice), et que vous maîtrisez mal la dorure finale des arancini, ce livre est pour vous. Et dans le cours des enquêtes de Camilleri, vous trouverez encore la recette des pâtes ‘ncasciata, ou l’évocation du goût unique des soles pêchées au harpon et jetées directement dans l’huile chauffée sur un réchaud au gaz amené dans la barque — avec un filet de citron. Un goût, avoue Camilleri, qu’il recherchait encore soixante ans plus tard.
Mais c’est à ça aussi que sert la littérature : à retrouver les saveurs oubliées — et pas seulement celle des madeleines.
La littérature policière entretient avec la cuisine des relations au minimum conjugales (il en est ainsi pour Mme Maigret, dont ce vieux facho de Robert Courtine, alias La Reynière, a rassemblé en 1974 le Cahier de recettes), et, mieux, adultérines — étant entendu que l’adultère procure des sensations plus raffinées que l’amour bourgeois, comme le rappelle avec toute son exquise pudeur Blanche Gardin : « Je suis devenue une femme, moi, le jour où j’ai couché avec un homme marié… C’est là, moi, que je suis devenue une femme… Le jour où tu te fais doigter par une main avec une alliance dessus, là, il se passe quelque chose… »
Le roman noir américain va trop vite, il consomme trop d’alcool, Arlette Lauterbach et Alain Raybaud ont eu bien du mérite à trouver de quoi alimenter leur Livre de cuisine de la Série noire (2009). Le roman scandinave n’a rien de très attirant — je vous laisse le poisson faisandé cher à Arnaldur Indridason. Il faut, pour que la gastronomie commence, la France de Simenon, l’Italie de Camilleri, à la rigueur l’Espagne de Manuel Vázquez Montalbán, dont Montalbano est le fils… adultérin.
Au fond, faire la cuisine participe du même mécanisme mental que débrouiller un meurtre. Trouver les produits, rejeter les fausses pistes — le surgelé, par exemple — et les solutions toutes faites (la sacro-sainte escalope milanaise, haïe de notre héros, ou la pizza, radicalement absente des 27 volumes traduits à ce jour), et traquer, à chaque mastication, les arrière-pensées du cuisinier, l’attaque vive du piment, la longueur en bouche des pâtes aux oursins ou la suavité salée du caciocavallo…
Sans compter qu’à l’exemple de Montalbano, ne pas parler en mangeant fait partie du rituel : les doux aveux viendront plus tard. Oh, comme je les déteste lorsqu’elles babillent au-dessus des sardines en becfigues…
Lisez, relisez Camilleri (qui n’a pas écrit que cette série policière), maintenant que les librairies sont à même de vous commander ce que vous ne trouverez pas à l’étalage — et merci à l’Odeur du temps, à Marseille, rue Pavillon (dans cette même rue la meilleure pâtisserie orientale, la Rose de Tunis) qui m’a alimenté en nourritures célestes. Pour les nourritures terrestres, je m’en charge.
Jean-Paul Brighelli