Je viens de recevoir douze kilos de manuels de Français / Lycées « conformes aux nouveaux programmes »…
Je ne m’étais pas avisé que lesdits programmes avaient changé — sans doute parce que je ne suis que de très loin les instructions officielles. Marie-Sandrine Sgherri, journaliste au Point, a raconté ici-même, il y a quelques mois, comment je travaillais, l’année dernière, sur des romans de Dumas, alors même que le roman n’était pas revenu en grâce…
Mais c’est vrai : nous avons à nouveau le droit (donc, l’obligation, en termes administratifs) de consacrer un peu de temps au Roman en classe de Première.
Les parents avaient-ils réalisé qu’il avait disparu ? Broutilles, probablement : un genre littéraire qui a vampirisé presque tous les autres, un genre littéraire qui occupe 95% des rayons des librairies, ne faisait plus partie, depuis la « réforme Viala », des programmes de Première… Et pourquoi donc ? Pour faire de la Communication, et autres joyeusetés qui permettent de faire croire aux élèves qu’ils savent sans avoir jamais appris.
Le roman est donc de retour, ce qui légitime la notion de « nouveaux programmes » et donne aux éditeurs scolaires l’occasion de moudre du grain et du papier. Douze kilos ! Mon casier était trop étroit pour tous les contenir — et encore, certains éditeurs sont en retard.
Douze kilos de quoi ?
Disons-le tout net à tous les profs de français qui viendraient patauger dans mon marigot : ne vous laissez pas abuser. Si vous avez des manuels encore fonctionnels, pas trop déchirés, pas trop recoloriés, utilisez-les jusqu’à la trame. Ressortez les photocopies de l’année dernière. Il est urgent d’attendre. Quoi ? De nouveaux programmes.
Pensez bien que ces livres de lycée sont gracieusement offerts (avec nos sous…) par les Conseils Régionaux. Qu’ils sont riches de notre argent, donc un peu à l’étroit, et qu’ils ne renouvelleront pas de sitôt les manuels obsolètes.
Inutile d’acheter ceux-ci : ils sont déjà obsolètes.
Revue de détail.

Un premier fait. Chaque maison d’édition a décidé de draguer large, et propose plusieurs manuels pour les mêmes classes. Plus on sème de navets, plus on a de chances de récolter des patates.
Le sommet, c’est Nathan. Trois manuels de textes, un manuel de techniques.
Par parenthèse, cette dissociation Textes / Méthodes fut inventée par trois auteurs (1) des Editions Magnard en 1987-88, cette préhistoire de la pédagogie où l’on apprenait encore des choses précises et contraignantes en Français au lycée. Magnard, qui sort comme les autres cette année un manuel unique qui restera dans l’histoire de l’infamie (2), comme aurait dit Borgès, aurait pu se contenter de rééditer ceux de la décennie 80 — ils n’étaient pas si mauvais que ça, à en croire ceux qui les photocopillent allègrement encore aujourd’hui — ils ont bien raison, on ne les trouve plus en librairie.

Revenons à Nathan. D’un côté, l’inévitable Dominique Rincé — dans le business du manuel scolaire depuis des lustres — produit un manuel archi-conforme, et même conformiste, divisé sagement en « séquences » — cette manière si naturelle d’appeler désormais un cours. Simultanément, une seconde équipe en produit un autre, tout à fait chronologique — la preuve même que les éditeurs sentent que quelque chose bouge. Dommage que les auteurs en restent à la France, comme si nos textes sortaient d’un contexte purement franco-français… Le Baroque sans Shakespeare ou Cervantès ? Le romantisme sans Goethe ou Byron ?
Audace très mesurée : le même éditeur a réorganisé les textes dans une optique plus purement conforme, cette fois, aux programmes, dans un second volume… Et complété le tout par deux épais volumes de «méthodes & techniques » — embarras du choix résultant probablement d’une gêne conceptuelle : que faut-il faire en définitive ? Quel produit — et il s’agit vraiment ici de produits maladroitement formatés — proposer, quand on sait qu’un changement radical de pédagogie et de programmes est déjà dans les cartons du prochain ministre — quel qu’il soit !

Je cite pour mémoire seulement le « tout en un » de Hachette : il est vrai qu’il est destiné aux« séries technologiques » qui, nous le savons bien, n’ont jamais droit qu’à la portion congrue en fait de culture… Des enseignants qui choisiraient ce volume auront gagné la double palme du mépris académique — celui qu’ils manifestent pour leurs élèves, et celui qu’ils méritent.
Quant au Bordas, il achève son étude des « mouvements littéraires et culturels » avec les Lumières. Du romantisme, du réalisme, du naturalisme ou du surréalisme, pas de nouvelles… Et il nous précise en note qu’il existe parallèlement un « Seconde / Première » en un volume — ça doit être quelque chose…

Soyons sérieux. Le souci du prochain ministre sera en même temps de repenser sérieusement les services, les statuts (avez-vous noté combien Darcos, dans un courrier « privé » qui ingénieusement ne l’est pas resté, est critique à l’égard de Gilles de Robien à ce sujet ?), la fonction même, et en même temps de reprendre au départ — au b-a-ba — des programmes qui étaient, ces dernières années, le fer de lance de l’impensé pédagogiste. Le souci d’enseignants conscients, ces prochaines semaines, doit être d’attendre et de voir — et de ne pas se précipiter, malgré les chantages éventuels (« vous ne retrouverez pas forcément l’année prochaine la ligne budgétaire pour les manuels que nous vous ouvrons cette année »). Si encore il y avait dans les manuels proposés un ouvrage qui se démarquât nettement des autres, et proposât une vision renouvelée de l’enseignement de la littérature ! Mais devant le trop-plein de vide qui nous accable, nous pouvons, raisonnablement, sourire, et nous abstenir.

Jean-Paul Brighelli

(1) Biet, Brighelli, et Rispail. Les trois mêmes lurons, trois ans auparavant, avaient concocté chez Magnard (mais c’était alors une grande maison dirigée par Louis Magnard, homme exceptionnel, et non l’étoile naine de la galaxie Albin Michel) une collection qui a fait date, Textes & Contextes. Qu’ils reposent en paix.

(2) Non content de respecter aveuglément des consignes — les « objets d’étude » — dont tout le monde sait qu’elles sont stupides et mortifères, ce manuel Magnard propose l’analyse (le terme est certainement excessif) de trois mouvements littéraires… Et entre autres le « Classicisme » dans lequel on retrouve pêle-mêle Racine et Boileau — pourquoi pas ? —, mais aussi bien Retz, qui est un héros baroque à lui tout seul, et le Corneille du Cid. Et, p. 6, dans une rubrique sur « la déconstruction du personnage » (Derrida, au secours, ils sont devenus fous !), on nous apprend que Proust aurait écrit un roman intitulé « Du côté du Swann »… Les auteurs sont-ils bien sûrs d’avoir fait des études ? Même Dave en sait plus long qu’eux sur le sujet…
Ou plutôt, ai-je tort de voir dans ces approximations très douteuses un témoignage du mépris, de cette culture de l’à-peu-près dont on accable des élèves qui ne nous ont rien fait ?