Le « Gymnase » le plus connu fut celui que l’on appelait le Lycée — celui où enseignait Aristote, et, à sa suite, les philosophes péripatéticiens. C’est dire qu’à respecter l’étymologie, on pourrait faire du Gymnase le Lycée par excellence — le cœur même de l’établissement.
Et ce fut longtemps le cas — tant que le principe « mens sana in corpore sano » fut l’alpha et l’oméga de l’enseignement : en clair, et sans trop solliciter la traduction, l’esprit le plus sain possible dans le corps le plus sain possible — c’est-à-dire, à Rome comme à Athènes, le plus beau possible.
Or, voici que des aristotéliciens d’un nouveau genre ont pris le contrôle du Lycée. De la directive du Maître, « meden agan » (« Rien de trop », ou l’exaltation de la juste mesure), ils ont tiré un principe pédagogique moderne : ne pas trop en faire, et même en faire de moins en moins.
J’ai souvenir d’une époque, pas si lointaine, où les cours de gym, comme nous disions, occupaient cinq heures par semaine en collège (deux heures de « cours », et trois heures de « plein air » — sur un stade quelque peu défraîchi à la Rose, à la périphérie de Marseille, d’où nous revenions dans un état joyeusement boueux.
L’idéologie de ces cours se résumait en deux mots : se dépasser. Non pas « faire de son mieux » — c’est déjà une première abdication. Mais dépasser ses limites — le meilleur moyen de les repousser.
D’où le climat de saine compétition (mais non, ce n’est pas un oxymore, comme vooudraient nous le faire croire les ramollis du bulbe et du biceps qui ont pris les commandes de l’Education il y a déjà un quart de siècle !) qui régnait alors. Au lycée Saint-Charles (public, malgré son nom religieux !), le tour de cour faisait, paraît-il, 150 mètres. Nous courions des 600 m (une distance que je n’ai jamais vu courir ailleurs…) avec comme objectif avoué de faire mieux qu’un certain Isnard — qui bouclait les quatre tours en 1mn 45, le chien ! Cela nous amenait à nous inscrire en masse aux cross qui permettaient aux élèves de tus els lycées de Marseille de s’affronter — une autre occasion, hivernale en général, de revenir boueux — joyeux ou défaits, selon le classement final du lycée.
Mais avec notre bouclier sur le dos, si je puis ainsi m’exprimer. Spartiate un jour, spartiate toujours. Le modèle grec persistait dans cette gymnastique-là. Goût de la performance, de l’effort au-delà de la fatigue.
Cela tenait-il au fait que nous n’étions que des garçons ? Que la mixité, qui doit être bien complexe à gérer dans un cours de gym, n’avait pas encore amolli nos esprits, en nous persuadant que sentir la sueur est incompatible avec l’épanouissement d’une sexualité exigeante ? Quel pourcentage d’élèves des deux sexes, aujourd’hui, se font dispenser de gym sous les plus légers prétextes ?
Ils se feraient dispenser de Français ou de Maths — si seulement ils y transpiraient encore.
La pédagogie des cours de gym est aujourd’hui une pédagogie du « projet ». L’élève, schématiquement, construit son projet (4 mn pour courir le 600 — mais court-on encore 600 m ?), et on l’applaudit bien fort si sa performance est conforme à sa paresse.
Bref, les profs de gym, à qui l’on demande quand même, au concours, d’être quasiment des athlètes, gèrent aujourd’hui de grands troupeaux déjà las avant de commencer, exactement comme leurs collègues des autres disciplines.
La « culture » revenait jadis à forcer sa nature. Aujourd’hui, où l’apprenant construit lui-même son propre savoir, la distinction n’est plus d’usage. D’adolescents lymphatiques on fait des ados paresseux. Zéro partout. Balle au centre.
– Mais, mon cher, pensez à tous ces enfants un peu gros, un peu malhabiles, traumatisés par ces camarades plus lestes, et par une idéologie de la performance ! C’est à eux que l’on a pensé !
– Je le sais bien : depuis vingt-cinq ans, on prend modèle sur les moins aptes. On tentait autrefois de les rendre plus robustes, plus légers, plus minces (c’est aux profs de gym que devrait revenir l’enseignement de la diététique). Le gros lard qui peinait à sauter 1m20 en hauteur réussissait admirablement comme pilier en mêlée. L’inapte à la course devenait une star de la gymnastique au sol. Et certains qui n’arrivaient à rien prenaient leur revanche en maths — et c’était très bien ainsi. Les traumas des uns compensaient ceux des autres. Un partout, balle au centre.
Il est de toute première urgence de rétablir un état d’esprit sainement compétitif — parce qu’il ne peut y avoir d’autre projet que d’être parmi les meilleurs. Il est de toute première urgence de faire comprendre aux uns et aux autres qu’« élitisme » n’est pas un gros mot — c’est même la clef de tout l’enseignement républicain. Fortius, altius,
Il est tout de même paradoxal que l’on propose sans cesse aux enfants des modèles sportifs de compétition, et que l’on n’exige d’eux que des sous-performances. Le petit garçon qui joue au foot dans la cour de l’école se prend, littéralement, pour Zidane (c’est en train de passer) ou pour Ronaldinho (plus rarement pour Ribéry, il y a des limites à l’identification…). Et en même temps, on voudrait le ramener, en classe comme en cours de gym, à l’élève lambda — nous revoici en Grèce, version molle.
Nous avons aboli, après 68, les compositions mensuelles ou trimestrielles, nous avons aboli cet esprit de compétition qui a fait des enfants du baby-boom les survivants féroces qui tiennent aujourd’hui les commandes, dans tous les domaines. Et qui ne sont pas près de les lâcher : pourquoi transféreraient-ils leurs pouvoirs à une génération qu’ils sentent, qu’ils savent, qu’ils voient pré-ramollie ?
En gym comme ailleurs, c’est toute une mentalité qu’il faut changer — et ce serait peut-être la meilleure manière d’intégrer ces « nouveaux publics » dont on nous dit sans cesse que la présence a imposé le collège unique, la stratégie de l’élève au centre, et tous les renoncements qui font aujourd’hui de l’école une garderie perfectionnée — l’inverse justement d’un projet. Citius,, altius, fortius : la compétition, et elle seule, le goût de la performance, l’envie de se dépasser en dépassant les autres, voilà ce qui fait des citoyens — et pas l’inverse.
Jean-Paul Brighelli