Un ami animé des meilleures intentions m’a conseillé de lire Millenium, la saga policière (enfin, il paraît) de Stieg Larsson.

J’ai essayé. Sincèrement. J’ai lu patiemment 250 pages du premier volume, récemment sorti en Babel noir — la collection « polars » d’Actes Sud, dont Larsson a refait la fortune — tant mieux pour eux.
Et je vais laisser tomber.
C’est très rare. Il en est des mauvais livres comme des téléfilms médiocres : je m’accroche, espérant contre toute évidence qu’il y aura peut-être enfin quelque chose qui…

Mais quand je dis « mauvais livre », sans doute m’avancé-je… Après tout, cette trilogie (l’idée qu’il y en aurait deux autres à se taper après celui-là n’est pas pour rien dans mon accablement) est un succès mondial. Et je me rappelle une très vieille pub pour un album du King  Elvis : « 1 500 000 can’t be wrong » — comme si le quantitatif pur avait une incidence sur la qualité.

Eh bien oui, 1 500 000 lecteurs (ou plus) peuvent se tromper. Ma foi en la démocratie s’est érodée, ces temps-ci.

Il ne se passe rien, pendant 250 pages. Un rien abyssal. « Mise en place des personnages », plaide mon ami. « Ça s’arrange par la suite… »

Mais je me fiche pas mal que ça s’arrange ! Je veux que ce soit bon dès le départ ! Millenium, c’est juste une incitation à relire Chandler ou Hammett. Ça pétarade dès les premières lignes. Et c’est fichtrement bien écrit. Larsson, lui, est le degré zéro dont Barthes expliquait jadis qu’il était une vue de l’esprit. Ce que le plus grand critique du XXème siècle n’avait jamais rencontré, Larsson l’a fait. Chapeau.

Mais sans doute suis-je trop tributaire de mes goûts. Les sagas m’indisposent. Les grandes machines m’exaspèrent. Tolstoï m’intéresse davantage avec Anna Karénine qu’avec Guerre et paix — et encore, Guerre et paix est à Millenium ce que l’Everest est à la fosse de Mindanao. L’avouerai-je ? J’ai mis longtemps à m’intéresser réellement à Proust — ces tergiversations d’un insomniaque, cinquante pages durant, intéressent modérément un garçon qui, comme moi, s’endort en deux minutes. Surtout s’il lit Proust.

Comprenons-nous bien : je ne réclame pas forcément un départ en fanfare — style l’Homme qui en savait trop, où au coup de cymbales initial fait écho le coup de cymbales terminal. Non, je suis tolérant — j’admets qu’on commence mezza voce, petit, air de flûte, lettre de Cécile Volanges à Sophie Carnay — et crac, juste après, le coup de cymbales : « Revenez, vicomte, revenez ! » Ah, quel plaisir…

Mais Millenium… Un prologue botanique. Puis l’issue d’un procès pour diffamation dont il va falloir (longuement !) nous expliquer le pourquoi du comment. Une famille tentaculaire — j’ai perdu le fil des frères, sœurs, oncles et dégénérés de la famille Vanger. Une punk neurasthénique là-dessus, dont la spécialité est le silence : c’est d’ailleurs, apparemment, la spécialité suédoise. Bergman nous en avait prévenus dans un sublime film de 1963 qui, par chance, ne durait qu’une heure et demie — pas trois mille pages : quand on fait lent, il vaut mieux faire rapide…

Sans compter l’hiver suédois, plus coupant que l’acier du même nom. Moins trente-sept ! Forcément, le héros a les neurones qui gèlent — et ça pense lentement, un journaliste qui grelotte ! Philip Marlowe, à Los Angeles, raisonne plus vite. Fabio Montale, dans Total Khéops (c’est gros, mais ça, ça se lit facile) a la chaleur locale pour aller droit au but — et pourtant, c’est embrouillé, Marseille, et l’Evêché est bien près du Panier (de crabes) (1). Il est en tout cas plus rapide que Kurt Wallander, autre héros venu du froid — et que son créateur, Henning Mankell, vient de frapper de la maladie d’Alzheimer. Mais allez différencier un Suédois alzheimérien d’un Suédois frigorifié…

Moins trente-sept ! Je crois que c’est vers la 150ème page. Après, paraît-il, la température va remonter — trop tard pour moi.

J’exagère, bien entendu. J’adore Arnaldur Indridason, le merveilleux auteur islandais, dont le héros, Erlendur Sveinsson, est lui aussi hanté par la mort dans la neige. Mais voilà : c’est redoutablement bien écrit. Millenium, c’est le non-style absolu. Anna Gavalda qui se serait mise au polar.

Allez, faisons encore une concession. J’aime beaucoup certains romans de Stephen King (Misery, par exemple — l’un des meilleurs récits sur les rapports du romancier, de ses créatures et de ses lecteurs), et King, le plus souvent, écrit avec… transparence. Mais il y a une idée par ligne, un suspense par paragraphe. Millenium, c’est le vide interstellaire — ou, pire, le vague, le brumeux, la mer du Nord par temps de brouillard.

Je préfère la Méditerranée. L’esprit grec et latin. Le sel. Paul Valéry. Malaparte. Stendhal — né grenoblois, baptisé milanais mâtiné de toscan. Et quelques autres.

Larsson est mort, paraît-il. Qu’il soit aussi enterré.

C’est dit : j’abandonne, et je m’en vais relire les Trois mousquetaires pour la trois centième fois. Trois duels dans les cinq premiers chapitres, ça vous a une autre gueule que des suspicions inabouties autour d’histoires de grivèleries chez les bouffeurs de rennes. Si vous cherchez un lanceur de lecture, quelque chose qui pousse les enfants au livre et les éloigne de la télé, essayez Dumas. C’est long, peut-être, ça pourrait effrayer, mais que c’est bon !

C’est en tout cas plus excitant qu’un Millenium gros et mou.

 

Jean-Paul Brighelli

 

(1) Pour les non-Marseillais, « l’Evêché » est le nom du bâtiment central de la police, à Marseille, juste en contrebas du Panier, le vieux quartier historique de la cité phocéenne, comme on dit dans l’Equipe — là où se déroulaient les règlements de comptes de Borsalino, où Delon et Belmondo cabotinaient à qui mieux mieux…