Il paraît à chaque rentrée une telle masse de livres sur l’école qu’il est difficile d’en faire le tri. Mais je viens d’en lire coup sur coup trois qui méritent, à des titres divers, d’être distingués.

J’ai déjà parlé dans un post du premier, l’Enseignement du français aujourd’hui / Enquête sur une discipline malmenée, de Paul-Marie Conti (Editions du Fallois). C’est une longue déploration qui a le grand intérêt de faire l’historique des mauvais coups portés à cette discipline, et d’expliquer, par l’accumulation de ces coups, de gauche comme de droite, pourquoi tant d’enseignants sont KO debout – et l’Ecole à terre. C’est un livre sympathique, mais qui manque un peu de profondeur.

Un cran plus haut, le Tableau noir / la Défaite de l’école (chez Denoël) de Iannis Roder. L’auteur enseigne l’Histoire-Géographie, et il est aussi (et c’est loin d’être anecdotique, dans l’économie de son ouvrage) consultant pédagogique et formateur pour le Mémorial de la Shoah. Ce qu’il nous propose, c’est essentiellement un témoignage (1) sur l’état des relations inter-communautaires de son collège : le racisme anti-français ambiant (propulsé par des gosses qui ne savent pas qu’ils sont eux-mêmes Français – ou le ne veulent pas le savoir, comme on leur a suggéré de le faire), les certitudes islamistes erronées, mais intangibles (« je n’ai pas lu le Coran, mais je vous interdis d’en parler »), le révisionnisme décomplexé et l’antisémitisme déchaîné, le tout découlant logiquement d’une ignorance perpétuée, contre laquelle il est de plus en plus difficile d’intervenir : le savoir suppose le sens des nuances, le non-savoir se vautre dans les certitudes : c’est l’histoire de tous les fascismes. Et c’est bien plus fascinant, pour un gosse de 12-16 ans, de recracher des erreurs béates, des idées reçues nauséabondes, que de devoir s’escrimer à apprendre et apprendre à analyser les faits. Que l’auteur m’appelle « Dominique » Brighelli ne m’émeut pas. Et je ne saurais trop recommander les pages où il cite Sebastian Haffner, qui dans son Histoire d’un Allemand : souvenirs 1914-1933 (Actes Sud, 2004) expliquait le processus de « décivilisation » que les Nazis avaient mis en place dans l’Allemagne des années 1920-1930. Ses analyses rejoignent impeccablement celles de Victor Klemperer, qui dans sa Lingua Tertium Imperii / La langue du IIIème Reich (en Poche – et il en a souvent été question sur ce blog) analysait la façon dont Hitler et ses séides avaient fait d’une langue de culture une novlangue au service d’une idéologie – de façon à ce que seule cette idéologie puisse désormais s’exprimer dans cette langue qui fut jadis celle de Goethe et qui serait désormais celle de Himmler. La langue pédagogique installée en France depuis une quarantaine d’années obéit aux mêmes impératifs, avec la même efficacité : les néo-profs d’un site où j’interviens fréquemment parlent trop souvent une « langue de Meirieu » qui n’est plus exactement celle de Racine.

C’est là qu’intervient l’analyse du troisième livre, l’Ecole en désarroi, de Jean-Paul Riocreux (Puf).

L’auteur, agrégé de Lettres et Normalien, a suivi une carrière d’Inspecteur d’Académie pendant une bonne trentaine d’années. C’est du fond de sa récente retraite qu’il tire le bilan de quatre décennies de pédagogisme.

Autant le dire tout de suite : c’est, malgré quelques réticences superficielles sur un style parfois un peu laborieux, un ouvrage indispensable.

Toute la première partie est une analyse historique de la mise en place de la secte qui tient désormais les commandes, et la transformation, comme dit l’auteur, de « chapelles » en cathédrales. La métaphore n’en est même pas une – et le préfacier de l’ouvrage, Laurent Lafforgue, l’a fort bien compris : le mouvement pédagogiste a des racines profondément religieuses, et ce n’est pas tout à fait un hasard si le mot préféré de ces gens-là est « réforme », comme le rappelle Riocreux, passant en souplesse et en force de Jacques Natanson et André de Peretti – en 1968 – à Jospin ou Meirieu le Lyonnais, dit le primate des Gaulles (je retire ! C’est une plaisanterie pure, Philippe ! « Le calembour, c’est la fiente de l’esprit qui vole » !). Sans omettre de signaler que les fondements de cette politique furent mis en place par le pétainisme, qui vomissait la République : tout se tient. Que des organes de gauche, comme l’Humanité ou le Nouvel Obs, se reconnaissent en ces gens-là procède d’un aveuglement qui ne prouve qu’une chose : le ver a dévoré le fruit. Et que Marianne fasse parfois des difficultés à Natacha Polony, croyant que ses articles sur la dégénérescence scolaire vont lui aliéner son public d’enseignants, témoigne d’une méconnaissance regrettable des enjeux : la République est en danger, et l’offensive a commencé il y a longtemps à l’école. De surcroît, Polony, qui est agrégée de Lettres, dit tout haut ce qui se murmure dans nombre de salles de profs, qu’elles soient animées par le SNALC ou par les plus lucides des inscrits du SNES. (2)

Evidemment, Lafforgue, qui pratique pour son compte la foi du charbonnier et de Torquemada (avec ma pomme dans le rôle du Juif errant, mais je ne t’en veux pas, Laurent, à tout péché miséricorde…) récuse la religiosité de ces idéologues issus des Jeunesses Ouvrières chrétiennes, souvent via le protestantisme : « (l’Auteur) a bien raison de dénoncer dans son ouvrage la lourde responsabilité de plusieurs idéologues venus du christianisme social dans la destruction de l’école. Que des personnalités issus de milieux chrétiens aient pu jouer ce rôle néfaste est une vraie douleur pour l’auteur de cette préface, catholique fervent ».

Pauvre Lafforgue ! « Bon Dieu – c’est le cas de le dire – que ces gens intelligents sont bêtes ! » (3). Jean-Paul Riocreux montre dans le détail la façon dont une secte, parce que la Droite au pouvoir lui avait abandonné l’Ecole, a entrepris la démolition du système scolaire républicain. Et probablement, d’ici peu, l’éradication de la laïcité, elle aussi d’inspiration républicaine.

C’est peut-être, en dehors du fait que l’auteur, dans sa bibliographie, me prénomme Jean-Claude (décidément…), la seule réserve que je ferai à ce livre : le contre-champ politique, et économique, n’est pas suffisamment exploré. L’anéantissement de l’Ecole, l’intoxication d’une génération entière (et Riocreux cite merveilleusement Bonald, qui expliquait déjà au début du XIXème siècle qu’il suffit de dix ans pour former une génération et abolir tout ce qui venait de la précédente) ne tombent pas du ciel, si je puis dire : une idéologie qui se prétendait de gauche, et qui n’était qu’idéologie parce que la Droite au pouvoir dans les années 60-70 ne lui laissait par définition que ce champ, a mis en place les cadres théoriques et institutionnels qui ont permis de réaliser les objectifs économiques que nous voyons aujourd’hui à l’œuvre en pleine lumière : diminution drastique des postes via la réduction scandaleuse des horaires et la « redéfinition » des missions, lycée light, très light, ce qui favorisera à terme l’émergence de boîtes privées (le processus a déjà largement commencé), avantages de plus en plus grands consentis justement au privé, et, bientôt, mise en place de ce « chèque-éducation » qui permettra à chacun d’inscrire ses enfants dans la structure scolaire de son choix – si possible non publique, et hors contrat : ceux qui manipulent le bon, le naïf Lafforgue, s’en délectent d’avance (4).

En définitive, Jean-Paul Riocreux propose bien des pistes de réaction, mais il omet d’analyser les décisions politiques qui, toutes, vont dans le même sens, ou les réactions syndicales qui, trop souvent, confortent les tenants de l’obscurantisme érigé en mode de production. A cette réserve près, c’est un excellent livre.

Jean-Paul Brighelli

PS. Les occasions de rire se faisant rares, je ne peux que conseiller d’aller écouter ce que chantent, sur le collège où ils enseignent (le nôtre, le vôtre) deux enseignants particulièrement doués, avant que leur direction ne porte plainte et ne les fasse crucifier : http://leszrofs.blogspot.com/

Notes

(1) L’ouvrage de Mara Goyet tout récemment paru chez Flammarion, Tombeau pour le collège, est de même nature, comme l’était déjà son Collèges de France de 2003 (Fayard). A ceci près qu’elle porte témoignage sans forcément voir les tenants et aboutissants de la situation. Iannis Roder va plus loin. Rien d’étonnant donc à ce que Luc Ferry – dans la même interview (http://www.europe1.fr/Radio/ecoute-podcasts/entre-nous/La-voix-des-auditeurs/La-voix-des-auditeurs-2-septembre-2008-soir) où il souligne le grand mérite de Claude Allègre d’avoir « dératisé » l’école (c’est nous, les rats) -, tresse des couronnes à Mara Goyet : elle écrit plaisamment, mais ce n’est pas dérangeant pour le système. Que ce philosophe de salon m’égratigne au passage est un hommage que le vice rend à la vertu, et je l’en remercie.

(2) Voir en particulier dans le n° 599 de cet hebdomadaire son article « Darcos dépouille le lycée » : et elle en parle d’autant mieux qu’elle a soutenu avec moi le ministre contre Jack Lang, flanqué de Philippe Meirieu, dans Ripostes, l’émission de Moati, fin avril (l’actualité, à l’époque, c’était la réforme du Primaire : tempus fugit…). Elle y égratigne avec talent tel conseiller du ministre, qui a poussé si loin l’inconvenance face aux syndicats que la moindre des choses serait de lui permettre d’aller, à nouveau, changer les fleurs dans les églises et renouveler les cierges.

(3) La citation est attribuée à Jean Joubert dans les Sabots rouges (Grasset, 1979). Mais je suis à peu près sûr qu’elle fut, à l’origine, lancée par une dame qui pratiquait de près lesdites intelligences.

(4) Voir en particulier son entretien avec François Laarman (responsable-fondateur de SOS-Education, l’officine de la droite la plus libérale, et si décomplexée qu’elle n’a pas hésité à porter plainte dès que Sauver les Lettres ou Reconstruire l’Ecole lui ont dit ses quatre vérités) sur »>http://bastiat.net/fr/cercle/rencontres/Anne.Coffinier.html: Frédéric Bastiat, dois-je le rappeler, est cet économiste du XIXème siècle actuellement promu idole des libéraux les plus déchaînés : quand on vous dit que le facteur économique… etc. Voir aussi le site de la « librairie des Ecoles », animée par Jean Nemo, en particulier le manuel d’Histoire pour les CE1-CE2 (http://www.lalibrairiedesecoles.com/preface_histoire.php?PHPSESSID=28a9c8a867db8be5f7d5b5bf5cc3adc9) : les amis de la République y apprendront une foule de choses intéressantes sur la façon dont ces gens-là prétendent inculquer l’Histoire à nos bambins. Un véritable réseau se met en place (ou plutôt s’est mis en place, avec la bénédiction d’organismes officiels ou souterrains qui ont leur propre agenda) et je ne m’étonne pas qu’outre Laforgue, nombre de pédagogues sérieux, quel que soit leur talent, s’y laissent prendre : la secte est devenue Eglise. Ces gens-là tentent aujourd’hui de mettre la main sur un réseau d’écoles animé par un vrai programme de refondation – celui du SLECC : tous les fascismes ont commencé petit. Et demain ?