« Vacances » signifie, étymologiquement, « vide ». Et la Nature, comme nous le savons…

    J’ai donc tenté de remplir l’abîme en butinant, çà et là, dans les ouvrages que je m’étais promis de lire, et que je n’avais pas lus…

    Par exemple, le Déclassement, de Camille Peugny, paru chez Grasset en janvier dernier. Je ne l’avais pas « raté », je l’avais mis de côté.

    J’ai bien fait. C’est un ouvrage stimulant.

Même s’il a des aspects presque désespérants.

 

    Voilà un sociologue cultivé — espèce rare.

    Il commence par remarquer qu’Annie Ernaux est au fond une figure « classique », quand elle raconte (dans la Place) comment elle a trahi sa classe sociale — fille de petits commerçants agrégée de Lettres. Que la littérature adore mettre en scène des ambitieux qui prennent à temps l’ascenseur social — Vautrin ou Bel-Ami. Bref, le héros, en général, monte — il passe d’une classe sociale à une autre, mais toujours vers le haut. À la rigueur, il sera affecté d’un « sentiment d’imposture » (1). Mais il s’en remettra, le succès amnistie.

    Mais rien sur ceux qui descendent. Rien sur ces « déclassés » inter-générationnels qui, enfants de cadres, finissent (le vocabulaire est significatif) ouvriers ou employés. C’est là, dit Camille Peugny, un « impensé littéraire ».

    C’est que la littérature fonctionne au rêve, donc à l’escroquerie. Le réalisme n’informe pas le réel, il l’aménage avec vraisemblance — et en l’état, contre toute vraisemblance.

   Le déclassement est aussi, nous apprend-il, un impensé sociologique. Encore que ses citations et références prouvent largement le contraire : depuis quatre ou cinq ans, on a vu une floraison exceptionnelle d’ouvrages consacrés à cette descente aux enfers — non parce qu’être ouvrier ou employé serait en soi une catastrophe, mais parce que le déclassement est vécu comme une catastrophe par ceux qu’il frappe (avec, nous dit l’auteur, un coût médical, d’angoisse et de dépression } quand ce n’est pas pire). « Tomber de l’échelle sociale, c’est tomber de haut », particulièrement dans « des sociétés qui célèbrent en permanence les valeurs de réussite ».

    Ils sont pourtant nombreux — de plus en plus nombreux — ceux qui glissent des 10% du dessus du panier aux 10% d’en dessous, après un passage plus ou moins long dans ces classes « moyennes » — « moyen moins », ou « moyen plus », comme disent les profs dans les conseils de classe(s)…

    Pourtant, se pencher sur cette catégorie occultée pourrait, par exemple, expliquer les résultats du premier tour de l’élection présidentielle de 2002 ou du référendum européen de 2005. Ou justifier l’appréhension de Louis Chauvel qui, dans son étude sur Les Classes moyennes à la dérive (2), prévoit un tsunami social, dans un avenir proche.

    Ou compliquer la donne pour les élections à venir — 2012 par exemple. Le candidat qui saura parler à ces exclus de l’espoir le langage qu’ils attendent aura peut-être la clé de l’élection.

    Après tout, explique Peugny, le candidat Sarkozy avait su s’adresser, en 2007, entre les deux tours, à cette « France qui a le sentiment que quoi qu’elle fasse, elle ne pourra pas s’en sortir, une France qui a peur du déclassement, une France qui vit dans l’angoisse » (3). Si l’ascenseur social est bloqué, ce n’est pas le cas du « descenseur social » (4).
    Et ça descend de plus en plus vite, depuis la fin des années 1970.

    « Le mal vient de plus loin », comme aurait dit Racine s’il avait été sociologue. C’est en effet la génération née au milieu des années 1960 qui a pris de plein fouet la crise économique ouverte par les deux chocs pétroliers, puis la révolution informatique.

    Deux doigts d’Histoire.
   Les Trente Glorieuses, avec un rythme de croissance annuel moyen de 5%, se caractérisent par une « révolution invisible » (5) — la « moyennisation » de la société, où la classe ouvrière s’évapore peu à peu (d’où l’abandon du « concept de prolétariat » par le PC au cours des années 1970, et l’incapacité de Jospin, en 2002, de s’adresser aux « ouvriers », comme le lui conseillait Mauroy, socialiste d’un autre âge). « Une France post-industrielle se construit sur les décombres du fordisme », explique Peugny. Le risque économique repose désormais sur les seules épaules des salariés (et éventuellement de l’Etat, comme on le voit ces temps-ci) : les patrons, eux, ont diversifié la mise en panachant leur portefeuille d’actions au lieu de diversifier, comme autrefois, leurs activités.

   Autre effet induit par cette croissance des années 1945-75 : l’augmentation du coût du travail, qui explique que désormais, on doit, en retour, exiger des employés une charge de travail où chaque seconde sera rentabilisée — et que c’est en licenciant qu’une entreprise réalise des économies d’échelle. La mondialisation n’a fait qu’accentuer le phénomène, puisque la phase de production n’est plus, en soi, essentielle — et peut donc s’externaliser.

    Les premiers-nés du baby-boom sont entrés sur le marché du travail au tout début des années 1960 : ils se sont souvent retrouvés, dans un pays où le taux de chômage n’excédait pas 2%, cadres sans grand curriculum universitaire. Leurs enfants — et à partir de là l’ouvrage, qui était fort intéressant, devient passionnant — ont été sommés de croire à l’élitisme républicain, se sont retrouvés bardés de diplômes — et à la rue, dans une France où le taux de chômage à l’entrée dans la vie active est passé à 8% pour la génération née en 1959-1963, et à 10% pour ceux nés entre 1964 et 1968.

    Ou plutôt, pas tout à fait à la rue. Le déclassé est en dessous de sa condition originelle, mais il est, en même temps, en dessous de son talent — celui du moins que lui a prêté l’Institution.

   Peugny note que « les difficultés auxquelles doivent faire face les trentenaires de 1998 tranchent avec la situation des trentenaires de 1968 » — une génération sacrifiée, dit-il. Et c’est vrai que ces jeunes gens nés dans les années 1960 ont eu bien de la chance : ils se sont pris successivement dans les dents les utopies post-soixante-huitardes, la démagogie pédagogiste, les maths modernes, l’abandon du par-cœur et de la chronologie — la fin de la mémoire. Plus la révolution informatique, la pédagogie Freinet institutionnalisée, l’inflation des diplômes, et la mondialisation. Sans compter le SIDA. Bon appétit.

    Ordinairement, trente ans, c’est l’âge où l’on s’installe dans l’existence — et dans une situation. Pour cette génération perdue-là, il faudrait parodier Paul Nizan : « J’ai trente ans et je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie. » Et Peugny de rajouter : « Les trajectoires ascendantes sont désormais plus difficiles pour les enfants issus des classes populaires et les trajectoires descendantes deviennent de plus en plus nombreuses parmi les enfants nés dans des milieux plus favorisés. »

   Surtout si le milieu en question n’est favorisé que de date récente. Les statistiques montrent un tropisme constant : les nouvelles générations glissent facilement vers la classe d’origine, si celle-ci affleure encore (mais à partir des années 2000, les « anciens » des classes aisées glissent à leur tour : ils ne meurent pas tous, mais ils sont tous frappés…). Louis Chauvel rappelait dans son livre cette vieille plaisanterie de psys : « Arrière-grand-père agriculteur, grand-père instituteur, père polytechnicien, fils schizophrène ». Et employé de bureau ou technicien de surface, ajouterait Peugny.

    Voulez-vous des stats ? « Dans la France des années 2000 et à l’âge de 40 ans, un fils de cadre supérieur sur quatre et une fille sur trois sont employé(e)s ou exercent des emplois ouvriers ». Constat identique pour les enfants de pères exerçant une profession intermédiaire, comme on dit : la part de déclassés augmente uniformément pour filles et garçons de 12 points.

    Et ils n’ont pour ainsi dire aucune chance de remonter. On a pu démontrer que la progression du salaire est imputable, pour deux tiers, à la première décennie de travail. Commencez petit, vous resterez petits.

    Et l’Ecole, donc, dans tout ça ?

    Marie Duru-Bellat a parlé en son temps de l’Inflation scolaire (6). Nous y sommes : un Bac ne vaut rien, un Bac + 2 pas grand chose. Pour être ou rester cadre, il faut Bac + 5. Et c’est particulièrement là qu’« héritier », comme diraient Bourdieu et Passeron, a un sens : « Alors que 40% de l’ensemble des enfants de cadres ou professions intellectuelles reproduisent la position du père, ils sont plus de 53% des enfants de professeurs et près de 52% des enfants de professions libérales dans ce cas ». Et plus de 30% reproduisent la profession du père… Magister, qui genuit magister, qui genuit

    Père — ou mère : « À niveau de diplôme équivalent, plus le diplôme de la mère est élevé, plus la probabilité d’être déclassé diminue ». Allez vous étonner après ça que l’on encourage l’endogamie, dans certains milieux ! « La tendance à la transmission héréditaire des places a été remplacée par la tendance à la transmission héréditaire d’un capital scolaire. »

    D’où la nécessité de transmettre à l’Ecole une culture forte, et non faible. Le « respect » des cultures d’origine est une escroquerie, nous le savions. Et je me demande parfois s’il n’y a pas chez certains « pédagogues » le désir inconscient d’éliminer ainsi une concurrence à leurs propres enfants.

    Mais ça ne marche pas à tous les coups. « Un enfant de cadre supérieur sur trois ne parvient pas à reproduire la position du père, malgré un diplôme de second ou de troisième cycle universitaire ». Et cette incapacité est vécue par les intéressés, souvent trop qualifiés pour la position qu’ils occupent (7), comme une injustice absolue — joli terreau pour toutes les frustrations, rancœurs, et durcissement idéologique. L’incidence de ce « déclassement » sur la droitisation du corps électoral, au cours des années 1980-2000, est plus qu’une hypothèse — c’est une évidence.

    Et l’auteur de s’interroger sur les politiques éducatives des dernières décennies. « Est-il bien raisonnable de continuer à encourager une diffusion toujours plus large des diplômes alors même qu’apparaissent de sérieux problèmes de débouchés ? » In fine, il répond oui — tout en précisant qu’il faudrait revoir de fond en comble l’orientation scolaire, et le fonctionnement des universités.
Je le crois volontiers…

    En attendant, il souligne que la crise commencée vers 1975 a bouleversé la « société méritocratique » élevée par la IIIème République sur les ruines de la société aristocratique. Tant que les « professions ont été massivement distribuées en fonction du diplôme possédé », tout allait bien — même si on laissait sur le carreau pas mal de gens, qui en général ne protestaient pas, puisqu’ils avaient intégré leur culpabilité propre dans leur échec. Mais la démocratisation combinée à l’inflation scolaire, c’est de l’arnaque à grande échelle. Si vous ajoutez la crise à tout ça, vous avez la situation actuelle — où, comme l’indiquait Frédéric Teulon dans les FFD (Fils et filles de (8)), c’est à nouveau l’état-civil qui devient la première recommandation dans l’accès à l’emploi. D’où le constat désespérant de Peugny : « Au fil des générations, le poids du diplôme dans le statut social atteint tend à diminuer au profit des caractéristiques de l’ascendance (…) La lente diminution de l’inégalité des chances scolaires ne s’est pas traduite au final par un progrès sensible de l’égalité des chances sociales ».

    Retour à l’histoire d’un cataclysme. L’après-guerre, c’était l’école pour tous. Mais la « démocratisation » des années 1970 (le collège unique, au premier chef) est en fait une « seconde explosion scolaire » qui « se traduit par une dévaluation sensible de la valeur des titres scolaires puisque la structure des diplômes s’élève beaucoup plus vite que la structure sociale ». D’où la multiplication des impasses à l’université, qui fabrique en masse des diplômés pour des fonctions inexistantes — ou en nombre très réduit. On mesure désormais le « coût psychologique » pour des « étudiants qui ont le sentiment insupportable d’avoir été trompés par le système scolaire ». Rien d’étonnant à ce que ces frustrations accumulées, ces promesses non tenues parce qu’elles ne pouvaient l’être, structurent la psyché des « déçus de la démocratisation » (9).

    L’inconscient du déclassé est donc structuré par une « névrose de classe » dont les caractéristiques — classiques — sont la répétition, l’inhibition, la résistance au changement et l’effritement du Moi : dans une société qui met en avant les réussites individuelles, l’échec est lui aussi fortement individualisé.

   Cette « seconde Chute » (10) a des répercussions familiales (rappelez-vous la chanson d’Eddy Mitchell, « Fini le golf et le bridge / Les vacances à Saint-Tropez, / L’éducation des enfants / Dans la grande école privée… »), psychiques, ou politiques : le déclassement favorise l’intolérance, au moins 10% de ces déclassés se sont tournés à un moment ou un autre vers le Front National, et ils comprennent mal la politique d’immigration — on a parlé aux Etats-Unis de new nativism, pour caractériser l’attitude très « blanche » de ces déçus de l’ascenseur social — ou le RMI. Il est prêt à tout instant à basculer dans le camp des exclus, mais il s’acharne à s’en démarquer : c’est qu’il a besoin de « distinction » (Bourdieu, encore). Il peut être au chômage, mais son chômage est réel — il n’est pas un « chômeur professionnel », lui… Il n’est pas un parasite — on sait où mène ce genre de réflexions, le régime de Weimar en a fait la dure expérience.

    Autre effet, le conflit générationnel : « Ah, vous, les enfants du baby-boom, vous avez tout eu, le plein emploi, les Rolling Stones et la révolution sexuelle, et nous, nous avons le chômage, la déception, Christophe Willem et le SIDA… » Inconsciemment, les déclassés doivent souhaiter la mort des enfants du baby-boom — qui de surcroît seront bientôt à leur charge, et pour longtemps.

    C’est une dérive logique, dans la mesure où la frustration naît d’un conformisme déçu. Elle est d’autant plus vive qu’elle est indicible — le déclassement est une « réalité sans nom ».

    Comment s’en tirent les déclassés — puisqu’aussi bien il faut survivre ? En mettant en avant un discours standardisé sur la « qualité de vie », qui masque un échec qui se traduit d’abord quantitativement. Quand il ne vote pas FN (mais il vote plus à droite que l’ouvrier dont il a pourtant rejoint la classe), le déclassé est anti-libéral, il s’occupe de commerce équitable, de réchauffement climatique, et vote Cohn-Bendit. Il tient un discours sur les « valeurs » — ou on le lui tient.

    Est-il dupe de cette réécriture de son histoire personnelle ? Mais « échec » est un mot si lourd à porter…

   Les déclassés s’en tirent aussi grâce à leurs salauds de parents. Il n’est pas rare que des quadragénaires dépendent pour partie de l’aide mensuelle de leurs géniteurs — les héritages se mangent en herbe. Dans une société qui « chaque jour célèbre un peu plus l’individu et son corollaire sacré, l’autonomie », on mesure l’étendue des dégâts. Nouvelle raison de haïr les pères — le déclassement rétablit à vie le cordon ombilical. En même temps, la culpabilité se renforce chaque jour : on a déçu les attentes — souvent malgré les sacrifices —, on n’a pas été capable de maintenir la lignée sur les hautes cimes où elle était parvenue. On est coupable de son propre malheur. Le jeune lion est refoulé vers une savane sans gibier.

    Le déclassement qui pour un peu remettrait à la mode les théories de Spencer sur l’adaptation du darwinisme au corps social.

    Au total, un livre très suggestif, une thèse de sociologie intelligemment réécrite pour le grand public. Et des pistes intéressantes pour penser le présent et le futur — du passé, faisons table rase…

Jean-Paul Brighelli

 

(1) Pour reprendre le titre du livre de Belinda Cannone (Gallimard, 2005).

(2) Seuil / La République des Lettres, 2006. « Alors que le rêve des classes moyennes était celui de toute la société française, écrit Chauvel, leurs représentations et leurs aspirations étant supposées se généraliser à l’ensemble du corps social, c’est leur angoisse qui pourrait devenir demain le cauchemar de tous. »

(3) Discours prononcé à Rouen le 24 avril 2007 (http://umpmauguio.typepad.fr/Discours_rouen.pdf)

(4) Philippe Guibert et Alain Mergier, le Descenseur social, Plon, 2006.

(5) L’expression est de Jean Fourastié, les Trente Glorieuses ou la révolution invisible, Fayard, 1979.

(6) Seuil / La République des idées, 2006.

(7) c’est le concept anglo-saxon d’overeducation. Il engendre une double frustration — ne pas tirer d’avantage d’un diplôme chèrement ou douloureusement acquis, et ne pas se maintenir dans la position sociale des parents.

(8) Frédéric Teulon, les FFD, Bourin, 2005.

(9) L’expression est empruntée par Peugny à Stéphane Beaud, 80% au Bac et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire, La Découverte, 2002.

(10) Au sens biblique du terme. C’est ce que j’ai trouvé de mieux pour traduire l’expression « Falling from Grace » de Katherine Newman dans son étude sur la middle class américaine (1988).