J’ouvre un nouveau fil, parce que nous arrivons très vite à saturation technique, sur ce blog — merci à vous tous de participer avec tant de passion à cette saturation…

Dans un post tout récent, « Scaramouche », qui enseigne en LP en Corse (il est difficile d’enseigner en LP, comme en témoignent souvent ici nombre de blogueurs, et il est difficile d’enseigner en Corse, comme Scaramouche en témoigne sur son blog, http://lescarnetsdulabyrinthe.blogs.nouvelobs.com/) faisait référence au rapport de l’Inspection générale paru en juillet 2006, et dont mon ami Antoine Albertini a rendu compte en octobre dernier dans le Monde (http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3224,36-823519,0.html). Une note assez sauvage qui a attiré l’attention des insulaires, et des autres, sur ce dernier avatar de la dialectique grenellienne.
Certains syndicats, immédiatement, ont réagi aux aspects les plus caricaturaux dudit rapport (http://seunsa-2a.over-blog.com/categorie-344611.html) en demandant, comme d’habitude, plus de moyens. Et en février — il faut donner du temps au temps, sur l’île plus qu’ailleurs —, l’Assemblée de Corse a sommé les inspecteurs qui avaient ouvert ce tir sans sommations sur l’enseignement insulaire à venir s’expliquer devant une « commission » ad hoc — invitation sans effet, comme les trois-quarts des décisions de cette Assemblée dont le souci essentiel est de gérer les fonds que l’Etat injecte dans l’île.

Je connais un peu la Corse, sur laquelle j’ai rédigé deux ou trois ouvrages. Par ailleurs, mon père, dont j’ai dit dans la Fabrique du crétin qu’il était autrefois fonctionnaire de police, a repris ses études au moment où j’entamais les miennes, a passé une thèse, est devenu prof de fac et s’est retrouvé chargé de faire sortir de terre l’université de Corse. Il m’a fait part, à l’époque (au milieu des années 80), des pesanteurs insulaires spécifiques. Comme il me renseigne aujourd’hui sur la gabegie qui règne dans l’université qu’il a montée, et où, de plus en plus, les meilleurs étudiants s’en viennent faire leurs études sur le continent. Comme autrefois. Les enseignants de la fac de Corte doivent être trop forts pour eux…

Mais là n’est pas la question la plus essentielle.
La Corse est, en matière de région malade, une caricature. Assistanat généralisé, dilapidation de moyens publics auxquels on demande toujours davantage, rentes de situations de quelques « élus » — à tous les sens du terme —, désespérance latente. Sans compter un racisme évident — certains se croient une race pure, dans cette île où se sont succédés, depuis cinq millénaires, Italiques primitifs, pirates shardanes, Etrusques, Romains, Carthaginois, Vandales, Arabes et Maures divers, Italiens de Pise et de Gênes, Français de toutes origines, Rapatriés de toutes souches, et j’en passe. Au fond, là encore, la Corse est le paroxysme de ce qui s’est passé partout.
Les « Continentaux » qui viennent enseigner à Ajaccio ou Bastia doivent apporter des gènes insupportables à certains éléments de cette race pure, vu les menaces que l’on fait parfois peser sur eux.
Les autonomistes des années 70 à 90 avaient des idéaux et des méthodes avec lesquels on peut ne pas s’accorder, mais ils y croyaient. À quoi donc croient les jeunes Corses d’aujourd’hui ?
Cette crise de foi rend le travail des enseignants encore plus difficile que sur le Continent. Le bilinguisme, qui était réel dans les années 60, se perd peu à peu — le français tue le corse, et vice versa, de sorte que les jeunes, souvent, ont, dans chacune des langues, un vocabulaire de plus en plus réduit. De là à menacer de rejeter à la mer tout enseignant « pinzuttu » qui ne met pas assez de bonnes notes…
Boucs émissaires d’une société malade…

Mais n’est-ce pas généralement le cas, en Corse comme sur le Continent ? Les enseignants ne sont-ils pas devenus les responsables déclarés d’un malaise dans la civilisation ? Et il est certes tentant, quand on se sent quelque peu exclu par le système, rejeté dans un établissement que l’on n’a pas choisi, à suivre une filière incertaine que l’on n’a pas désirée, de sen prendre à celle ou celui qui est en face — et qui, en tant que fonctionnaire, doit sans doute être vu comme le représentant d’un Etat qui, manifestement, vous en veut.
Le rapport rédigé par Anne-Marie Bardi et ses collègues n’avait d’autre défaut que de se polariser sur l’Ile de beauté, comme on dit dans les prospectus. Ce qui est dénoncé dans ce rapport — entre autres une politique de « l’enfant-roi » en contradiction avec les exigences scolaires les plus fondamentales — me paraît généralisable à toute la France. Depuis que l’enfant est au centre du système, jamais les jeunes ignorants (le terme vous paraît trop fort ? Il est certes moins optimiste qu’« apprenant »…) n’ont été aussi confortés dans leur vacuité. Si par malheur les traditions familiales font chorus et installent elles aussi l’enfant (en particulier le petit garçon) au pinacle, le résultat est ce que nous voyons tous les jours — des gosses imbus d’eux-mêmes, conscients en même temps de leurs faiblesses, et qui tirent de cette double contrainte la légitimation de comportements aberrants, entre eux, sur eux, et envers nous.
Il faut de toute urgence repenser les filières les plus dévalorisées, en Corse et ailleurs. On peut très bien ne pas être à l’aise dans l’enseignement traditionnel, et s’orienter vers un enseignement professionnel de qualité — le compagnonnage nous le prouve tous les jours. Des secteurs entiers, riches de promesses d’emplois, sont actuellement déficitaires — le tourisme, par exemple, puisqu’après tout nous sommes la première destination touristique mondiale, et que la Corse, elle, est, après des décennies de lutte pour qu’elle se développe autrement, en voie de « baléarisation » rapide.
Cela suppose un vrai travail de réflexion. On ne tirera pas d’un chapeau un nouvel état d’esprit, et on ne le tirera pas non plus d’un afflux de « moyens ». L’enseignement professionnel paraît plus malade que le reste, parce qu’il s’adresse souvent à des enfants dont c’est la dernière issue — une issue en forme d’impasse, trop souvent —, et à des populations qui espéraient autre chose du fameux « ascenseur social » à la française. La Corse pourrait d’ailleurs être le laboratoire d’une vraie réforme, parce que les problèmes y sont peut-être plus criants qu’ailleurs — l’île a, nous l’avons vu, une légère tendance à exacerber les malaises continentaux.

Jean-Paul Brighelli