Le politiquement correct que semblent craindre certain(e)s ne date pas d’hier.

Petite plongée dans les souvenirs des anciens et des plus anciens…

Dans la première édition de leur XVIe siècle, à l’aube des années 60, les deux compères Lagarde & Michard citaient un texte de Rabelais (chapitre III de Pantagruel) qui était le suivant : « Ha ! Babedec, ma migonne, m’amie, jamais je ne te verrai… »
Peu après 68, ils modifièrent subrepticement le texte : « Ha ! Babedec, ma migonne, m’amie, ma savate, ma pantoufle, jamais je ne te verrai… »
Dans la dernière édition (2004 — mais les deux auteurs sont morts), Bordas a modifié encore : « Ha ! Babedec, ma migonne, m’amie, (…) ma tendrette, ma braguette, ma savate, ma pantoufle, jamais je ne te verrai… » On notera le signe diacritique (…), qui suggère aux âmes bien nées et attentives qu’il y a peut-être une coupe… Mais il y a aussi une note, sur « pantoufle » : « Que penser de cette énumération ? » — le genre de question un peu creuse qu’adoraient poser les deux Inspecteurs généraux prescripteurs et… receveurs…
Quelle énumération ?
Le texte de Rabelais est le suivant : « Ha ! Babedec, ma migonne, m’amie, mon petit con (toutefois elle en avait bien trois arpents et deux sexterées), ma tendrette, ma braguette, ma savate, ma pantoufle, jamais je ne te verrai… » Et je reprends la question, cette fois : Que penser d’une telle énumération — et de la parenthèse ci-incluse ? Qu’il ne faut s’étonner d’un sexe couvrant un hectare et demi (à peu près), puisque ce sont des géants — que cela laisse savamment augurer de la taille du vit, comme on disait alors, de Gargantua (après tout, à Beaumont le vicomte, comme dit Rabelais lui-même), et que ce n’est pas par hasard si l’on dit « enfiler sa pantoufle ». (1)

Ça me rappelle une phrase de Henry Miller, je crois dans Jours tranquilles à Clichy : « Elle avait un petit con juteux qui m’allait comme un gant » — une phrase que condamnait déjà en son temps Kate Millett, la grande prêtresse du Women’s lib américain — car un puritanisme de gauche émergeait déjà dans ces années 68, particulièrement chez les féministes qui, comme on sait, ne s’envoyaient jamais en l’air…
Mais le politiquement correct d’aujourd’hui a une autre tournure. Il tolère, il encourage même les grossièretés les plus écœurantes, qui n’ont même pas, comme Rabelais, l’excuse de la verve et de la démesure. Il vise à éviter de heurter les sensibilités communautaires, les « gens de petite taille » comme les « African-American » — un joli mot-valise pour dire Black – puisqu’il est désormais entendu qu’il est malséant de remarquer la couleur de peau de l’un ou la jupe de l’autre…
Je me suis fait rudement enguirlander un jour par une collègue allemande, sous prétexte que je lui avais proposé de remplir à sa place le réservoir de son véhicule qui nous co-voiturait — une bonne intention née de son tailleur blanc pré-ségolénien. C’était donc que j’avais remarqué qu’elle était une femme (sexisme !), et elle était sûre que je me laissais même aller à tenir la porte aux dames au lieu de la leur claquer dans la poire, geste obligé du politiquement correct outre-Rhin — déjà en 1998.
Et avec l’élection de Sainte Ségo, nous aurons droit aux deux censures en même temps. Les un(e)s couperont tout ce qui dépasse, tout ce qui sera susceptible de heurter la sensibilité des enfants (qui, comme on le sait, ne mentent jamais – voir l’Ecole du soupçon, de Marie-Monique Robin, sur les dérives de la « circulaire Royal » en 1997), les autres couperont tout ce qui pourrait heurter l’une ou l’autre des communautés ou des superstitions qui tentent aujourd’hui de lever la tête… Et que restera-t-il ? Nos yeux pour pleurer ? Il y a des jours où, devant les menaces qui pèsent sur les libertés, je me sens devenir furieusement… libéral. Mais je me soigne…
JPB

(1) Salut à Irène Théry, dont la maîtrise de Lettres (avant qu’elle ne devienne l’un des gourous du droit familial) portait sur les manuels scolaires — nous avions un peu travaillé ensemble, vers 1973…
Un mot encore. La censure signalée ici du Lagarde n’était pas la seule. Dans le XVIIIe siècle, un extrait de Voltaire était caviardé pour éviter le mot « cul ». J’avais demandé à Pierre Bordas, en 82, au moment où avec deux amis nous lancins chez Magnard une série concurrente et un peu moins coincée, pourquoi il avait ainsi malmené la littérature : « Nous cherchions à nous concilier le marché des écoles libres belges », répondit-il — un segment étroit, très étroit, mais qui existe, certes… Mais, au moins, un motif avouable — commercial. Les « raisons » idéologiques ou « morales » qui s’imposent aujourd’hui font froid dans le dos. Il n’est plus loin, le temps où le puritanisme s’associera à Big Brother pour surveiller nos lectures.