Quelques commentaires récents — qui, pêle-mêle, me traitent de « dandy » (depuius quand est-ce une insulte ?), me reprochent un passéisme révoltant (j’en arrive à nier l’intérêt pédagogique de l’électronique en général et de l’informatique en particulier — oh oui !) ou suggèrent que j’ai bénéficié de « dons » (???) particuliers que n’ont pas forcément tous les élèves, m’incitent à en revenir aux fondamentaux, comme on dit au rugby quand le jeu se délite.
En ouverture de mon prochain livre (« À bonne école » : en vente dans toutes les bonnes librairies dès la fin de ce mois…), je raconte l’anecdote suivante.
Travaillant (le mois dernier) avec une classe de Première STG sur le portrait de D’Artagnan dans les Trois Mousquetaires, j’arrive à la phrase suivante : « Imaginez don Quichotte à dix-huit ans… » — et, à ma grande surprise, je l’avoue (comme quoi il me reste des bribes de naïveté), cette classe d’hispanisants, les yeux ronds, me demande qui est ce don… quelque chose.
Nous sortions d’une année 2005 qui marquait le 400ème anniversaire de la parution du roman de Cervantès. Eh bien, aucun de mes élèves ne connaissait le roman, et aucun enseignant (ils arrivaient de Secondes fort diverses) n’avait cru bon de leur soumettre ne serait-ce qu’un extrait de presse concernant le grand homme…
Quant à lire un extrait du roman lui-même, je ne m’illusionne pas : les programmes l’interdisent, et j’ai des collègues parfois désespérants.
(Voilà pourquoi je mets une majuscule à Savoir : parce qu’il y a une différence entre la base même du Savoir, qui est une base de la civilisation, et la constellation de savoirs » plus ou moins minuscules, fruits de l’expérience quotidienne. C’est avec la Culture — globale — que nous communiquons, pas avec des technologies déjà dépassées).
En fait de culture globale, mes élèves n’avaient pas le commencement de ce qu’il leur aurait fallu pour comprendre… Astérix : pour éveiller en eux un lointain écho de Don Quichotte, je leur rappelai que dans Astérix en Hispanie, les deux Gaulois rencontrent un hidalgo qui fonce dès qu’on lui parle de moulins… J’aurais aussi bien pu parler de la lune.
Astérix (qu’ils ont lu, pourtant, mais qu’ils n’ont pas « lu » réellement, au sens que je donne à ce terme — je vais y revenir) est cette BD des années 60-70 (on oublie parfois que c’est l’une des références des enfants du baby-boom) qui s’amuse à parodier Hugo (Astérix chez les Belges), Pascal (Astérix et Cléopatre), Shakespeare (La Grande Traversée), fait référence à Fellini (Astérix chez les Helvètes) et a le culot abominablement élitiste d’appeler l’un de ses personnages (un gosse, dans le Combat des chefs) « Elèvedelix » — un gag tout aussi incompréhensible que les précédents pour des élèves pour lesquels on a descendu la barre au dessous du niveau de leur mère, si je puis me permettre : c’est la première génération pour laquelle on a moins d’ambition que pour la génération précédente. Sinon, les soumettrait-on à une telle haine du Savoir ? Les enfermerait-on dans des ghettos scolaires ? Aurait-on inventé pour eux la sectorisation et les Zones d’Expérimentation Pédagogique ?
Lire, dit-il…
Retour à Stendhal.
Lire Stendhal : bien sûr que cela s’apprend. Où avez-vous pris que le sentiment esthétique était inné — pour parler comme les néo-darwiniens dont paraît-il je suis — ce que j’ignorais, tout comme Jourdain ignorait qu’il faisait d ela prose ?
Le Rouge et le Noir, 1830. Aucun succès : 500 exemplaires dans l’année. Stendhal allait à contre-courant des modes de la Monarchie de Juillet — le « enrichissez-vous » de Guizot. Alors, autant commercer par là : ce roman sublime fut un échec — et j’ai un peu tendance à penser que bien des œuvres sublimes furent des échecs, et que cela ne renforce que davantage leur portée. Allez expliquer cela à des gosses gorgés d’idéologie du résultat, drogués de « gagne » et autres fariboles.
Stendhal est un perdant magnifique. « J’écris pour être lu vers 1930 », écrivait-il. Il a réussi, et au-delà. Mais il n’est plus lisible en 2006, si j’en crois les programmes. Ce n’est jamais qu’un « discours » parmi d’autres. Quant à la formule magique qui clôt la Chartreuse de Parme (To the happy few), il semble qu’elle soit abusivement élitiste — le vilain mot ! « Aux quelques-uns qui sont heureux » — mais lui-même traduisait, dans son monde d’épiciers : « Aux quelques-uns qui en valent la peine ».
Eh bien oui, je suis élitiste : je souhaite que chaque enfant puisse développer ce qu’il a de mieux en lui, c’est-à-dire ce qu’il a de mieux que les autres. Je souhaite que chacun soit différent — non par principe, parce que dans la réalité con-temporaine nous sommes abominablement con-formes, mais par esthétique, par dandysme si l’on veut : frottez un peu les élèves à des œuvres difficiles, et voyez si vous n’obtenez pas plus d’étincelles qu’en les confrontant aux sempiternelles œuvres « faciles » que l’on nous incite à reproduire. Affirmer sa différence, ce n’est pas poser comme un bloc de béton ses certitudes erronées sur la table, c’est se confronter à ce que les siècles ont fait de plus grand. Nous baignons dans un océan de médiocrité. TF1 s’enorgueillit de fabriquer du temps libre dans le cerveau des téléspectateurs pour que Coca-Cola puisse y insérer ses messages. Et la Nouvelle Pédagogie (comme la Nouvelle cuisine des années 70-80 : il n’y a rien dans l’assiette) fait de même. À vouloir sans cesse descendre la barre, elle interdit pratiquement l’accès au sublime.
Stendhal… Un homme capable de galoper une nuit entière pour voir trois minutes sa maîtrese, à la dérobée, et repartir aussi vite, parce qu’il a des obligations diplomatiques, ne peut être tout à fait mauvais. Imaginez la bibliothèque de Stendhal — ou de tous ceux qui, aujourd’hui, trouvent Julien Sorel plus fascinant que le héros de Matrix : toute la littérature du XVIIIème siècle — le dernier moment d’intelligence pure. Je le dis tout haut : chaque fois que Philippe Meirieu sort un livre, je relis les Liaisons dangereuses, ou le Rouge et le Noir — pour que ma foi en l’humanité, mon goût de la beauté, ne s’érodent pas davantage. Ou les Trois mousquetaires.
C’est ce genre de réflexe que je voudrais instiller dans mes élèves. Chaque fois que la réalité morveuse vous hérisse, prenez un livre — et non pas : allez sur le Net !
Retour à D’Artagnan.
Les Trois mousquetaires sont le roman français le plus traduit et le plus lu dans le monde — sauf chez nous, à l’exception des quelques familles « bourgeoises » (le vilain mot, paraît-il) qui alimentent la flamme, et, à terme, se partagent les emplois rémunérateurs — c’est bien fait : la haine de l’élitisme a introduit les plus grandes inégalités qu’il y ait jamaius eues.
Qu’apprend-on dans les Trois Mousquetaires ? Bien plus de « citoyenneté » (c’est un mot de Terreur, ça, et j’ai bon espoir d’initier une « raction » thermidorienne qui fera chuter les têtes des terroristes de la pesnée actuellemnt au pouvoir rue de Grenelle et dans les IUFM) que dans tous les cours d’Instruction civique : on y apprend qu’il y a de valeurs respectables (la générosité, l’honneur, le désintéressement), et qu’il y a des comportements inacceptables (pour un mot, pour un geste, on est prêt à en découdre, et on a bien raison).
Un abominable connard, qui travaille dans je ne sais quel IUFM, m’a un jour traité de « marquis ». Voilà qui fait le pendant au « dandy » méprisant d’un commentaire tout récent. Revendiquons cette aristocratie de l’esprit — la seule qui vaille. Exigeons de chacun qu’il apprenne que l’on peut être autre chose qu’un ambitieux minable de l’Education Nationale au ventre usé par la marche, comme disait Cyrano.
Vous voyez, j’affiche mes références.
Quant aux technoologies…
Elles ne sont justement que des technologies. Des outils. Google n’est pas une bibliothèque : ce qui fait la bibliothèque, c’est la capacité à choisir ce qu’on y range. Google, ce sont les étagères — mais la capacité de discrimination, elle, ne tient pas à l’électronique. De même, la capacité à faire des maths ne tient pas à la calculatrice : pratiquement, plus vous vous fiez aux machines, et plus vous en serez esclaves. L’enseignement est école de liberté, ou alors, il faut tirer le rideau. Je n’ai pas besoin de machines pour comprendre Stendhal — mais j’ai mis le temps, et je suis passé entre les mains de quelques maîtres sublimes (Barthes, par exemple, dont les séminaires ont illuminé ce que je croyais savoir, béotien que j’étais, à vingt ans) qui m’ont appris à lire — et j’apprends chaque jour.
Et, parfois, je relis Astérix, et je trouve toujours ça plus drôle que les mangas de la Nouvelle Pédagogie.
Jean-Paul Brighelli