Soyons clairs : « sciences de l’éducation » est un parfait exemple d’oxymore. Coller ce mot de « sciences » sur le mot « éducation » n’a aucun sens, sinon celui de la dérision.
La pédagogie est un art — un art d’approximations successives, qui tient davantage du « concours d’impro » cher aux théâtreux que d’une discipline instituée et enseignable. Et ce, pour une raison majeure : on n’a pas en face de soi, quand on fait cours, on n’a jamais un public homogène. Au delà de deux élèves, il faut sans cesse s’adapter à des réceptions fluctuantes et diverses. AU mieux, on aura dans une classe cette répartition tri-partite qu’évoquent tous les enseignants en conseils de classes — un tiers d’élèves sans gros problèmes, un tiers d’élèves en difficultés plus ou moins acdentuées, un tiers d’élèves qui rament — ou ont baissé les bras. Disons que d’un établissement à l’autre, en fonction des contextes et du recrutement, ces tiers peuvent être des moitiés — cela ne change rien à la gestion de la classe.
Pratiquement, toute classe est une classe de niveau. Et le plus beau, c’est que ces niveaux sont rarement les mêmes, d’une matière à l’autre. Un élève complètement largué partout est un défaut de l’institution, qui n’a pas repéré ses problèmes auparavant. En général, tel se défend en maths et s’écroule en langues, etc..
Le « collège unique » instauré par la loi en 1975, voté par la Droite avec un enthousiasme suspect qui n’a même pas fait réfléchir, à l’époque, les gens de gauche, confirmé par cette même Gauche quand elle s’est retrouvée au pouvoir, entériné et aggravé par la loi Jospin de 1989, est manifestement mortifère, parce qu’il procède d’une vision complètement idéalisée (ou, si l’on préfère, purement idéologique) des réalités pédagogiques. D’ailleurs, de nombreux établissements, en douce, réaménagent cette « unicité » en « groupes de compétence » — afin d’éviter le mot honni de « niveaux ». Par exemple dans l’apprentissage des langues : et effectivement, à quoi cela sert-il de confronter au même enregistrement des élèves de niveaux très différents ?
Georges Lopez, l’inoubliable instituteur de Etre et Avoir, me confiait qu’il faudrait, dans l’idéal, traiter chaque classe comme une « classe unique » — ces classes qui rassemblent toous les élèves d’un même village, de la maternelle au CM2. Et c’est un fait : il faut pouvoir faire du sur-mesure. Aucun enfant n’est idiot : mais tous ne vont pas au même rythme. L’obligation par exemple d’apprendre à lire à tel âge, et pas à tel autre ; l’obligation d’être à tel âge à tel niveau, et pas à tel autre ; la quasi-impossibilité, pour les plus éveillés, de sauter une classe où ils s’ennuient, conjuguée à l’obligation de ne plus faire redoubler les élèves, entraînent la formation de classes de plus en plus hétéroclites, dont la finalité dernière est de ramener tout le monde au plus bas niveau, puisqu’on traite les élèves comme un tout pseudo-homogène, dont la capacité est, « naturellement », celle de son maillon le plus faible.
On ne peut pas traiter une classe comme un tout — ou très rarement. Il n’y a pas de maillons — il n’y a que des personnalités différentes. Chaque élève est une classe en soi, et il faut le traiter comme tel. La vraie pédagogie est un art d’adaptation permanente, où l’intuition domine. Je rassure les nouveaux collègues : l’intuition vient avec l’expérience. D’où la nécessité de remplacer des cours de pédagogie théorique par des stages réellement de terrain. Rien ne remplacera jamais le contact vivant avec une classe. Il faudrait multiplier les stages, au cours de la formation — en changeant de lieu tous les trois mois, par exemple, avec des « maîtres de stage » pragmatiques, et non dogmatiques.
L’extrême logique de mon raisonnement m’entraînerait presque à proposer une remise à niveau des enseignants formés depuis une grosse dizaine d’années — tous ceux que les IUFM ont entraînés dans la catastrophe que nous vivons actuellement. Et — souvenir de mes années militantes — je ne vois pas comment on pourrait, dans un avenir proche, se dispenser de demander des comptes aux déformateurs professionnels qui ont sévi si bien sur des bases quasi staliniennes.
Je dis « staliniennes » et je pèse mes mots. Constatant que rien ne marche dans l’éducation aujourd’hui, Philippe Meirieu affirme que c’est parce qu’on n’a pas encore assez appliqué ses consignes. C’est exactement le raisonnement de Béria et de ses sbires : si l’URSS est un pays retardé, c’est la faute aux « bourgeois » qui y subsistent.
C’est tout l’honneur de certains, dans cet empire de la terreur que fut l’Union soviétique des années 30 à 60, d’avoir résisté, au péril de leur vie? C’est tout l’honneur des enseignants d’aujourd’hui de résister, au péril de leur carrière.

Jean-Paul Brighelli