Ce sera donc Fillon. Fillon III, se succédant à lui-même.

Que d’encre dépensée en vain, depuis cinq mois que le suspense agite le tout petit monde des médias et de la rue du Faubourg Saint-Honoré… Aujourd’hui dimanche, les éditions spéciales se succèdent, pour commenter un non-événement. Et d’épiloguer sur les ambitions déçues de tel ou tel qui se voyait déjà à Matignon. Microcosme. En Corse, on appelle cela « a pulitichella » — le tout petit bout de la lorgnette, les individus, aussi peu reluisants soient-ils, plutôt que la politique elle-même. Quand les vrais politiques flanchent, restent les politiciens.

En attendant de connaître — demain ? — le « nouveau » gouvernement, on me permettra de revenir sur ces cinq mois de suspense pour une tempête dans un verre d’eau.

Que valent les rumeurs? Le Canard Enchaîné, fin octobre, donnait Jean-Louis Borloo premier ministrable « à 99% ». Info ou intox ? Etait-ce un signal envoyé par l’Elysée, et relayé par le journal satirique (quel meilleur vecteur pour Sarko que le palmipède du mercredi matin ?) afin d’entretenir l’espoir chez les uns, le désespoir chez les autres ? Faute de gouverner, le Président de la République s’amuse volontiers au petit jeu du « je te passe la main dans le dos, je fais de toi mon favori » — et je te poignarde dix jours plus tard. Darcos, en son temps, avait peut-être cru à cette mascarade. Agrégé de Lettres classiques, il aurait pu se rappeler que Virgile avait déjà dit, il y a 2000 ans, « Timeo Danaos et dona ferentes »… Méfie-toi de l’ennemi qui te fait des présents. Il y a encore quinze jours, on pensait à Chatel soi-même, à Baroin, à Copé — que sais-je… Toutes fausses pistes qui ont sans doute puissamment amusé le Château. Après tout, Caligula avait bien fait élire son cheval consul. Lui aussi jouait.

Borloo premier ministre… Il y en a (Raffarin) que ça faisait rêver.

Tout cela pour dire…

Bonnetdane est un blog citoyen et responsable, et au cas où une instance décisionnaire le lirait, je vais donc laisser la parole à un internaute qui vient parfois illuminer Bonnetdane de sa verve sarcastique. Abraxas, surnom sartrien s’il en fut (« Abraxas galla galla tsé-tsé », c’est dans Les Mouches), est nègre de profession — ghostwriter, comme disent les anglophones (1).

Il y a quelques jours, quand l’Elysée entretenait encore le brouillard, Abraxas m’a transmis l’historiette ci-dessous, en me la certifiant véritable. Elle concerne l’un des ex-postulants à Matignon — la plus élémentaire courtoisie m’empêche bien entendu de préciser lequel. Et je sens déjà que l’on va qualifier ce récit de fable : est-il possible, en effet, de cumuler en un seul homme autant de cynisme, d’incompétence camouflée mais réelle, de veulerie et de vulgarité affichée ? La République, qui a enfanté Gambetta, Clemenceau, Briand ou De Gaulle, peut-elle considérer sérieusement un tel produit dégénéré ?

Si m’en croyez, tout ce qui suit est une fiction. Cela arrive, chez les nègres, cette tentation de passer de l’autre côté du réel…

(1) Je ne saurais trop recommander le film de Polanski qui porte ce titre — Pierce Brosnan y est splendide en Tony Blair à peine décalé — et, mieux encore, la lecture de l’Homme de l’ombre, le roman de Robert Harris qui l’a inspiré, riche en considérations intelligentes sur le travail de nègre (2).

(2) Offrons-nous le ridicule de mettre une note dans la note. On ne dit plus « nègre », on dit « plume » — c’est plus politiquement correct, sans doute. Et, dans les pâtisseries, « tête de choco » plutôt que « tête de nègre ». Cette civilisation me ravit.

 

« Fin janvier 2002 », m’écrit Abraxas, « à trois mois des présidentielles, j’ai reçu un coup de fil d’un éditeur avec lequel j’avais déjà travaillé, entre autres sur les mémoires d’un chauffeur de personnalité quelque peu bavard. « Un homme politique qui fait de fréquents déplacements de province à Paris, m’expliqua-t-il, a enregistré sur dictaphone un certain nombre de pensées fortes, il a donné cela à taper à sa secrétaire, ça fait une quarantaine de pages, c’est horriblement répétitif et il n’y a pas la queue d’une idée, pouvez-vous en faire un livre qui se vende ? Il paraît pressé — il a des ambitions, et vous savez qu’en France, on n’est pas pris au sérieux si on n’a pas au moins écrit un livre… » À l’impossible le nègre est tenu : « Oui, je sais — c’est même ce qui nous donne du travail jusqu’à la fin des temps. Vous me donnez les coordonnées du grand homme, que je voie avec lui ? »

« J’ai eu au bout du fil un garçon pressé, gouailleur, auquel je ne suis pas arrivé à arracher le début d’un projet. J’ai fini par demander : « Mais enfin, que voulez-vous exactement ? » Dans ma naïveté, je pensais que nous allions enfin définir le fond du livre à venir. « Je veux être ministre, m’a lancé le grand petit homme. Que ce soit Chirac ou Jospin qui gagne. »

« Passons sur le fait que, dans son admirable perspicacité, il n’envisageait pas une seconde l’hypothèse « Le-Pen-au-second-tour ». Encore un qui n’avait pas pris la juste mesure de la nullité de la campagne du candidat Jospin. Je souris sans sourire — cela s’entend trop, au téléphone. « Je vois, dis-je. On parle régionalisation, démocratie directe, la parole rendue aux citoyens, politique de proximité, reformation en souplesse du tissu industriel dans une zone sinistrée — la mondialisation à échelle humaine, quoi —, dialogue social, entente avec tous les bords, communistes compris, bref, du centrisme girondin qui peut basculer à droite aussi bien qu’à gauche… »

– Vous m’avez admirablement compris, dit-il.

– Ah, et un peu d’écologie ? Du genre remise au vert de paysages jadis industriels… Ou énergies douces… Renouvelables…

– C’est une bonne idée, ça, l’écologie… Oui, allez-y…

« J’ai jeté à la poubelle les quarante pages issues des élucubrations du bonhomme, et je me suis mis au travail. C’était pressé, bien sûr, comme d’habitude. Et torché en une semaine. Oh, rien de stupéfiant : un professionnel entraîné peut vous fabriquer un programme gouvernemental en huit jours…

« J’ai envoyé par mail le résultat au client. Deux heures plus tard, coup de fil furibard : « Vous n’avez pas bien compris », a-t-il éructé. Le sujet, le vrai sujet, c’était MOI » — le mot était, si je puis ainsi m’exprimer, en capitales dans sa bouche. « MOI ! »

« Oh oui, mon cher Brighelli, il est premierministrable ! Il a l’ego pour ça — et même pour déboulonner en douceur l’instance suprême, afin de se glisser à sa place.

« J’ai donc rectifié quelque peu le tir, et glissé quelques séquences de narcissisme appliqué dans un essai qui se voulait trop strictement politique. Et le livre a eu son agrément. Croyez-en ma longue expérience, mon cher, ces gens pensent avec leur nombril.

« Ma foi… Ça a marché : il s’est retrouvé ministre — en trahissant, impromptu, l’homme politique dont il avait fait la campagne, et que la formation de l’UMP n’enchantait guère. Il s’est rallié à un parti qui porte un beau nom, pour un parti de godillots conformistes. Ministre — il l’est encore. Alors, pourquoi pas Premier ? À défaut de compétences, il en a la morgue — et dans la société du spectacle, cela suffit, non ? »

Ainsi me parla Abraxas. Je lui laisse, bien entendu, l’entière responsabilité de ses propos — qui ne peuvent être que fictifs, dois-je le rappeler. Les hommes politiques de notre beau pays sont compétents, dénués d’ambition personnelle et attentifs au bien public. Tout le monde sait cela.

 

Jean-Paul Brighelli