Depuis quelques jours circule dans les salles de rédaction, et sur le Net, la lettre de démission qu’une enseignante a adressée à son Principal de collège.

Je vous la livre telle quelle — les commentaires viendront après.

« Monsieur le proviseur,

Les conditions dans lesquelles nous sommes contraints d’exercer notre métier ne sont pas tolérables. La semaine dernière, deux collègues ont été agressés physiquement par des élèves, élèves qui n’en n’étaient pas à leur premier coup d’éclat et dont la surenchère dans l’agressivité et la violence à l’égard des adultes n’était que prévisible. Ces incidents, très graves, ne sont que la conséquence du climat délétère qui règne dans l’établissement : incivilités, refus d’obéissance, insultes, violences à l’égard des adultes se sont banalisés au point que les élèves, se sentant dans une situation de toute puissance, n’ont même plus conscience de la gravité de leurs actes. Un tel désordre règne dans les escaliers et les couloirs, qu’il nous est impossible de circuler sans être bousculés, raillés, invectivés, les bagarres y éclatent plus que quotidiennement. Cette situation de violence tant physique que verbale ne devrait pas être.

     Pour ma part, je refuse de continuer à être traitée comme une chienne par des enfants à qui j’ai eu le malheur de demander de retirer leur casquette, d’aller se ranger dans la cours ou de me donner leur carnet de liaison. Je refuse de continuer à assister à la complaisance avec laquelle certains adultes confortent ces enfants dans leurs dérives au lieu de tout faire pour les aider à en sortir. Je refuse de continuer à assister, impuissante, à ce gâchis généralisé, nos élèves les plus fragiles étant les premières victimes de notre incapacité, voire notre réticence, à instaurer les conditions nécessaires à leur apprentissage. Je refuse de continuer à participer de ce spectacle affligeant que nous offrons quotidiennement à nos élèves et qui me

    Qu’en est-il de l’application de l’article 11 de la Loi n°83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires – « La collectivité publique est tenue de protéger les fonctionnaires contre les menaces, violences, voies de fait, injures, diffamations ou outrages dont ils pourraient être victimes à l’occasion de leurs fonctions, et de réparer, le cas échéant, le préjudice qui en est résulté.  » – alors que quotidiennement notre intégrité morale et physique est menacée quand elle n’est pas bafouée ?

    Qu’en est-il de nos devoirs envers nos élèves, de notre mission éducative à partir du moment où nous nous révélons incapables de simplement manifester notre volonté de les voir appliquer le règlement intérieur, de les protéger d’eux-mêmes et des autres, c’est-à-dire de leur offrir une scolarité digne de ce nom ? Quel avenir leur préparons-nous ?

    J’aime mon métier par-dessus tout mais il ne m’est plus possible, dans ces conditions, de continuer de l’exercer et j’ai perdu tout espoir que cela ne change. C’est pourquoi, Monsieur le Proviseur, j’ai l’immense regret de vous présenter ma démission.

Claire-Hélène

Et maintenant, raisonnons.

Cette enseignante, je sais qui elle est — elle a 38 ans, une bonne dizaine d’années d’enseignement derrière elle, elle est loin d’être une débutante effarouchée par ses premières classes, comme il en est tant (jamais le taux de démissions spontanée des stagiaires n’a été aussi élevé que cette année). Elle n’est pas, non plus, en détresse dans son enseignement — ce qui arrive en ces temps de formation disciplinaire au rabais : avec Catherine Hars et Véronique Marchais, elle est co-auteur de la collection Terre des Lettres (Nathan) qui propose l’un des meilleurs manuels de Cinquième actuellement sur le marché, et reconnu comme tel par ses pairs : ce n’est donc pas non plus un souci publicitaire qui l’anime. Non : Claire-Hélène est une prof comme il en est tant, qui en a par-dessus la tête de ne pas pouvoir exercer normalement le métier qu’elle a choisi, et qu’elle aime.
Pas normalement ? La cité scolaire Henri Bergson, où elle exerce est sise dans le XIXème arrondissement, près des Buttes-Chaumont. En tout, 1100 collégiens et lycéens. Le collège, qui dépassera les 600 élèves à la prochaine rentrée, est l’un des plus importants de l’arrondissement. C’est un bâtiment de grandes dimensions, aux couloirs infinis, qui permettent aux enseignants et aux élèves de rester en forme, puisqu’ils occupent leurs récrés à courir d’une salle à l’autre — heureux veinards… L’ »antre des enfers », disent-ils, sous prétexte que le collège est installé dans les parties basses. Ils exagèrent sûrement.

Socialement parlant, le collège rassemble aussi bien des catégories favorisées (32% des élèves, contre 48% en moyenne à Paris — les parents des catégories A et B y ont inscrit leurs enfants à cause des classes bilingues) ; les classes moyennes y ont la même représentation qu’ailleurs (environ 30%) ; les catégories défavorisées y sont en revanche sur-représentées. D’ailleurs, le collège est bien loti en UPI (pour élèves dyspraxiques), en CLAD (pour non francophones) et en FLER (pour francophones illettrés). Heureux veinards de profs, qui peuvent expérimenter des pédagogies vraiment différenciées.

Comme l’établissement est de grande taille, il sert de déversoir aux collèges des environs dont les murs ne sont pas extensibles. En trois ans, le nombre d’élèves par classe est passé de 24-25 à 29-30 — c’est-à-dire l’extrême limite des capacités des salles Et en vérité, je le dis aux non-enseignants : une classe est comme un composé chimique, quelques éléments de trop peuvent faire virer le produit.

Une seule salle de permanence (quand je pense que le ministre voudrait que les devoirs soient désormais rédigés à l’école…), installée à côté du bureau d’une des deux CPE, et près de laquelle il est impossible de faire cours, tant ces enfants s’y défoulent avec volubilité, au nom de la loi Jospin qui a reconnu leur liberté d’expression. Dois-je préciser qu’ils y entrent et en sortent à leur gré ?

Claire-Hélène, qui ne manque pas d’humour (c’est pourquoi elle a survécu si longtemps, avant d’envoyer sa démission), précise dans un second courrier : « Nous sommes renommés dans l’académie, dans les médias, pour nos projets si enrichissants pour les élèves tels qu’Agenda 21, 4emes sport, 6e expérimentale… tous étant le moyen de destructurer les élèves qui ont le plus besoin de structure sous prétexte d’enseigner autrement. La 6e expérimentale a été ouverte cette année : cours sur 1h30 au lieu d’une heure, travail en équipe autour de thèmes communs aussi vides qu’inutiles (les Buttes-Chaumont, le cinéma, le sport), certains cours se font à deux professeurs (math/sport par exemple). C’est un véritable fiasco, les collègues reconnaissant qu’ils n’ont pas pu faire un seul cours depuis le début de l’année. Les deux 4e sport, ouvertes cette année et vantées dans la presse, sont également deux classes dans lesquelles on ne fait pas cours : les élèves ayant appris à la rentrée qu’ils en faisaient partie ont immédiatement compris que cela signifiait que l’on n’attendait plus rien de scolaire de leur part (« Mais, Madame, pourquoi est-ce qu’on m’a mis dans cette classe de débiles ? » m’ont demandé certains anciens élèves que je croisais). Les horaires ne sont même pas véritablement aménagés puisque dans les deux classes, certains cours de matières scientifiques ont lieu après le sport, de 16h à 17h. »

À l’arrivée, avec moins d’enseignement en groupes que dans la moyenne académique (10% contre 25%), une incitation à la « pédagogie différenciée » que les conditions d’exercice rendent impossible, la présence d’élèves parfaitement illettrés au milieu des autres (c’est cela aussi, le collège unique qui plaît tant au SGEN, au SNES et au SE-UNSA),le collège Bergson a les pires résultats au Brevet de Paris (20 points en dessous de la moyenne académique).

Je passe sur les recommandations pédagogiques usuelles, sortez-les, amenez-les aux Buttes-Chaumont — et pas pour leur parler de Proust ou d’Albertine, qui y draguaient au tournant du siècle… J’ai déjà évoqué dans la Fabrique du crétin cette tendance lourde des pédagogies modernes, qui vise à prodiguer le moins d’heures de cours réelles (haine de l’enseignement frontal, probablement, et de la transmission de connaissances), au profit de sorties devenues l’alpha et l’oméga de l’enseignement « démocratique » que préconisent ces peigne-culs.

 Voilà comment on pousse à bout des enseignants acharnés à faire leur métier : en leur demandant de faire de la garderie. Oh, ça satisfait sans doute les parents d’élèves — encore que dans le XIXème comme ailleurs, ils ne se soucient pas tous de ce qui se passe en classe. En créant les conditions de l’exaspération. En détruisant dans l’œuf les chances des élèves, et la patience des profs.

 

 J’étais samedi dernier à la journée organisée par le Nouvel Obs au collège des Bernardins. J’y ai entendu l’ineffable Peter Gumbel expliquer encore une fois combien l’enseignement français stressait les élèves…

« Et le stress des profs, y avez-vous pensé ? S’il y a tant d’enseignants au bord de la crise de nerfs (1), si nous sommes l’une des très rares professions à disposer de sa propre clinique psychiatrique, si, surtout, plus personne ne veut faire ce métier, comme le prouvent les chiffres des concours qui se tiennent en ce moment (2), au moment où toute la génération du baby-boom arrive à l’âge de la retraite, ce n’est pas tout à fait un hasard. Et qui mettrons-nous face aux élèves quand toutes les Claire-Hélène encore en exercice auront rendu leur tablier ? Des Gentils Animateurs ? Des Grands Frères ? Des Licenciés payés dix mois sur douze, comme cela se fait en ce moment — et facilement licenciables ? »

Du fond du cœur, je salue les guerriers et les guerrillères, comme disait Monique Wittig, qui s’obstinent à faire cours, les résistants de la transmission, les mercenaires (mal payés) de l’enseignement disciplinaire. Vous êtes aux Thermopyles, et l’armée innombrable des destructeurs de l’Ecole arrive sur vous. Alors, quelques-uns s’acharnent, tant bien que mal, parce qu’ils aiment à se battre un contre cent, et que c’est bien plus beau lorsque c’est inutile, et d’autres démissionnent, pour ne pas y laisser la peau.

Ma foi, je peux le comprendre. Et ce n’est pas en introduisant des modules pédagogiques dans la formation universitaire des enseignants, ni en leur expliquant, comme le souhaite Eric Debarbieux, à faire face à la violence, que nous convaincrons Claire-Hélène et les autres de rester dans un système en faillite : c’est en le ré-instituant, de la base au sommet.

Il faudrait peut-être en parler aux divers candidats de 2012…

Jean-Paul Brighelli

(1) Sujet déjà évoqué ici même : http://bonnetdane.midiblogs.com/archive/2009/05/10/profs-au-bord-de-la-crise-de-nerfs.html

 (2) Dans plusieurs disciplines (Lettres ou Maths, par exemple), le nombre de candidats est inférieur ou quasi égal cette année au nombre de postes proposés. Le suspens des oraux va être insoutenable… On voulait 80% au Bac ? C’est au CAPES qu’on les aura.