Nous avions, ici même, il y a… plusieurs mois, élaboré ensemble une Charte pour l’éducation. Elle est toujours valide, à mon sens, mais plutôt que d’en faire un résumé, je voudrais proposer aux princes qui nous gouvernent quelques pistes d’action — le temps de la réflexion est passé, me semble-t-il.

Si l’Education Nationale était une entreprise, elle serait en faillite depuis vilaine lurette. Nous consacrons à la machine scolaire le plus fort pourcentage de notre PIB de tout le monde occidental, avec des résultats — les « retours sur investissement », dirait un économiste — pour le moins insatisfaisants. On m’objectera que l’Ecole n’est pas une entreprise… Voire ! N’investissons-nous pas dans l’avenir de nos enfants ? Et n’espérons-nous pas, des qualifications que nous leur procurons, un retour ultérieur qui fera leur bonheur — et le nôtre ? Le fait que la rentabilisation soit différée n’empêche pas l’Ecole de fonctionner comme une instance de production.
Y a-t-il donc moyen de faire mieux sans augmenter indéfiniment les crédits ? La logique purement comptable de certains syndicats ne peut-elle pas être remplacée par une logique à proprement parler pédagogique ?

Pendant deux décennies, on a entendu dire que le Collège était le « maillon faible » du système. C’était ménager les gros bataillons que forment les instituteurs, en faisant porter le chapeau à une structure, le collège unique, qui était la réponse — inadaptée — à « l’enseignement de masse ». Et aux professeurs qui y enseignent.
Nous savons tous, aujourd’hui, que c’est dès le Primaire que le bât blesse. Que si 40% des élèves de Sixième ont de sérieux problèmes de compréhension (derniers chiffres du HCE), c’est qu’ils n’ont pas été formés correctement dans les années précédentes.
Nous savons par ailleurs qu’une politique de redoublements systématiques, ou de restauration de l’examen d’entrée en Sixième, n’a aucun sens. Que faire de ceux qui ne passeraient pas la barre ? Les livrer — à 12 ans — aux requins ?
La vraie réponse est pédagogique — et, comble de bonheur, elle ne coûte rien. Les programmes du Primaire doivent être rapidement revus, nettoyés, ré-)agencés de façon à aménager des progressions qui, de classe en classe, et même d’heure en heure, ne laissent aucune chance au dilettantisme. Nous ne devons pas laisser des élèves en arrière — mais c’est en les prenant intellectuellement par la main, à chaque heure, que nous arriverons à les faire progresser. Une fois faite la part des bébés-lune, qui sont la portion peut-être incompressible, mais très peu nombreuse, des élèves résolument rétifs au système pour une raison / déraison ou une autre, l’objectif est bien d’éviter les redoublements qui sont aujourd’hui bien trop nombreux.

– Comment ? Mais vous faites vôtre un argument des pédagos les plus jusqu’auboutistes…)
– Pas même. Le pédagogisme, cet égalitarisme forcé, produit plus de redoublements que jamais système élitiste n’en a osé. Un exemple ? Vous avez découpé le Primaire en « cycles », décrétant qu’apprendre à lire était l’affaire du cycle II (GS / CP / CE1) — ce qui permet d’expédier de CP en CE1 des gosses auxquels on n’a pas réellement appris à lire, sinon des étiquettes, — des gosses qui se retrouvent barrés en CE1, où on compte sur leur capacité de déchiffrage.

Il est urgent d’en finir avec cette répartition inutile en « cycles ». On passe d’une classe à l’autre. On fixe à chaque classe des objectifs précis, au lieu de diluer les responsabilités sur trois ans. Et on se donne les moyens de réaliser ces objectifs. Si une méthode de lecture est inefficace, on l’interdit — la « liberté pédagogique » ne doit pas être le chiffon qui cache l’incompétence.
Le CP peut suffire pour apprendre à lire et à écrire, et à maîtriser les quatre opérations — figurez-vous que cela se pratique déjà dans les classes SLECC. À condition d’en finir avec les escapades de « découverte de l’environnement » — je trouve assez plaisant que les élèves de mon village, souvent enfants de vignerons, soient censés découvrir… les vignes de leurs parents. D’en finir avec l’apprentissage de la diététique, du code de la route, de la « citoyenneté » sous toutes ses formes. En Primaire comme en Secondaire, qui ne voit que la culture la plus ordinaire fournit les cadres de la citoyenneté ? Qu’un usage immodéré de La Fontaine en apprend bien plus sur la morale qu’un cours sur les modes d’élection des conseillers municipaux ?
Evidemment, cela suppose une formation repensée dans les IUFM — voire une réfection de fond en comble de ces Instituts du Moindre Savoir, par exemple en les faisant passer intégralement sous la houlette des présidents d’université. Il est inadmissible que des « professeurs des écoles » en sortent aujourd’hui en ignorant tout des méthodes alphabétiques d’apprentissage de la lecture — ou des dégâts, dûment constatés par les orthophonistes, occasionnés par d’autres méthodes. Dans un documentaire récent (« Education Nationale, Un grand corps malade ») Xavier Darcos constate : « Nous sommes prescripteurs — mais nous écoute-t-on ? » On a couvert du voile « démocratique » de la « liberté pédagogique » des errements inadmissibles, qui ont engendré un tsunami de dyslexies provoquées. On le sait désormais — il faut en tirer les conséquences, si un jour nous ne voulons pas être accusés, collectivement et en détail, de non-assistance à enfants en danger. Dans un pays plus chicanier que la France, combien de parents auraient déjà attaqué l’Etat, ou l’instituteur du coin, pour mauvais traitements à enfants ?

Parallèlement à l’éradication des « cycles » au Primaire, supprimons la « séquence pédagogique », ce carcan où les enseignants du Secondaire son censés enserrer leurs cours— par arrêté, ça suffira bien amplement, et je comprends que XD ne veuille pas se lancer dans la rédaction d’une loi de plus, je le connais assez pour savoir qu’il ne met pas sa fierté à associer son nom à une loi comme l’a fait Lionel Jospin, de sinistre mémoire. Définissons des programmes clairs, élagués (le Second cycle en particulier crève d’une ambition sans borne — par exemple en Histoire, où l’on voudrait que chaque lycéen se transforme en petit Braudel). Donnons des objectifs réalisables aux enseignants — et formons-les en conséquence : je n’ai rien contre l’épreuve d’« invention » au Bac de Français, si elle était, comme au XIXème, une épreuve d’« imitation », de « à la manière de » — ce qui suppose un travail en amont considérable, une connaissance fine, intime, de la littérature, une identification de l’élève à l’écrivain dont nous sommes très loin en nos temps de décorticages pseudo-structuralistes absurdes (et Tzvetan Todorov, qui s’y connaît un peu, n’est pas le moins critique face à ce transfert dans le Secondaire d’un mode d’analyse universitaire). Revenons-en à la dissertation — mais, de la même manière, cela suppose que les enfants soient ré-entraînés à rédiger, dès les plus petites classes (y compris en apprenant à lire, ce qui se fait bien mieux avec un stylo à la main).

Je ne suis pas spécialiste de mathématiques, mais je peux relayer ici une complainte commune à bien des enseignants de la discipline : on peut interdire les calculatrices au moins jusqu’au lycée : compter sur la béquille informatique n’apprend pas à marcher. Cela peut paraître un détail, mais c’est révélateur d’une démmisison de l’institution, qui décourage le « par cœur », et promeut la pseudo-autonomie — les TPE, ces Travaux Personnels Encadrés qui consistent trop souvent à copier-coller des informations glanées au petit bonheur sur la Toile, en sont la manifestation la plus sensible. La vraie autonomie naît de la contrainte, et non de la bride sur le cou.

C’est sur des petits ajustements que l’on bâtit les grandes réformes — par touches simultanées dont l’ensemble réformera le système en profondeur. Et il ne faut pas perdre de temps. On sent monter un découragement réel, quand on voit à qui sont confiées les réflexions sur le système… On sent monter un épuisement des meilleures volontés. Quelques signes forts doivent être envoyés, de toute urgence, pour encourager au moins à la patience.

Jean-Paul Brighelli