L’art de la rédaction se perd — parce que la langue s’est perdue.
Nous en faisions au moins une par semaine, dès le CE1. Et la maîtresse lisait à voix haute les meilleures…
J’entends d’ici les commentaires : « Abominable pédagogie de la mise en concurrence, et le petit Jean-Paul tout fier d’être celui qui divertissait ses camarades, ça le dédommageait d’être maladroit au foot, gaucher contrarié qu’il était, à ne jamais savoir de quel pied shooter… »
Ouichtre… Les rédacs, comme on disait (et comme on dit encore, là où des profs audacieux incitent leurs élèves à écrire) étaient une porte ouverte sur le vrai imaginaire — celui qui se construit peu à peu avec les histoires lues, c’est-à-dire écrites par d’autres. La même maîtresse nous lisait des histoires, en fin de journée surtout, et nous en faisait lire — et c’est par imprégnation que nous nous appropriions les mots des autres : « le lion est fait de mouton assimilé », dit très bien Valéry.
Mais on écrit de moins en moins de fictions à l’école. Je ne parle pas même du collège et du lycée, où l’on a détourné les (peut-être) bonnes intentions de « l’écriture d’invention » en « textes d’argumentation » : « Vous êtes le Zola moderne, une injustice particulière frappe un membre d’une communauté minoritaire — forcément minoritaire —, vous prenez votre plume pour écrire dans Libé ou le Monde… » (1)

Dommage : du grand retour de la fiction à l’école pourrait dépendre le sort des classes « littéraires », qui font de moins en moins de littérature.

Parenthèse : la réforme des lycées qui s’annonce, en admettant que Darcos et ses stratèges aient le temps de la mener à bien, sera surtout structurelle (tronc commun ou non, repenser ou non les options, les horaires, etc.). Puis juste après, me dit Mark Sherringham qui est conseiller aux programmes, on repensera les contenus. C’est une démarche qui a sa logique, même si je pense que l’on pourrait mener les deux en même temps. En tout cas, il faudra trouver une nouvelle motivation pour les Littéraires, qui représentent aujourd’hui à peine 12% des lycéens (2), et sont bien près de l’extinction — au moment même où un brillant avenir s’ouvre à eux.

Parce que le monde moderne (non seulement la pub, mais les entreprises, le journalisme et, de plus en plus, le monde politique) consomme de façon effrénée les histoires — et les faiseurs d’histoires. Combien de « réclames » racontent une histoire — ou une image d’histoire ? Combien de chefs d’entreprise égaient leurs conseils d’administration d’anecdotes bien venues ? Combien d’hommes politiques vous racontent, les yeux dans les yeux, ce que leur a dit le mineur licencié ici, la sage-femme rencontrée là ? Il y a de l’avenir pour tous ceux qui savent raconter — l’excellente campagne de Nicolas Sarkozy a tenu, en grande partie, à la capacité de raconteur d’Henri Guaino. On ne peut plus ouvrir un ouvrage de sociologie ou d’économie sans trouver, au moins une fois par page, l’évocation d’un cas particulier, avec nom propre, brève biographie, caractéristiques — invention pure, très souvent.
Un ouvrage paru en octobre dernier fait assez bien le point sur cette importance nouvelle des raconteurs d’histoire (3). Et il a un réel succès auprès des chefs d’entreprise et autres décideurs d’opinion.

Ce pourrait être l’un des axes nouveaux d’un enseignement des Lettres revigoré. J’ai déjà, ici (4) et dans « Fin de récré », exprimé mes désaccords avec Sauver les Lettres, qui voue aux gémonies toute la littérature « d’invention ». Il me semble dommage d’interdire à des adolescents de se lancer dans l’écriture, au moment même où ils commencent à avoir quelque chose à dire, et les moyens de le dire — dans la mesure au moins où on leur a enseigné ce qu’ont pu dire les autres.
Apprendre à lire et à écrire doit se faire simultanément, que ce soit au début du Primaire ou à la fin du Secondaire : on ne peut pas dissocier la lecture de fictions de l’écriture de fictions. Fabriquez un dialogue (et c’est fichtrement difficile, au début), faites une description qui tienne, racontez un souvenir, et vous comprendrez mieux les performances de Molière, de Flaubert ou de Proust.
Et pour les adultes qui passent ici, essayez donc de décrire votre dernière étreinte — et vous apprécierez tout de suite mieux l’écart monstrueux qu’il peut y avoir entre Dominique Aury et… les autres, à quelques exceptions près.

Inutile d’ailleurs de susciter à toute force un imaginaire enfantin ou adolescent. Les sujets les plus plats fournissent amplement de quoi faire — on aura d’autant plus d’imagination que l’on part du réel le plus prosaïque. « Racontez vos vacances » est un sujet très stimulant, à condition qu’on explique aux enfants que « leurs » vacances n’est pas le sujet, mais que c’est le récit qui importe — un bon récit, et il sera d’autant meilleur qu’il ne flirtera pas de façon trop évidente avec « leur » réalité. Je me souviens avoir donné jadis pour tâche à mes élèves — quand j’étais en collège — de décrire la vie de la boule rouge d’un billard français. Les résultats n’étaient pas inintéressants — je me rappelle en particulier comment une gentille élève de Cinquième, profitant d’un saut de la boule hors de la table à la suite d’un coup de canne malencontreux, avait raconté son évasion, son destin dans la rue, et son accroissement par ingestion des humains rencontrés, dans une progression qui rappelait le Blob (5) — dont je suis sûr qu’elle ne l’avait pas vu.

La rhétorique — tout est là. Le problème n’est pas le « exprimez-vous » des pédagogies réactionnaires — i.e. pédagogistes —, mais « captivez votre auditoire ». La sincérité est le cadet des soucis d’un vrai pédagogue. Si non è vero, è ben trovato.
J’ai enseigné à Paris-III — il y a longtemps — l’art de la nouvelle — en lire, en analyser, et en écrire. Les étudiants de Première année se régalaient à rédiger des histoires aussi bien troussées que possible, à se prendre — sans prétention aucune — pour des écrivains. Et c’est certainement l’un des meilleurs moyens pour amener les « apprenants » à comprendre les problèmes que se pose un écrivain — pas forcément exprimer le fond de sa pensée, mais trouver un mot de trois syllabes qui, rythmiquement, se pose au bon endroit dans la phrase — parce qu’un mot de deux syllabes ne convient pas, à l’oreille.
C’est ainsi que les enfants apprendront que ce qui compte dans un texte, ce n’est pas le « message » — il y a La Poste pour ça —, mais le tour de main — l’adéquation du Savoir et du Savoir-faire.

Jean-Paul Brighelli

(1) Parodié-je ? Il y a quelques années — Mitterrand était encore là —, un mien ami (1) avec qui je déambulais dans Paris me dit : « Attends, il faut que j’achète le journal… » Il s’approche du Relais Hachette, demande Libé et le Monde. Le vendeur, tongue in cheek, comme disent les Anglais, le regarde et lance : « La petite Pravda et la grande Pravda ? »
(1) Je vais me donner le ridicule de mettre une note dans ma note. L’ami en question s’appelle Marc-Vincent Howlett, il a tout récemment commis aux Editions de l’Olivier un livre, « Triomphe de la vulgarité », dont je dois absolument recommander la lecture à tous ceux que le bling-bling exaspère — particulièrement le bling-bling mental, qui fait du n’importe quoi avec du trois fois rien, et où le zéro ne multiplie que parce qu’il est chef politique ou philosophe mondain. Indispensable.

(2) Voir mes Notes précédentes, http://bonnetdane.midiblogs.com/archive/2007/02/02/sauver-les-lettres.html, et http://bonnetdane.midiblogs.com/archive/2007/08/06/litterature1.html.

(3) Storytelling, La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits de Christian Salmon – éd. La Découverte – 236p., 18€. On peut consulter une intéressante interview de l’auteur sur http://www.rue89.com/cabinet-de-lecture/storytelling-ces-histoires-que-construit-le-pouvoir
Par ailleurs, le Monde diplomatique a fait paraître un bon article sur le sujet l’année précédente (http://www.monde-diplomatique.fr/2006/11/SALMON/14124
)

(4) http://bonnetdane.midiblogs.com/archive/2007/11/21/ecriture-et-invention.html

(5) « The Blob » est un film de terreur ultra-Z fauché (mais avec le tout jeune Steve Mc Queen, quand même) de 1958 (les remakes de 1972 et de 1988 ne valent pas tripette) racontant comment une boule rouge venue d’un outre-espace quelconque se nourrit d’Amérique, avalant choses et gens — une métaphore du communisme, probablement, comme le fut, à peu près à la même époque, « l’Invasion des profanateurs de sépultures » (où il n’y a ni profanateurs, ni sépultures). Et pas au second degré : son réalisateur, Irwin Yeaworth, s’est essentiellement fait connaître pour des films éducatifs à objectifs moraux…