Les vrais enjeux du lycée, c’est au collège qu’ils se posent : faute d’avoir assimilé cette vérité d’évidence, le Ministère se prépare — et nous prépare — bien des désillusions. Et, pire, il prend le risque d’abîmer davantage un enseignement déjà terriblement secondaire.

   Le 11 juin dernier, la rue de Grenelle a inauguré une nouvelle forme de dialogue : le conseiller Rolland Jouve (affectation : social, enseignement privé, laïcité — cette combinaison étrange de spécialités convient bien à cet homme, diacre de son état) a expliqué posément aux syndicats qu’il leur fallait signer la « feuille de route » de la réforme avant d’en discuter. On connaît le dialogue inventé à la Restauration pour se moquer d’un gouvernement qui prétendait imposer à la Chambre des décrets dont elle ne voulait pas : « À quelle sauce voulez-vous être mangés ? » « Mais nous ne voulons pas être mangés ! » « Vous sortez de la question. » Ainsi parle le ministère, depuis quelque temps (1).

   Quel est l’enjeu principal de cette réforme ?
   Peut-être s’agit-il juste de légitimer des suppressions de postes. Si c’est le cas, au lieu d’inventer une machinerie kafkaïenne qui peinera à justifier les 13500 postes supprimés l’an prochain, comme cette année (alors même que les enfants du baby-boom nés depuis 1998 arrivent au collège), le ministère aurait dû suivre les conseils simples que je suggérais dans « Fin de récré » : réformer d’abord le collège, en supprimant le « collège unique », grande machine à fabriquer des inégalités sous prétexte de les éradiquer, amener en troisième des élèves qui auraient pris l’habitude de donner le meilleur d’eux-mêmes, et transformer la Seconde indifférenciée d’aujourd’hui, qui n’est jamais qu’une Troisième-bis (il faut bien que les enfants apprennent à un moment ou un autre ce qu’ils n’ont pas assimilé avant) en une Seconde très déterminée — S, ES ou L. La fin modulée du collège unique justifierait aussi, dans les Lycées professionnels, le Bac Pro en trois ans, contre quatre jusqu’ici : encore faudrait-il qu’on revalorise la voie professionnelle dès la fin Cinquième, au lieu de laisser croire que tout le monde peut faire la même chose — et s’enfoncer dans l’échec — jusqu’en Troisième.
   Le collège, le collège, vous dis-je ! Il y a en ce moment des bouts de réforme de programmes au collège. Mais aucun dessein bien net : une belle occasion perdue !
   Là, oui, on aurait assisté à une transformation sérieuse — et, de toute évidence, on aurait redéployé des dizaines de milliers de postes. Mais l’idée était trop belle — et puis, qu’est-ce que Bercy, qui préside aux destinées de la France, connaît de l’Education ?

   Au-delà du facteur économique, l’enjeu de la réforme est, au fond, idéologique. Le pédagogisme, dont on sait qu’il s’accommode fort bien de l’actuel gouvernement, a trouvé une nouvelle raison d’être : faire au lycée, et à fond cette fois, ce qu’il avait entrepris avec bonheur en Primaire et au Collège. Un instant décontenancés par la réforme du Primaire, que j’ai appuyée et que j’appuie encore, quoi que j’en pense dans le détail, les meirieuistes se contentent désormais d’infiltrer leurs idées létales dans le second cycle.

   Que disait donc Darcos, la semaine dernière, aux journalistes venus prendre le pouls de la rentrée ? « Tout l’enjeu des quelques mois qui sont devant nous, c’est de faire en sorte que ces réformes que je crois profondément justes se poursuivent au lycée dont l’organisation, l’inspiration, ne correspond en rien aux publics qui le fréquentent. Peut-on franchement admettre qu’en 2008, des lycéens de terminale quasiment majeurs aient quasiment le même type de journées que des collégiens de sixième qui sont presque encore des enfants ? Comprend-on qu’à quelques mois de devenir étudiants, on les traite encore en écoliers, alors même qu’on prétend les préparer au baccalauréat qui est le premier grade universitaire ? Les lycéens eux-mêmes le disent : notre lycée est resté napoléonien dans les contraintes qu’il impose aux élèves, mais il a cessé de l’être dans sa relation particulière à l’Université. »
Allons, monsieur le ministre ! Quand Monchéri et Moncœur, bercés, chouchoutés, engoncés dans le costume de Peter Pan, arrivent aujourd’hui en Seconde, en Première ou en Terminale, ce ne sont jamais que de gros bébés qui sucent leur joint comme jadis leur totoche. Ce n’est pas de libre-arbitre qu’ils ont besoin, c’est d’un encadrement fort — qu’ils sont les premiers à réclamer, dès que l’on interviewe les lycéens de base, et pas uniquement les filles et fils de bobos qui dirigent les organisations censées les représenter. Ce n’est pas l’autonomie qu’il faut leur proposer (ni, pour les mêmes raisons, aux étudiants de Première année), mais des repères et des bornes.

   Les ministères de l’Education ont raté l’occasion de faire un coup d’éclat, en disant une bonne fois pour toutes que le Bac est un examen de fin d’études, qui ne vaut que par les notes qu’on y obtient, et en donnant aux universités l’opportunité de choisir leurs critères d’entrée. Après tout, près de 50% des formations supérieures le font déjà, des BTS aux IUT en passant par les Prépas et maintes facs dérogatoires. Mais pour contenter les parents, qui pèsent lourd, en voix, on se paie le luxe de négliger l’avenir.

   Qu’en est-il exactement de la réforme ?
   L’objectif serait de donner à la classe de seconde, dès la rentrée 2009, un « véritable rôle de détermination », en organisant les enseignements autour de « trois grands blocs principaux » : des enseignements généraux (60% du temps de l’élève), des enseignements complémentaires « visant l’exploration de nouveaux domaines ou un approfondissement » (25%), et des activités d’accompagnement, pour une « plus grande individualisation des parcours » (15%). Cette répartition évoluerait en première et terminale : 45% du temps scolaire serait consacré aux enseignements fondamentaux, 45% aux modules de spécialisation, et 10% à l’accompagnement individualisé.
   Cette organisation — personnalisation des parcours et meilleure prise en compte des aspirations des élèves — peut sembler séduisante à certains : outre le fait que les élèves y construisent vraiment leur propre « savoir », elle propose en fait la mise en place d’un tronc commun (à options) des enseignements et la suppression des filières existantes. Elle implique aussi, comme s’est plu à le souligner le ministre le 17 juillet dernier, « des conséquences sur l’organisation du temps de service des enseignants ». Qu’en termes élégants… Tutorat, nous voilà ! Le rêve de Ségolène (35 heures dans les établissements) sera bientôt réalisé par le gouvernement Sarkozy.
   C’est drôle, quand on y pense… Mais n’est-il pas évident que les propositions de la Pintade ont amené bien des enseignants à la rejeter ? Il n’y a pas d’élections avant quatre ans : où va donc s’exprimer le mécontentement ? Dans la rue, peut-être…

   Bien sûr, en l’absence d’une réforme sérieuse et en profondeur du collège, l’organisation du lycée ne peut se faire qu’en s’alignant sur le niveau des plus faibles : après le collège unique, le lycée unique. Ce n’est pas en mettant la « remédiation » à toutes les sauces, en occupant les locaux pendant les vacances, en multipliant les heures sup, que l’on va redresser une situation très compromise. Il faut repenser les programmes du collège comme on a repensé ceux du Primaire. On a commencé à le faire en français et en Histoire-Géographie. Mais je ne vois pas de grand projet qui structure ces aménagements de détail. Pire, d’un point de vue libéral : en saupoudrant les moyens, on se prive d’économies réelles, qui ne peuvent se faire qu’en repensant les fins.
   Des moyens, justement… Les conseils régionaux sont priés de trouver une salle et un bureau pour chaque enseignant (et, j’imagine, quelques feutres, un stylo, et des trombones). Mais nous manquons déjà de salles pour les élèves !

   Suite des festivités. L’organisation annuelle de la scolarité serait remise en cause au profit d’une « modularisation » semestrielle des enseignements : chaque module correspondrait à trois heures par semaine, soit 50 heures par semestre. Dans ce cadre, les programmes actuellement annuels devraient être « réaménagés » et être capables « de proposer pour une même discipline une différenciation des modules fondée sur (…) une progressivité des acquisitions attendues ». L’usine à gaz qui en découlera invariablement (qu’on se rappelle la mise en place des groupes de compétences en langues vivantes cette année) sera de surcroît alimentée par l’autonomisation pédagogique des établissements : on « laissera à l’établissement la possibilité de construire ses modules en fonction du public qu’il accueille ». Exit donc le Latin ou le Grec, et bonjour l’option foot ! Si certains croient que j’exagère, qu’ils se renseignent : un établissement de l’académie de Versailles vient de renoncer à l’option Latin, parce que le projet d’établissement a décidé d’articuler l’essentiel des activités du lycée autour du foot. Des profs peuvent très bien, sans suggestion d’aucun recteur, se ridiculiser eux-mêmes.

   Le recteur Gaudemar a donné pendant l’été au quotidien la Provence une longue interview dans laquelle il enfonce le clou, dans le langage esthétisant qui est le sien : « Les lycéens que j’ai rencontrés m’ont demandé de faire davantage d’heures d’études, soit pour rattraper un retard, soit pour approfondir des savoirs, et ce dans une approche plus individualisée. Certains élèves qui ont des difficultés doivent être accompagnés, mais il y a également tous ceux qui ne sont pas en difficulté et qui doivent être accompagnés sur un autre mode, pour, par exemple, poursuivre la découverte des métiers, ou leur suggérer d’autres façons de travailler et c’est là que l’on peut inclure les Travaux interdisciplinaires, ou des ateliers qui ouvrent d’autres horizons.Cet accompagnement peut donc se faire en groupes de niveau, c’est une évidence quand il s ‘agit de soutien. Mais également en classes plus compactes. L’avantage de ce découpage modulaire sera de donner une occasion supplémentaire d’exploration, d’ouvrir les yeux. Sur fond de cette organisation en  bloc, on peut imaginer des sous découpages. Dans le cycle terminal (première et terminale), quand les spécialisations par familles (lettres, sciences, etc) seront choisies, ces options donneront une coloration particulière. Exemple : un scientifique pourra suivre également un module de gestion ou d’économie, ce qui constituera un plus.  Tout cela participe de la nécessité de donner le maximum d’autonomie aux établissements… »
   Une autonomie, ajoute-t-il, dont certains se défient : oh oui, monsieur, je m’en défie ! Je préfère encore les oukases d’un pouvoir central, garant d’une égalité de traitement, que les diktats de milliers d’autocrates dispersés. On peut penser, depuis la rue de Grenelle, de nouveaux programmes, de nouvelles ambitions. On ne pourra plus rien faire si demain on feint de donner un vrai pouvoir à la base, dont on sait bien qu’elle exprime rarement les exigences les plus sévères. Pensez-y donc : si le libéralisme (et qui n’est pas libéral, en ce moment — n’est-ce pas, monsieur Delanoë…) vous tend le pouvoir, c’est afin de le diluer entre vos mains — et d’en garder l’essentiel : aujourd’hui le lycée à la carte, demain le chèque éducation ; aujourd’hui le pédagogisme à la petite semaine, demain la réforme de la loi de 1905 ; aujourd’hui l’usine à gaz, demain la grande braderie du public au privé.

Jean-Paul Brighelli

   (1) Le ministre se paie de mots (« Les chefs d’établissement, les syndicats d’enseignants et les organisations lycéennes ont déjà marqué leur accord sur ces points généraux, dont le détail reste naturellement à discuter au cours des prochains mois »), et il n’a pas tort, vu la réaction globalement complaisante des syndicats. Deux exceptions : Force Ouvrière, outrée, se retira d’emblée du jeu ; et le SNALC ne décida d’y participer que pour faire entendre une voix réellement discordante, le 27 août dernier, quand Jean-Paul de Gaudemar a reçu les « partenaires sociaux » et a fait semblant de leur demander leur avis.
   Que dire de cette réunion qui prélude à des consultations bilatérales dont les conclusions sont déjà tirées ? Le SE et le SGEN y allèrent de leurs tours ordinaires de souplesse dorsale (c’est fou ce que ces gens de gauche auto-proclamés raffolent des coups de pied qui ne se perdent pas), le SNES parut d’abord boire le petit lait du recteur, avant de préciser — mais c’était après l’intervention nettement critique du SNALC — qu’il y avait certainement des points de concordance mais aussi des discordances, bref une position mi-chèvre mi-chou qui réservait l’avenir — et l’avenir de la patronne du SNES qui se verrait bien, un de ces jours, éjecter Aschieri par la fenêtre. Et le syndicat des proviseurs, qui avait paru s’enthousiasmer en juin, mais avait sans doute entre-temps consulté sa base, émit des réserves fortes sur le calendrier : septembre 2009 paraît effectivement une échéance bien proche pour ce qui apparaît à tous comme une usine à gaz ingérable. Et d’ailleurs, qui peut répondre de ce qui se passera d’ici là — dans les lycées ou dans la rue ?