Pêché sur le site de Sauver les Lettres, http://www.sauv.net/ctrc.php?id=827

Lettre ouverte à Monsieur Philippe Le Guillou, Doyen de l’Inspection Générale des Lettres.

le 25 avril 2007

Monsieur le Doyen,

Venant de lire Le déjeuner des bords de Loire, dans la version que la collection Folio a récemment publiée, je tiens à vous féliciter et à vous remercier pour ce petit ouvrage. Plusieurs raisons me poussent à le faire.

D’abord, Julien Gracq n’écrivant plus, semble-t-il, ce témoignage est important puisqu’il nous rend encore présentes la pensée et la parole du grand écrivain.
Ensuite, c’est avec un intérêt et un plaisir réels que j’ai lu votre ouvrage, monument discret qui, par sa ferveur et sa vénération, n’est pas indigne de l’oeuvre de Julien Gracq.
Enfin, votre Déjeuner des bords de Loire propose une belle approche de cette oeuvre littéraire : une approche recueillie qui convient à la personne maintenant très âgée de l’écrivain; une approche qui instruit cependant, et de façon suggestive. À ceux de mes élèves qui lisent ou liront Liberté grande, le Rivage des Syrtes, Un balcon en forêt, la Presqu’île … je parlerai de votre Déjeuner en ces termes.

Votre livre montre la voie d’une vraie pédagogie de la littérature, du moins pour les lycéens et pour les étudiants des premières années : découvrir une oeuvre avec son auteur; arriver à établir – comme vous le faites tout au long du Déjeuner – un va-et-vient nécessaire de l’oeuvre à l’homme, de l’homme à l’oeuvre. Ce genre d’approche convient aux jeunes esprits quand ils accèdent à la littérature, quand ils doivent élargir leurs lectures. Il ne s’agit pas de tomber dans les réductions  » biographistes  » à la manière de Sainte-Beuve, mais de laisser paraître les relations profondes qu’une écriture, un sens, des valeurs, une beauté entretiennent avec une vie, une époque, des traditions, un milieu … Étudiants, lycéens, les jeunes gens sont avides de sens; une oeuvre, une étude qui ne parleraient ni de l’être humain ni du monde leur seraient vite fastidieuses. Si d’autres méthodes peuvent éveiller des intérêts littéraires, celle que vous avez pratiquée dans votre Déjeuner s’adapte au mieux à nos élèves : qu’il s’agisse de classes littéraires, scientifiques, techniques, mes expériences d’enseignement m’en ont convaincu.

Malheureusement, au lycée, les actuels programmes de français ne vont pas du tout dans ce sens tant ils sont technicistes, tant ils empêchent d’entrer dans la littérature par les époques, par l’existence, les oeuvres et la pensée des grands écrivains. Comme tout ce qui est technique, ces programmes sont fermés sur eux-mêmes; dans leurs vases clos, ils font taxer d’opinion subjective, de relativisme, voire de « non-pertinence », la moindre ouverture vers le référent, vers l’humain, le sens, la beauté, l’esprit critique … Ces programmes, c’est l’horreur, Monsieur, le Doyen, une horreur à l’état brut; et une horreur qui devient marécageuse quand elle passe dans les « Documents d’accompagnement » ! Certes, quelques remaniements opportuns entreront en vigueur en septembre 2007, mais l’ensemble du paysage ne changera guère, les perspectives restent trop techniciennes (primauté des genres et des registres); bien pire, pour l’écrit, le « sujet d’invention », si trompeur et pernicieux, dénoncé de toute part – à l’unanimité dans les jurys d’ÉAF auxquels j’appartenais en 2006 – se trouvera promu de plus belle !

Ces programmes ne s’imposaient nullement; leur esprit anti-littéraire aurait dû les faire rejeter sur-le-champ. Ils ont été imposés par Monsieur Alain Viala et son équipe dans des conditions que vous connaissez mieux que moi. Ce qui s’impose, ce qui s’imposera toujours pour les études littéraires, c’est qu’à telle époque, telle oeuvre, qui est restée, a été écrite par tel écrivain. Le reconnaître ressortit à l’humilité qui anime l’esprit quand il se met en quête du réel. Cette humilité, Monsieur le Doyen, votre Déjeuner en donne l’exemple quand il vous représente allant en train, puis à pied à la rencontre de « Monsieur Gracq ». Que nos lecteurs lycéens soient de tels piétons s’approchant de la littérature, voilà ce qu’ont interdit les programmes d’Alain Viala, qui n’ont rien de littéraire, qui constituent une discipline tellement sui generis que je propose de l’appeler « vialarature » : ce vocable aurait le mérite de ne tromper ni les lycéens, ni leurs parents, ni la nation.

Le bilan de la réforme de 2001-2002 est terrifiant : enseignant aussi en classe préparatoire, je mesure l’ignorance de mes étudiants, pourtant triés sur le volet : les noms et les oeuvres de Pascal, Montesquieu, Chateaubriand, Stendhal, Rimbaud, Proust, Valéry, Malraux … sont presque toujours ignorés. Interrogé sur ce qu’il avait retenu de son année de première, tel lycéen a répondu :  » le biographique  » ! Tel autre aime lire la littérature, mais il est mauvais en français car, dit-il,  » je ne sais jamais si le texte est ancré dans l’énonciation  » ! Pour nombre d’élèves, les  » focalisations  » et leurs entrelacs sont un cauchemar… Techniques ! Lycéen, et même collégien, je me rappelle avoir été fasciné par des titres – Les Fleurs du Mal – qui m’ont guidé vers la poésie, intrigué par les figures d’Ovide, de Montaigne, de Rousseau, de Nerval, passionné par les oeuvres de Tolstoï, Camus, Malraux … Alors, j’aurais été réfractaire au « français » scolaire actuel qu’étouffent ces mornes et secs et stériles objets d’étude, je n’aurais jamais eu l’idée de faire des études de lettres, je ne serais jamais devenu un professeur que son métier passionne encore parce que je m’écarte autant que possible de la « vialarature » ! Une collègue me disait récemment que, depuis que ces funestes programmes sont là, elle n’aime plus sa discipline. Combien de collègues pensent de même! D’ailleurs, à propos de la réforme d’AlainViala, aucune consultation générale n’a été menée auprès des professeurs de français. Les consultations qui, paraît-il, ont eu lieu, n’ont pu être que confidentielles ; n’auraient-elles pas sollicité que les coteries responsables de cette invraisemblable réforme ?

Je sais bien que, depuis 1989, l’Inspection Générale n’a qu’un pouvoir limité sur les programmes. Mais ce pouvoir limité existe. Alors, je vous en supplie, Monsieur le Doyen, que vous et vos collègues sachiez faire entendre une voix vraiment littéraire dans les sphères qui élaborent ou remanient les programmes; que ces sphères prennent conscience de la catastrophe qui, dans notre pays, s’est abattue non seulement sur la discipline, mais sur la littérature : les lycéens français sont privés de la littérature, l’un des patrimoines majeurs de la nation ! La « vialarature » met la littérature française en péril, Tzvetan Todorov a su le dire. Et comment concevoir que l’homme qui a écrit Le déjeuner des bords de Loire ne fasse pas tout ce qu’il pourra, compte tenu des hautes fonctions qui sont les siennes, pour rendre la littérature aux lycéens de France ?

Je vous prie d’agréer, Monsieur le Doyen, l’expression de mes sentiments très respectueux.

Gilbert Beaune, professeur de lycée.

Et JP Brighelli, que Monsieur Le Guillou connaît bien…

Et, peut-être, quelques autres, ci-dessous, dans les jours à venir.

JP Brighelli