Au programme de Lettres des classes prépas scientifiques cette année (2007-2008) : penser l’Histoire. Avec, comme textes d’appui, l’Horace de Corneille, les livres IX à XII des Mémoires d’outre-tombe — consacrés aux aventures du vicomte pendant la Révolution —, et le 18 Brumaire de Louis-Bonaparte, où Marx analyse avec férocité le coup d’Etat par lequel le premier président élu de la Seconde République renversa icelle, et se proclama Napoléon III.

J’avais cette année des élèves de Première année, qui auront donc ledit programme aux concours l’année prochaine. Et juste avant les grandes vacances, j’ai commencé à débroussailler la question — et à leur donner une bibliographie aussi démesurée que possible, parce que s’il ne faut pas désespérer Billancourt, comme disait Sartre, il n’est pas interdit de déprimer un peu des prépas — ils n’en rebondiront que plus haut.
Et de leur conseiller de lire Tite-Live, la Révolution française de Michelet (pour commencer…), et l’ensemble des écrits de Marx consacrés au 2 décembre 1851 — ça tombe bien, tout est rassemblé dans un gros volume chez Folio sous le titre les Luttes de classe en France.

Je leur ai aussi transmis quelques cadres de réflexion, afin qu’ils aillent tout de suite, dès la première lecture, au plus efficace — et surtout qu’ils mesurent l’abîme de leur ignorance, un jeu que l’on pratique ad nauseam dans ces classes.
(« Comment ? Ils n’ont pas encore construit eux-mêmes leur propre savoir ? » « Eh non ! mon bon monsieur Lionel… »).
Nous commençâmes donc par Horace.
Présupposés de lecture : l’élève doit connaître Tite-Live et les légendes romaines (éventuellement, Denys d’Halicarnasse en sus, mais ne soyons pas trop chien…), le livre que Dumézil a consacré au mythe spécifique d’Horace et des Curiace (introuvable, sauf en bibliothèque — et encore, pas toutes, je me demande comment feront les « prépas rurales », selon le mot d’un ancien directeur de l’ENS, c’est-à-dire celles qui végètent hors Paris). Et il doit avoir lu parallèlement deux ou trois brimborions sur Corneille, l’édition-Pléiade du théâtre, due à Georges Couton, ou le livre de Doubrovsky (Corneille et la dialectique du héros, opportunément réédité en collection Tel-Gallimard).
Entre autres…

Et à propos de héros, justement…
La thèse de Couton est que Horace peut être lu comme une attestation d’allégeance de Corneille à Richelieu (à qui est dédiée la pièce) et à cette nouvelle conception de l’Etat qui émerge dans cette première moitié du XVIIème siècle (1), qui est à la morale ce que le poisson est à la bicyclette. Ce qui suppose que les élèves connaissent :
– l’histoire romaine
– l’histoire du XVIIe siècle (c’est tout l’intérêt d’un tel programme : toute lecture de l’Histoire est en soi aussi de l’histoire — construction d’une fiction seconde à partir d’une fiction première).
– Et, éventuellement, l’histoire du néo-classicisme, afin de percevoir au mieux le discours d’escorte d’une toile comme le Serment des Horace — qu’ils ne manqueront pas d’aller contempler au Louvre pendant les vacances.

Inutile de dire que les programmes d’Histoire (et de Lettres) des collèges et lycées sont ainsi faits qu’ils ignorent tout de ces trois points. C’est dire que la métaphore de Camille, assassinée par son frère, non sans raison disent Corneille et l’Histoire, comme illustration des rapports compliqués de Richelieu et d’Anne d’Autriche via Louis XIII et le chancelier Séguier (voir les Trois mousquetaires, chapitre XVI) dans la construction d’une raison d’Etat indépendante des bonnes manières, leur passe très largement au-dessus de la tête.
La faute à des institutionnels qui ont assassiné l’Histoire événementielle au profit d’une « réflexion » sur l’Histoire d’une prétention inouïe, concernant des gosses de 12 à 16 ans… Une Histoire qui a annihilé, pour des raisons idéologiques évidentes, la notion même de héros (2).
La génération qui a autour de vingt ans aujourd’hui est la première à avoir vécu intégralement dans un monde sans héros. La première à laquelle on n’a pas fourni d’« exemples » (au sens classique du terme), en prétendant que chacun se construirait en modèle. Louis XIV enfant lisait Quinte-Curce racontant Alexandre — et il en est sorti le Roi-Soleil. Les révolutionnaires de 1789 avaient la tête farcie d’exemples latins (3). Et les défenseurs d’Alamo se sont sacrifiés à l’exemple de Léonidas — mais allez donc suggérer aux jeunes d’aujourd’hui de mourir pour la patrie — ou, plus abstraitement encore, pour l’Etat.
Mais quand on leur explique que John Wayne, nationaliste s’il en fut, se met en scène crucifié d’un coup de baïonnette sur la porte de la poudrière d’Alamo, ils en frémissent d’horreur : les fictions auxquelles on les a habitués montrent des héros gagnants — et vivants, ce qui est quelque peu contradictoire avec le statut même de héros.
La génération du baby-boom a été la dernière à être abreuvée, via la Résistance, encore toute proche (on baptisait des rues à tour de bras dans les années 50-60) de modèles héroïques. Et une bonne part du décalage avec les générations actuelles tient peut-être à la distorsion de valeurs née d’un regard qui se prétend moderne sur l’Histoire, et qui n’est jamais que stérilisant.

JPB

(1) Voir Etienne Thuau, Raison d’Etat et pensée politique à l’époque de Richelieu, Albin Michel (disponible sur Amazon, http://www.amazon.fr/gp/offer-listing/2226116656/ref=dp_olp_2/171-1821406-5011405)
(2) Disons qu’en gros, l’Histoire a mis quelques siècles à se dégager des mythes, quelques millénaires à s’extirper des légendes, et qu’elle a tenté de substituer à la geste des héros des lois fondamentales — la lutte des classes, par exemple, ou le glissement progressif du plaisir vers le libéralisme… Que ce mouvement soit un progrès dans notre conception de l’Histoire n’est pas forcément une évidence… « On veut des légendes », chantent en ce moment les deux plus vieux rockers français en activité. Ils n’ont pas tort.
(3) Je me suis amusé à fournir à mes élèves, sachant qu’ils omettraient, malgré mes conseils, de monter au Louvre pendant les vacances, les diverses versions de l’Enlèvement des Sabines par Poussin, Sebastiano Ricci et David — en confrontant le Léonidas de ce dernier avec une image des « 300 » de Frank Miller et Lynn Varley (4). Parce que penser l’Histoire, c’est aussi la donner à voir, et que toute image reconstruit une fiction sur une fiction sur une fiction — ad libitum…
(4) Je vais m’offrir le ridicule de mettre une note dans la note. Les « 300 », le film tiré de la BD de Miller, a été interprété quasi unanimement par les critiques américains comme une fable transparente sur les rapports entre un pays héroïque et démocratique (les Etats-Unis) luttant jusqu’à la mort contre un axe du Mal qui est probablement l’Iran. À quoi s’ajoute, ce qui n’a pas manqué de faire réagir les dirigeants iraniens, toujours à la pointe de l’humour, des sous-entendus sexuels — la lutte de vrais guerriers virils contre des barbares ambigus percés du nez au nombril et ttoués comme des arbres de Noël. Rien que du soft… Quelqu’un oserait-il prétendre que l’Histoire n’est pas, comme le susurrait Valéry, « le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré » ? Tiens, ça va leur plaire, en prépas TPC…