On sait bien que les promesses n’engagent que ceux qui y croient. Mais les revendications devraient engager ceux qui les formulent. « Revalorisation ! » clament la plupart des syndicats enseignants. C’est devenu un raccourci, chez certains : « la Revalo ! » Mais encore ?

     La nostalgie ni les émoluments ne sont plus ce qu’ils étaient. 20% de moins en 25 ans, ce n’est plus une saignée, c’est une hémorragie. Un enseignant, jadis, c’était Topaze et ses bottines usées. Aujourd’hui, Topaze est en sandalettes. Et demain, le retour des mandarins aux pieds nus ?

     Et qu’on ne s’y trompe pas. Cette contraction du bulletin de salaire ne fut pas un diktat gouvernemental à sens unique en période de vaches maigres. Elle fut savamment négociée.

     Le ministère de l’Education Nationale, contrairement à ce que l’on croit ou à ce que l’on affirme, a vu depuis Mitterrand son budget renforcé, même si les moyens en hausse ont été, au fil des années, différemment distribués. On a joué les catégories les unes contre les autres — primes aux chefs d’établissements, Certifiés contre Agrégés, et Professeurs des Ecoles contre tout le monde. La FEN n’y a pas résisté, la FSU pourrait bien un de ces jours payer le prix de ces antagonismes. Travailler autant pour gagner beaucoup moins, il faut être masochiste comme seuls les profs savent l’être pour l’accepter longtemps.

     Dévaluation négociée, disais-je… Les syndicats alors majoritaires ont accepté des réductions de salaires en échange, par exemple, d’une réduction du nombre d’élèves par classe. Réduction insensible dans la réalité du travail, parce qu’elle a été générale, au nom de ce principe d’égalitarisme qui a grippé toute la machine à enseigner. Nous sommes passés de 32 élèves par classe à 28 ou 29 — pour revenir insidieusement à 32, ou plus. Fin de partie, dirait Beckett. Une réduction de 10% des effectifs, qui correspond statistiquement à un vrai effort financier, ne fait aucun bien, ni aux bonnes classes où l’on se fiche pas mal d’enseigner à 35 ou 40 élèves studieux (souvent plus de 50 en prépas, c’est lourd en copies à corriger mais c’est gérable), ni dans les plus difficiles, où seule une réduction massive aurait un sens. J’ai suggéré dans Fin de récré de ne pas répartir uniformément les moyens : tollé ! Anathème ! Toute évidence, dans l’Education, si elle heurte les habitudes, pourvu qu’elles soient inefficaces, est intolérable.

     Histoire exemplaire. Le lycée Henri-Wallon d’Aubervilliers, classé en ZEP, s’est inscrit en 2001 dans la convention qui permet aux élèves de ZEP de passer un examen particulier dérogatoire au concours classique pour entrer à Sciences-Po, et a donc mis sur pied une Terminale  « d’élite », un « atelier Sciences-Po ». Discrimination positive — comme le sont ces « prépas à la prépas » installés à Henri IV (Paris) ou à Thiers (Marseille). Comme on pouvait s’y attendre, et comme le rappelle Raphaëlle Bacqué dans un article du Monde du début juillet (1),  « le SNES, syndicat majoritaire à Henri-Wallon, et l’extrême gauche, fortement représentée dans le lycée, ont longtemps plaidé pour que les moyens financiers dégagés pour assurer les heures supplémentaires de cours aillent à l’ensemble des élèves plutôt qu’à une si petite minorité. » Saupoudrez, saupoudrez, vous serez au moins sûrs qu’il n’en restera rien. Autant persister à faire échouer tout le monde. Pas au Bac, bien sûr ! Mais qui croit encore que c’est un critère ?

 

     Comment s’étonner qu’il y ait de moins en moins de volontaires pour passer des concours qui, au terme de 5 ans d’études et d’une sélection sévère, vous garantissent libéralement 1350 euros par mois, la quasi-certitude d’être ballotté entre plusieurs établissements pendant des années et insulté par vos élèves, l’oubli de votre propre discipline au profit de méthodes ubuesques, et la démission, ou pire, à court ou moyen terme (2). Profs au bord de la crise de nerfs, déprimez à petit budget — et en silence, s’il vous plaît…

     Heureusement, il nous reste La Verrière…

 

     Les enseignants appartenaient jadis à une classe moyenne dont la définition même est qu’elle pouvait espérer mieux pour ses enfants. Un agrégé valait un colonel — aujourd’hui, tout juste un capitaine. Et un Certifié d’aujourd’hui vaut… un caporal. Quelle chance qu’il fasse de son enfant un polytechnicien ?

     Sans compter qu’il est au front d’un bout de la journée à l’autre. Afghanistan un jour, Gennevilliers toujours. Ou Corbeil. Vaulx-en-Velin. Marseille, quartiers Nord. Et tant d’autres. Soutier d’une guerre sans fin, dans des collèges transformés en tranchées. Zones d’Elimination Programmée.

     Et pour quelle récompense — quelle reconnaissance ? Un prof, cela habite un deux-pièces, dans une cité à l’environnement incertain. Sécurité de l’emploi et absence de pouvoir d’achat garanties. Ah oui, les vacances ? Mais ça ne part plus guère en vacances.

      D’autant qu’elles ne nous sont pas payées, les vacances. Peu de gens, en dehors de l’Education Nationale, le savent. Je me demande même si tous les profs sont au courant (3).

     Bien plus que d’une revalorisation saupoudrée à tous, ou distribuée à certains sous forme d’heures sup et de primes à la servilité, c’est d’une réhabilitation que les enseignants ont besoin. Non pas de discours creux affirmant qu’ils font tous un boulot formidable — ce qui est faux. Mais d’une politique qui, même à moyens constants — ne nous faisons pas trop d’illusions —, donnera vraiment plus à ceux qui n’ont pas grand chose. À commencer par des conditions de travail décentes.

     Car tout se tient. Des négociations sur les salaires (et surtout sur les salaires des plus jeunes, car si à très court terme le métier ne redevient pas attractif, c’est en Roumanie ou au Sénégal que nous irons recruter les profs du futur proche) ne doivent pas être disjointes d’une réflexion sur la pédagogie — c’est-à-dire les programmes et les conditions pratiques de leur application. Etre mieux payé, c’est bien. Ne plus se faire cracher à la gueule, ne plus s’égosiller pour faire régner un ordre précaire, ne plus avoir besoin d’un flingue pour enseigner que Molière s’appelait Poquelin (4), ce serait mieux.

 

     Des promesses du candidat Sarkozy (5), que reste-t-il ? Pas grand chose. Faute d’une négociation globale, les syndicats, après avoir, chacun à son tour flirté avec le ministère, se sont retirés sur l’Aventin, comme on disait quand on faisait ses « humanités » — autrefois. Le futur candidat à la présidentielle (et j’espère que je ne surprends personne en disant que nous entrerons, à la rentrée, dans la ligne droite vers 2012) devra parler aux enseignants un autre langage que celui de la « revalorisation ». Il devra utiliser la langue de la reconquête. À droite comme à gauche, en ce moment, c’est « no future ». Alors, qui osera nous rendre « demain » ?

 

Jean-Paul Brighelli

 

PS. Comme je déteste me parer des plumes des paons, je préfère citer ici un court extrait d’un livre à paraître après la rentrée, et signé d’une responsable syndicale de haut niveau : « La situation matérielle des professeurs n’a cessé de se dégrader depuis les années 1980. Selon une étude récente du CEPREMAP [CEntre Pour la Recherche EconoMique et ses Applications, Les enseignants, leur rémunération et leur niveau de vie, 1982-2005, D. Goux et E. Morin, février 2008], les rémunérations nettes versées aux enseignants du primaire et du secondaire auraient augmenté en moyenne d’environ 1,9% par an entre 1990 et 2005, soit à peu près exactement le rythme annuel d’évolution des prix à la consommation (+1,88%). Mais ces gains de pouvoir d’achat seraient essentiellement dus aux mesures d’avancement individuelles : la profession n’a ainsi pas été revalorisée dans son ensemble, mais par le simple jeu du célèbre GVT ou « Glissement Vieillesse Technicité », barbarisme inventé par la gauche du tournant de 1983 pour qualifier l’augmentation des rémunérations par le simple jeu des promotions et des changements automatiques d’échelon. En cela, l’étude réalisée par Touria Jaaidane et Robert Gary-Bobo [Btissam Bouzidi, Touria Jaaidane et Robert Gary-Bobo, Les traitements des enseignants français, 1960-2004 : la voie de la démoralisation ?, mars 2007. http://team.univ-paris1.fr/teamperso/rgbobo/fonctionnaires06e.pdf] semble plus pertinente, puisqu’elle s’attache à étudier l’évolution des rémunérations enseignantes nettes, à échelon constant dans la carrière des individus et sans tenir compte des primes. Le pouvoir d’achat du point d’indice — référence du traitement des fonctionnaires — aurait ainsi baissé de 15% environ entre 1981 et 2004, l’alourdissement des prélèvements obligatoires (CSG et RDS entre autres) faisant le reste : le pouvoir d’achat des traitements nets, à un échelon donné dans la carrière d’un agrégé du secondaire, a ainsi baissé de 20% sur la même période. En d’autres termes, Touria Jaaidane et Robert Gary-Bobo précisent ainsi qu’au cours de leur carrière, « les profs remontent un escalator qui descend : si chaque échelon est une marche de l’escalator, à cause de la mauvaise indexation du fameux point d’indice et de la hausse des cotisations sociales, un enseignant qui reste sur la même marche voit son pouvoir d’achat érodé. S’il remonte l’escalator assez vite (si ses avancements sont assez rapides), son pouvoir d’achat ne baisse pas et peut même progresser ». Pour faire court, il faudrait augmenter tous les échelons de 25% pour remettre les espérances d’un agrégé débutant de 2004 au niveau de celles d’un agrégé débutant en 1981… Cette situation contraste avec la relative euphorie des Trente Glorieuses : les salaires des agrégés ont augmenté de 50% environ en termes réels entre 1962 et 1981 ; s’ils avaient dû augmenter autant entre 1982 et 2002, un agrégé d’âge moyen gagnerait aujourd’hui plus de 4500 euros bruts par mois, contre 2500 aujourd’hui.

 

(1) http://mobile.lemonde.fr/societe/article/2009/07/02/top-depart-pour-sciences-po_1214422_3224.html

(2) http://bonnetdane.midiblogs.com/archive/2009/05/10/profs-au-bord-de-la-crise-de-nerfs.html

(3) On trouvera l’ensemble des informations sur les aberrations comptables des « décrets de 1950 » sous la plume de Laurent Tarillon, sur http://leruisseau.iguane.org/IMG/pdf/1950-trop-vieux.pdf

(4) On se souvient peut-être que c’est l’une des scènes-phares de la Journée de la jupe, ce remarquable film chroniqué ici en son temps (http://bonnetdane.midiblogs.com/archive/2009/03/25/la-journee-de-la-jupe.html)

(5) http://www.u-m-p.org/site/index.php/s_informer/discours/nicolas_sarkozy_a_maisons_alfort