Cécile Revéret, c’est cette prof de Français qui intervient 1’12’’ après le début de Education nationale : un grand corps malade, le documentaire indispensable (1) réalisé il y a déjà trois ans par Emmanuel Amara sur un scénario auquel votre serviteur, il peut l’avouer à présent, avait beaucoup mis la main. Cécile R*** revient par la suite, à plusieurs reprises, expliquer comment elle enseigne le français — comment, en fait, elle rattrape par le bout des cheveux des élèves en déshérence, abandonnés qu’ils furent par un système scolaire qui a réalisé l’égalité par en bas — toujours plus bas.

J’ai déjà eu l’occasion ici de chanter les louanges de celles et ceux qui ont voué leur vie, justement, à ne pas baisser les bras. Je voudrais aujourd’hui célébrer Cécile, qui vient de résumer dans un petit livre de grande qualité (2) son histoire et sa pratique. Aujourd’hui à deux doigts de la retraite, elle livre dans ces 96 pages la quintessence de ce que furent ses quarante années de carrière — ombres et lumières, et ombres pour finir.

(1) Visible en son entier sur http://video.google.com/videoplay?docid=2759650365659460094#.

Indispensable.

(2) La Sagesse du professeur de français, l’Œil neuf, septembre 2009. Le titre vient du nom générique de la collection, Sagesse d’un Métier.

Cela commence dès la dédicace : « À mes filles, l’une est professeur, l’autre surtout pas ». En un mot, presque tout est dit, de la dévalorisation du métier, du déclassement des enseignants. Nous en avons parlé ici même, et les éditions Gawsewitch nous annoncent pour janvier un livre (Autopsie du mammouth) qui enfoncera le clou : un prof était jadis un cadre supérieur, il est aujourd’hui un employé mal rémunéré (3). Peu considéré. À bout de course, à bout de souffle. Qui a bien du mal à se loger. Un studio en début de carrière. Trois pièces en fin de vie. A condition de ne pas trop manger.

Cécile raconte elle-même comment, à son premier poste dans le Loiret, elle consacrait un tiers de sa maigre paie à louer un boui-boui au fond d’un jardin privatif — là où autrefois on installait les toilettes. Ce tiers-là est toujours d’actualité — et un peu plus même, dans les grandes villes. « La revalo », chantent les syndicats. Encore faudrait-il être d’accord sur les termes : c’est ce tiers-là qui manque aux salaires. Pas moins.

Premier temps fort : toute à l’angoisse du tout premier contact, Cécile prépare un cours d’enfer, un vrai modèle pour CAPES de Lettres. C’est à la fois drôle et émouvant, de l’entendre raconter combien ses élèves ont été « bluffés » par ce cours « insensé, totalement inadapté » : dès cette première heure, « ils savent que je vais leur apprendre quelque chose qu’ils ignorent ».

Et tout est là : ne pas mettre la barre trop haut, mais la mettre au dessus de la pauvre estime qu’ils ont d’eux-mêmes. « Ce premier cours, dit-elle, m’a aussi appris qu’ils ne redoutaient pas la difficulté ». Oh non — et ils méprisent aisément ceux qui, sous prétexte de se mettre à leur portée, descendent encore et toujours la barre — et le niveau.

Formée, Cécile ? En son temps (pardon, ma chère…), les IUFM n’existaient pas. Il en est de l’enseignement comme du compagnonnage : on s’instruit d’exemples, comme dit Corneille dans le Cid — qu’elle s’est obstinée, sa vie durant, à mettre au programme des Quatrièmes, malgré les sourires de commisération de ses nouveaux collègues. « J’avais eu la chance d’avoir comme maître, et donc comme modèles, les excellents instituteurs des années cinquante, puis, au lycée, plusieurs professeurs passionnants. »

À quoi tient une vocation…

C’est que nous parlons de temps très anciens, où, en arrivant en Sixième, « les élèves savaient ce qu’ils étaient censés savoir en quittant l’école ». Mais tempus fugit, comme dirait cette spécialiste du latin-grec (j’y reviendrai). Avec le temps, va, tout s’en va, « et dans les années 90 » (le crime est daté), « les réformateurs sont venus à nous, sur le terrain. Il s’agissait de persuader tous les récalcitrants du bienfait des nouveautés ». « En vrac, les cours décloisonnés et les séquences, la lecture méthodique, la pédagogie de projet, la construction du savoir par l’enfant, les parcours diversifiés, les IDD, la grammaire de texte, la typologie des discours, etc. »

Redoutable « etc. » ! Et c’est vrai que l’on ne nous a rien épargné. Le français, discipline « transversale » par excellence, a été le lieu favori d’exercice des pédagogues fous — qui, au passage, faisaient le sale boulot des ministères successifs, en suggérant de supprimer des heures d’enseignement spécifique et disciplinaire. Toujours moins, comme aurait alors écrit un François de Closets intelligent — hypothèse inédite.

Les modes, rappelle Cécile, se succèdent donc, toujours dans le même sens. La linguistique, science universitaire tout à fait respectable, envahit l’Ecole de la République — à ceci près qu’un langage de spécialiste, hors contexte, devient langage de pédant. « Continuer à faire de la grammaire, rappelle Cécile, vous cataloguait dans le camp des ringards, ou, pis, des ignorants ». Le complément d’objet ? Quel crime abominable ! L’IUFM seul saurait expier ce forfait…

Crime, disais-je — et le mot n’est pas trop fort. À partir des années 90, Cécile a constaté que les enfants qui arrivaient en classe n’étaient plus capables de lire quinze lignes du Roman de Renart. Sur « rassasièrent », les bambins d’aujourd’hui butent et hésitent : « rassiette », « rassassent », rassièrent », — ou « assassin » ? C’est le dernier mot qui conviendrait le mieux — le plus propre à définir à ce que l’on a fait à ces pauvres mômes.

Et d’épingler les méthodes de lecture utilisées — sur ordre — dans le Primaire. Cette manie de vouloir à toute force passer immédiatement par le sens, qui, faute d’apprendre à décomposer / recomposer le mot clairement, obligerait, en théorie, à apprendre l’un après l’autre les 50 000 mots du Petit Larousse. Qui ne voit que ce sont les plus démunis, ceux dont les parents n’ont pas un langage spontanément varié et châtié, qui sont les premières victimes de ce harcèlement sur mineurs ? « Pour les élèves, c’est comme ça qu’on lit maintenant ; s’y reprendre à plusieurs fois pour lire un mot sur trois, c’est devenu la norme. » Pourquoi ? Parce que, dit-elle, « les pauvres enfants doivent faire un pari avant chaque mot ».

Nous y voici : ce n’est plus sur l’au-delà que le petit Pascal mise son âme ; c’est sur « exulter » (exécuter ?) ou « incidemment » (accident dans les dents ?) que le petit Kevin joue la sienne — et son avenir.

Alors même qu’elle constitue dans sa classe (un rêve de bien des profs, d’avoir « sa » classe !) une bibliothèque dont elle prête les volumes à ses élèves, ses IPR la tancent vertement : comment ? Elle fait encore des leçons de grammaire ?
Elle en fait d’autant plus que ses collègues de langues, comme elle le raconte avec brio, le lui demandent à genoux (eh oui : comment fait le prof d’anglais face à des élèves qui ignorent la différence entre le « le » article et le « le » pronom ?). Elle en fait d’autant plus qu’elle enseigne aussi le latin, et que les subtilités des déclinaisons ne peuvent se comprendre que si l’on sait la différence entre un sujet (rosa) et un complément d’objet (rosam), entre un ablatif singulier (rosa) et pluriel (rosis).

Mais là encore, les pédagogies modernes sont passées par là, et le latin, explique-t-elle, ne s’apprend plus que dans le contact immédiat avec les textes (le sens, le sens d’abord, vous dis-je !). Sauf que « apprendre à distinguer un nom d’un verbe à 14 ans, c’est trop tard ». Et les rosent continues a poussé.

Avec épines, désormais.

Dorénavant, l’enseignant doit considérer qu’un élève entrant en Sixième est un « terrain vierge ». Et de raconter par le menu comment elle rattrape, autant que faire se peut, ces cerveaux laissés en jachère. Parce que ce n’est pas seulement le temps et le français qui s’en vont, madame : c’est l’ensemble des connaissances les plus élémentaires. Nico Hirtt explique par ailleurs (4) la mystification des « compétences », le dernier mot à la mode dans les cercles pédagogiques — et à la DGESCO, qui en fait l’alpha et l’oméga du prochain Brevet des collèges. Apprenant à ses élèves « aequus », qui signifie « égal », faisant la liste des mots qui, en français, en découlent, Cécile s’aperçoit, effarée, que le mot « équinoxe » ne fait pas partie du vocabulaire de ses loupiots — ni le mot, ni la chose. La latiniste se fait géographe ! Et l’helléniste historienne — ou mathématicienne : Eratosthène, n’est-ce pas…

Mais c’est un travail de Sisyphe. « Comme si trop d’élèves avaient atteint un tel néant de connaissances qu’ils ne peuvent rien assimiler de nouveau. »

Les fins sont rarement heureuses.

Une année de plus. Une année de trop. « Je ne pensais pas que cette fin de carrière serait si triste ». Le collège, devenu « ambition / réussite » pour camoufler le fait qu’il n’a pas d’ambition, et guère de réussite, accueille désormais une majorité d’enfants pré-détruits, violents, et vulgaires — de cette vulgarité répétitive née d’un tout petit nombre de monosyllabes inlassablement ânonnés. Le quotidien des profs, désormais, ce sont les rapports rédigés dans l’instant, pour ne pas oublier les termes exacts de l’injure (« vieille pute » ou « sale pute » ?) dont les a gratifiés un enfant auquel on a renoncé à apprendre les rudiments de base de la civilisation — la politesse, le goût du travail, et la patience.

Mais j’aime à penser que tout n’est pas perdu. Qu’après avoir remis partiellement sur les rails les programmes du Primaire, un ministre intelligent s’occupera du Collège (mais une réforme de fond du « collège unique » supprime moins de postes qu’un lifting du lycée, nous le savons tous — et les économies de bouts de chandelles sont devenues la règle, rue de Grenelle). Qu’après Cécile, il y en aura d’autres pour enseigner Homère — et Shakespeare — en banlieue, et ailleurs (5). Quousque tandem abutere, Chatelus (6), patientia nostra ?

Mais j’oubliais que le nouveau ministre, lui, ne connaît pas le latin.

Jean-Paul Brighelli

 

(3) L’un des plus mal payés d’Europe, comme nous l’ont appris quelques statistiques récentes.

(4) http://www.skolo.org/IMG/pdf/APC_Mystification.pdf

(5) Augustin d’Humières et Marion Van Renterghem, Homère et Shakespeare en banlieue, Grasset, octobre 2009.

(6) OU Chatele, pour les puristes qui tiennent au vocatif — plus correct, syntaxiquement, mais moins lisible pour les non latinistes.