UNIVERSITÉ D’ÉTÉ SLL 2007
8 et 9 septembre, ENS Ulm.

Françoise Guichard, qui est plus attentive que moi en classe, a bien voulu me prêter le compte-rendu qu’elle a fait, à partir de ses notes, de l’université d’été de Sauver les Lettres, le week-end dernier. J’y ai rajouté deux ou trois inconvenances, pour ne pas perdre la main, mais l’ensemble est remarquablement exact — fidèle aux débats, au ton près.
Ceux qui y étaient voudront bien rectifier, commenter, rajouter — ou médire.

Oui, on sauvait les lettres, avec du monde et du beau monde, les 8 et 9 septembre à l’ENS-Ulm, qui ouvrait ses locaux au Collectif, à ses membres, mais aussi à celles et ceux qui se sentent concernés peu ou prou par la défense de l’Ecole et des humanités. À partir d’interventions riches et variées (de « l’enseignement de la langue » aux « perspectives pour un nouvel enseignement des lettres », en passant par une « réflexion sur le socle commun au vu des directives européennes sur l’Ecole »), on peut dire que le tour des questions a été fait, et avec talent, au terme de débats passionnés, parfois contradictoires, toujours nourris — et amenés à déboucher sur de vraies propositions quant à l’enseignement des lettres.
On commença très fort, dans la « salle des Résistants » (vaste programme…), avec une table ronde sur « l’enseignement de la langue, entre grammaire et linguistique », confrontant Éric Pellet (qui enseigne la stylistique et la linguistique à l’Université Paris XII) et J.-Louis Chiss, professeur en sciences du langage et didactique du français à Paris III — qui vint courageusement, il faut le reconnaître, se jeter dans la gueule du loup SLLien, qui l’attendait au tournant avec le bon sourire frisé du chat du Cheshire.
Et de ce point de vue, nos espoirs les plus fous ne furent pas déçus : sans se renier (ce qui est tout à son honneur en ces temps où les pédagos découvrent brusquement les vertus de la transmission exigeante des savoirs), J.-L. Chiss (animateur du « Français aujourd’hui », revue de l’AFEF, qui a beaucoup donné lors des réformes de 1998) reprit, sur le ton assuré qui est la marque des âmes pures, tous les poncifs du genre. Donc, « la « crise du français », qu’il s‘agisse du fonctionnement ou de l’enseignement de la langue, remonte aux années 30 (cf. l’ouvrage éponyme de Ch. Bailly, récemment réédité chez Droz) et même aux années 1880, celles de lois Jules Ferry : « nihil novi sub sole », en somme ». Quant au diagnostic sur la crise, J.-L. Chiss n’hésita pas à affirmer que « les sentiments des collègues, le vécu du « terrain », n’étaient pas forcément pertinents » ; cette captatio benevolentiae pour le moins suicidaire obtint, on l’imagine, le succès qu’elle méritait.
Cela dit, les éléments de contextualisation apportés par l’intervenant (réformes depuis les années 70, crises de l’allemand, de l’anglais…) n’étaient pas inintéressants, même s’ils visaient trop souvent à minimiser les problèmes ou à les contourner. Retenons avant tout — même si de mauvais esprits virent dans son exposé une tendance contestable à faire subir aux diptères des sévices sexuels raffinés — les points positifs du propos, en particulier la nécessité de ne pas confondre le savoir des enseignants, dans sa complexité et ses terminologies parfois absconses, et le savoir enseigné. Notons aussi l’accent mis par J.-L. Chiss sur la question du formalisme, « qui ne doit pas être paralysant » : « Il faut aller des formes au sens et du sens aux formes », déclara-t-il, sans opposer grammaire de phrase et grammaire de texte. Certes, l’orateur eut du mal à convaincre la totalité de l’assistance quand il expliqua que « les linguistiques nouvelles ne sont pas plus difficiles, cognitivement parlant, que la grammaire traditionnelle, mais simplement plus déconcertantes ». Retenons plutôt, pour nous en réjouir, qu’il affirma sans ambiguïté la nécessité des cours de grammaire à l’école, ce qui, pour un ancien rédacteur du Français aujourd’hui, constitue déjà un grand pas.
Éric Pellet est un praticien, professeur d’Université et auteur de manuels scolaires (chez Belin), plus proche du « terrain » si décrié par son collègue, et bien plus pondéré dans son intervention. Il a posé clairement le problème des conflits dans lesquels se trouve prise la grammaire, entre modernistes et antimodernistes, entre « grammaire scolaire » et linguistique, entre tradition et modernité. D’une manière peut-être trop optimiste, il a affirmé qu’aujourd’hui nous sommes entrés dans une phase syncrétique où les antagonismes s’apaisent peu à peu. De toute façon, a-t-il expliqué, « la grammaire a toujours puisé, quelle que soit l’époque, dans les sciences du langage, — y compris notre grammaire scolaire, elle-même formation syncrétique du XIXeme siècle, mêlant la grammaire latine, celle de Port-Royal, celle des Encyclopédistes ».
La question est donc de savoir aujourd’hui comment et à quel niveau cette grammaire scolaire doit intégrer la linguistique, ce qui pose fatalement le problème du « jargon » : déictiques, connecteurs, discours… Certes, É. Pellet ironisa quelque peu sur le rapport Orsenna-Bentolila, selon lequel la grand-mère doit comprendre la grammaire (c’est lacanien, comme le montrèrent les succulents lapsus contrôlés de Mme M.-Ch. Bellosta sur ce sujet) qu’on enseigne à son petit-fils. Est-il vraiment si grave d’utiliser « déterminant » à la place d’ « adjectif » ? La notion de « déictique » mérite-t-elle d ‘être acquise ? Même si on ne partage pas le point de vue d’Éric Pellet, on ne peut que se satisfaire de le voir s’interroger sur le point essentiel : quelle est la validité de ces changements dans la terminologie ? Constituent-ils un progrès pédagogique ? Quelles sont les modalités et le rythme de ces modifications ? Et au fond, QUI décide ?
É. Pellet nous expliqua qu’entre les commissions, les conseillers, les spécialistes, les inspecteurs généraux… se jouent des jeux d’influences aboutissant dans la pratique à des « compromis monstrueux » (par exemple sur la notion de « discours ») et à un empilement de terminologies qui ne pouvait conduire qu’à la plus vaste confusion, d’autant qu’elle fut accompagnée, à partir de 1996, par la disparition de cours spécifiques consacrés à la grammaire, — une erreur fatale selon l’orateur. Bref, si changement il y a, il doit se faire « selon des principes de raison et de rationalité ». L’alternative ne doit pas être entre l’ancien et le nouveau, mais entre ce qui est efficace et ce qui ne l’est pas. On ne peut que se féliciter de la justesse des conclusions d’É. Pellet : plus qu’une « chanson douce », la grammaire est « une discipline qui, avec les mathématiques, donne très tôt aux enfants l’accès à l’abstraction », et constitue dans ce sens « l’un des premiers outils de la conscience de soi ».

Puis vint le tour de Christian Laval, docteur en sociologie, membre du GEODE (groupe d’études et d’observation de la démocratie, Paris X-CNRS), auteur notamment de L’École n’est pas une entreprise (La Découverte, 2004) et L’Homme économique (Gallimard, 2007). Son exposé, « Socle commun des compétences et directives européennes, les enjeux libéraux sur l’école », a priori rebutant, s’est avéré passionnant, même s’il a plongé l’assistance dans un certain accablement.
Pour comprendre les transformations de notre système éducatif, a expliqué Ch. Laval, on ne peut plus se contenter du cadre national. Il faut aussi se rapporter à l’influence des grands organismes financiers commerciaux et économiques : OMC, FMI, Banque Mondiale, — et aussi de la Communauté Européenne, dont le groupe « Éducation et formation 2010 » constitue le think tank : quelques centaines de technocrates y travaillent, dans une opacité complète et hors de tout contrôle démocratique. Or, la logique de transformation des systèmes éducatifs européens est subordonnée de plus en plus étroitement à la démarche économique ; l’éducation est soumise à l’économie, dont elle est même devenue l’atout (« société de la connaissance »), vu l’importance pour les sociétés de la capacité à innover : la matière grise et les ressources humaines sont évidemment un « plus » : pourquoi pas, après tout, pourrait-on objecter. Mais les gouvernements sont pris en tenaille entre la nécessité d’élever la dépense éducative tout en « serrant » la dépense publique : tout ceci ne peut se résoudre que par le report sur des ressources privées (hausse des coûts pour les familles), en clair la privatisation et la mise en marché.
Le problème de fond, selon Ch. Laval, c’est que l’Europe d’après-guerre ne s’est pas construite sur des bases humanistes et culturelles, mais, dès le départ, sur la logique économique du « marché commun ». L’éducation n’était pas mentionnée dans le traité de Rome, sauf au titre de la formation professionnelle – et elle lui restera liée, pour ne pas dire qu’elle va se réduire à la formation professionnelle. Et, au fur et à mesure que les crises financières se succèdent, que se précise le décrochage avec les USA et les pays émergents, la question de l’innovation se fait cruciale : l’éducation entre alors dans le traité de Maastricht, et dans le TCE de 2005, mais toujours en termes de compétitivité, de croissance et d’emploi (rapport Delors) et de « société cognitive », visant à construire un nouveau modèle fondé sur la connaissance, la compétence et la communication, garants de la compétitivité.
Le moment essentiel de cette politique éducative européenne est le Conseil de Lisbonne (2000) qui définit une stratégie ambitieuse, dite « stratégie de Lisbonne », visant à construire une politique de la connaissance, pour une nouvelle économie fondée sur de nouveaux ressorts. Ce grand dessein échoue dès 2005, et, constate avec mélancolie Ch. Laval, on accélère le processus, vu qu’il n’a pas marché… Pourquoi cela ? Dès 2002, s’était mise en place une politique de réalisation des objectifs, dite « MOC » (« méthode ouverte de coordination »), pilotée par un groupe d’experts définissant et chiffrant des objectifs, repérant les bons indicateurs et comparant les niveaux de référence : tel pourcentage d’élèves lit mal ou ne sait pas lire, tel pourcentage de filles étudie les sciences, dans tel pays l’enseignement secondaire coûte plus cher que dans tel autre… Les systèmes éducatifs européens ne s’harmonisent plus que selon l’argument statistique, et jamais selon l’argument culturel, car on ne raisonne plus qu’en termes de « moyenne européenne » : par exemple, il y a trop d’enseignants en France, par rapport à tel autre pays. Où sont les considérations humanistes ou pédagogiques ? Car cette méthode technocratique et managériale ne pose jamais la question de l’enseignement en termes de culture. C’est une logique cohérente qui touche l’Europe, libérale, mais aussi mondiale, au sens où l’UE transpose ce qui se fait de pire aux USA.
Comment résister à cette transformation ? Comment aller contre l’idée que la question des compétences va « du berceau au tombeau », et qu’on est apprenant « tout au long de la vie » ? Ch. Laval semble d’un optimisme modéré : la marge de manœuvre des gouvernements nationaux, à supposer qu’une véritable volonté politique s’y fasse jour, est extrêmement réduite. Ce qui est en question, c’est une conception de l’homme, qui devient avant tout un capital humain, une « ressource humaine » pour l’économie, ce qui ne donne guère d’espoir quant au destin de l’humanisme et des valeurs républicaines auxquelles sont attachés les défenseurs de l’Ecole.
L’intervention de Ch. Laval laisse les assistants songeurs … et on peut regretter que le Collectif n’ait pas prévu de proposer quelques rouges gouleyants pour remonter le moral d’un public quelque peu abasourdi !

Heureusement, le lendemain, dans la salle Dussanne, les « trois ténors », Michel Jarrety (Sorbonne IV), Henri Mitterand (Sorbonne III) et T. Todorov, qu’on ne présente plus, ont redonné du baume au cœur des défenseurs des lettres — même si le combat s’annonce difficile.

Chargé de présenter « l ’enseignement des lettres dans le cadre du socle (sic) », Michel Jarrety — membre de la « commission Fumaroli » sur l’enseignement des Lettres, dont on attend avec impatience le rapport, s’il échappe un jour au pataquès des intérêts corporatistes — nous fit pénétrer dans les arcanes des commissions disciplinaires et commissions humanités, et des péripéties qui se succédèrent lors de la réflexion sur cet enseignement, où étaient prévus par exemple une demi-heure de débat hebdomadaire, la systématisation de la transversalité, l’usage de textes non littéraires et autres pratiques culturellement sans grand intérêt. Il n’est peut-être pas utile d’entrer dans le détail des querelles mérovingiennes qui opposèrent et opposent encore universitaires et inspecteurs généraux (par exemple sur les catégories grammaticales), sauf à noter la pesanteur d’un système qui ne parvient pas à remettre en cause les programmes qu’il a définis antérieurement. Où en est-on aujourd’hui ? Que veut le ministre ? Que peut le ministre ? À en croire Michel Jarrety, tout cela ne semble pas très clair.

Henri Mitterand, spécialiste bien connu de Zola et auteur de (bons) manuels de lycée, intitule hardiment son intervention « Un peu d’airs et de lumières », au pluriel, et fait passer sur la salle, effectivement, le souffle et la lueur qui font du bien à tous ! Il n’a jamais participé à quelque commission que ce soit, explique-t-il avec humour, mais il a LU les programmes, avec tout son bon sens, et son diagnostic est sévère : les programmes 2000-2001, dits « programmes Viala », sont ceux de l’obscurité, de l’étouffement, du desséchement. « Ils manquent d’air(s), de respiration ». Car les Instructions Officielles ignorent toute la relation sensible du lecteur à l’œuvre, étouffant tout bonheur de lecture sous les seules considérations génériques et rhétoriques. Tout travail de prise de conscience est étouffé par le corset conceptuel de la linguistique et de la rhétorique, comme si ces programmes avaient oublié qu’ « interpréter c’est comprendre le sens et entendre l’air ». Quant à la terminologie, poursuit Henri Mitterand décidément très en verve, elle est bien galvaudée : Benveniste et Jakobson y sont fort mal digérés. Pour ce qui est de la rhétorique, elle est limitée à la « rhétorique restreinte », sans dispositio ni compositio. Jamais de poétique de l’écho sonore des textes : Meschonnic semble le grand inconnu de ces programmes-là.
Bref, toute pensée de l’art, de la beauté, de la valeur disparaît, explique Henri Mitterand sans mâcher ses mots. Plus de distinction, aucune place n’est faite à « la respiration singulière des grands textes ». Les élèves sont privés de toute réflexion sur l’art, donc sur la vérité et sur le monde, par cet étouffement de l’usage de l’analyse et des lumières de la raison, par l’ignorance des contenus et de tout ce qui nourrit l’œuvre (histoire, société, corps..). Tout se passe comme si les textes, pris comme prétextes, visaient à priver l’enseignement des lettres de tout pouvoir humaniste et éducatif. En somme, déclare M. Mitterand, se présentant lui-même en « franc-tireur irresponsable », UN CHANGEMENT RADICAL S’IMPOSE, car s’il y a eu des progrès avec le retour du roman dans les nouveaux programmes de Première, ce n’est pas suffisant. Il faut « rendre à l’œuvre en soi toute sa place », « donner à l’écrivain la priorité sur le genre et le groupe », « respecter les œuvres au lieu de les triturer ou de les châtrer », sans pour autant négliger « l’apport des instruments précieux que sont la linguistique, la sémiotique, la narratologie », — mais utilisés « comme des outils, qui ne doivent servir qu’à l’analyse du sens et de la valeur d’art de l’œuvre ». Henri Mitterand est clair sur ce point : la tâche du collectif « Sauver les lettres » doit être d’élaborer des contre-programmes et des contre-propositions ; car rien ne sera possible tant que n’aura pas sauté le verrou des programmes 2001. Mais tout se passe comme si l’idée d’une réforme de fond effrayait le ministre, qui partage pourtant nombre de nos constats, conclut Henri Mitterand en appelant les politiques au courage.

Enfin Todorov vint : directeur honoraire du centre de recherche sur les arts et le langage, membre du conseil national des programmes de 1994 à 2002, il a dénoncé dès 2005, dans la revue Le Débat, et encore cette année avec La Littérature en péril, le danger des dérives formalistes et technicistes dans l’enseignement des lettres. Aujourd’hui, T. Todorov ne participe plus à aucune commission, et jette sur l’enseignement des lettres « le regard éloigné de l’ethnologue ». Le point de départ de sa réflexion, c’est « l’insatisfaction » devant ce qui se passe au collège comme au lycée, devant la conception de la littérature régnant dans notre société, devant la presse littéraire et ce qui s‘y écrit.
Pour ce qui est de l’enseignement, l’état des lieux n’est pas bon : les filières littéraires et l’enseignement des lettres se portent bien mal. À qui attribuer ces difficultés ?
« L’ennemi est diffus », et ne se résume pas à tel ou tel individu au ministère ou ailleurs. Du reste, il n’y a pas, ou pas seulement, une volonté de nuire, de la part de gens qui pour la plupart sont venus de l’enseignement. En fait, « le ministère est à l’image de la société contemporaine »… Au lieu de le déplorer, « ce qui serait aussi inutile que de déplorer la pluie en Irlande », il nous faut « faire avec », c’est le seul moyen d‘avancer, et faire des propositions.
La question qui se pose aujourd’hui est à la fois de savoir comment enseigner la littérature et quoi enseigner.
Comment enseigner ? Il faut avant tout « éviter le technicisme, le formalisme, la rhétorique » : l’enseignement de la littérature a été évincé par celui des méthodes littéraires, qui est devenu le but même de cet enseignement, alors que « ce ne sont que des moyens, sur lesquels, surtout au collège, il ne faut pas outre mesure s’attarder ». Car la faute n’incombe pas aux méthodes d’analyse structurale en elles-mêmes, mais au fait qu’on les a transformées en matières à étudier, quand « ce ne sont que des outils pour accéder au sens des textes ». La matière qui est le cadre même où nous nous situons, poursuit T. Todorov, c’est l’histoire ; or, on ne peut imaginer que les historiens enseignent les méthodes de l’analyse historique avant d’avoir enseigné les événements.
Ce qu’on doit étudier, c’est le sens des œuvres, « de quoi elles parlent » — et l’auteur de « Littérature et signification » sait ce qu’il veut dire (un Bulgare qui se consacre aux « Liaisons dangereuses » ne peut être tout à fait mauvais). « La littérature, dit-il, est la toute première science humaine », proposant une réflexion sur l’humain, l’intériorité, les rapports humains, le monde humain, les réalités humaines, martèle l’orateur. À travers les textes, l’élève apprend à mieux penser l’humain : connaissance de soi, connaissance d’autrui, dimension de vérité, voilà tout ce qu’ils offrent, et « c’est pour cela que nous continuons à lire les textes du passé ». T. Todorov ménage alors une petite parenthèse en évoquant (sans commentaire, mais les yeux au ciel et le sourire en coin), un débat qu’il a récemment eu avec un jeune romancier contemporain spécialiste du langage SMS en collège (tout le monde a reconnu l’inénarrable Bégaudeau), et qui lui expliqua sans ciller que, Corneille étant devenu illisible par les élèves, il convenait de les intéresser avec des schémas actanciels… Puis, revenant aux choses sérieuses, Todorov affirme que « les professeurs de lettres sont à la fois des spécialistes de l’analyse littéraire et de la condition humaine ». Voilà pourquoi « les élèves des séries L devraient être les meilleurs en droit, psychologie, médecine, travail social ». Mais actuellement le sens général des études littéraires est très différent. Il faut donc « renouer avec cette fonction noble et irremplaçable de la littérature, voie royale de la connaissance du monde humain ». La première exigence serait donc de coordonner l’enseignement de l’histoire, de la philosophie, des lettres, de l’histoire de l’art, car l’objectif ultime est le sens.
Qu’enseigner ? La littérature — même si c’est un concept poreux et historiquement situé. Qui est littérature, et qui ne l’est pas ? Littérature française, ou étrangère ? S’ouvrir aux textes littéraires non francophones, européens, mondiaux, est fondamental, explique le mari de Nancy Huston : « Se mettre à la place de l’autre, voilà la littérature ». Et ce sont « les grandes œuvres » que l’on doit étudier, les plus aptes à faire comprendre la condition humaine : on peut évidemment partir de textes plus faciles ou plus proches, mais plus on avance dans les études, plus il est impératif d’avoir lu les grands textes de la littérature française et mondiale.
Comment enseigner ? Il ne devrait y avoir « aucune restriction particulière quant aux méthodes pour lire les textes » : historique, structurale, peu importe ! L’essentiel est, qu’à l’arrivée, les élèves réagissent à la richesse de ce qu’ils ont perçu.

Au cours du débat qui suit, on souligne dans le public le rôle néfaste du lobby des sciences de l’éducation, et de certains inspecteurs qui, selon l’un des orateurs, sont « de véritables adjudants ».
Quand le sage T. Todorov prône la politique des « petits pas », H. Mitterand, en bon spécialiste de Zola, insiste sur la nécessité de CRÉER UN FORT MOUVEMENT D’OPINION PUBLIQUE, sans se décourager et en n’oubliant pas que le capitaine Dreyfus n’a pas été réhabilité en un jour ! Michel Jarrety suggère quant à lui de confier la réflexion sur les programmes à des groupes d’experts indépendants de ceux que Laurent Laforgue appelait naguère les « Khmers rouges » de l’éducation. À quelqu’un, radical, qui suggère de « faire le ménage » à l’Inspection Générale, Michel Jarrety affirme la nécessité de maintenir ce corps — ne serait-ce qu’afin d’éviter que l’inspection devienne une prérogative des chefs d’établissement, ce qui serait évidemment la pire des solutions.

Agnès Joste (SLL canal historique) prend enfin la parole pour proposer une analyse du rapport de l’IG sur la filière littéraire (décembre 2006), qui propose une « évaluation des mesures prises pour revaloriser la filière littéraire ». Nous passerons assez rapidement sur ce point, en vous renvoyant à son analyse sur http://www.sauv.net/filiereLcr.php. Disons pour synthétiser que si le rapport constate la crise de la filière L, il a tendance à la justifier et même à entériner à moyen terme sa disparition : parmi trois scénarios possibles (dont l’un visait purement et simplement à faire fusionner les L et les ES), il semble que l’on s‘achemine vers la solution d’une filière quasi technologisée, avec cinq options (arts et culture, littérature et civilisation, sciences humaines, droit et institutions, maîtrise de la langue et communication). Un tronc commun proposerait des mathématiques de type S, et maintiendrait français et philosophie afin de répondre aux compétences européennes du type « argumenter, dialectiser, débattre » (nombreux soupirs dans l’assistance). Aucun programme, ni pour les dominantes ni pour une partie du tronc commun, mais un « cahier des charges » bien évasif. Bref, on peut craindre que le français disparaisse en tant que tel, sauf dans l’option « littérature et civilisation ». Enfin — ce qui inquiète fort les professeurs de philosophie —, la philo serait coupée en deux entre première et terminale, avec un contrôle continu en première, et des modalités d’évaluation non définies en terminale.
Et il semblerait que l’on projette de laisser à l’élève choisir ses coefficients au baccalauréat…

Lors du débat qui clôt la séance, M.-Ch. Bellosta souligne la nécessité d’agir d’urgence pour une filière L qui meurt, et donc de faire des propositions. Michel Jarrety intervient quant à lui sur l’importance des langues anciennes, qui furent longtemps l’élément d’identification de la filière littéraire, — suivi en cela par notre amie Isabelle Voltaire (le second pilier, avec Pedro Cordoba, qui était là lui aussi, de « Reconstruire l’Ecole ») qui rappelle que la prééminence des mathématiques sur les lettres remonte à la loi Edgar Faure de 1969, pour qui « la marque d’excellence du latin (devait) passer aux mathématiques » pour des raisons déjà économiques et liées aux injonctions de l’OCDE. Un professeur de lettres en CPGE fait observer que si les programmes de lettres sont mauvais, ils sont aussi mal enseignés, avec des méthodes inductives stériles, qui font perdre un temps fou, et des séquences didactiques qui paralysent élèves et enseignants. La nécessité d’une refonte de l’enseignement en IUFM dans le sens d’une ouverture sur d’autres approches que le constructivisme est alors rappelée.
Et c’est à un collègue venu du « terrain » cher à J.-L. Chiss que revient le mot de la fin : si on part du bilan lucide dressé par nos quatre intervenants, force est de constater que les « petits pas » dont parle T. Todorov sont sympathiques, certes, mais insuffisants vu la gravité de la situation, et qu’il nous faudra tous redoubler d’efforts, agir et proposer — et nous entendre, y compris avec nos pires amis.

Françoise Guichard / Jean-Paul Brighelli