Il a fallu quelques éditeurs courageux — dont Zulma, qui a publié le roman de Hwang Sok-Yong, immense auteur célébré dans les deux Corées — pour amener la littérature coréenne sur les devantures des libraires français. Avec des décalages temporels parfois extravagants : Shim Chong a été publié en 2003, et publié en 2010 ; et que dire de la Route de Sampo, immense succès publié en 1973 et traduit trente ans plus tard ?
Shim Chong n’est pas encore nubile quand elle est vendue par son père à un trafiquant chinois qui la fourgue dans un bordel. À partir de là, elle évoluera, toujours vers le haut — un schéma commun à toutes les histoires de pauvres filles qui ont fait de la galanterie un moyen de parvenir, comme disait Béroalde de Verville dans le roman homonyme (1616). C’est le fil d’œuvres bien connues comme Moll Flanders (Daniel Defoe, 1722), Fanny Hill (John Cleland, 1748), ou Margot la ravaudeuse (Fougeret de Monbron, 1753). Ou la Vie de Marianne de Marivaux. Mais les érudits évoqueront aussi le grand ancêtre, la Pícara Justina publié en 1605 par López de Úbeda. Les anciens « hussards » se rappelleront que Jacques Laurent, sous le pseudonyme de Cécil Saint-Laurent, avait réactivé l’ancienne recette dans Caroline chérie (1947). Et les amoureuses de Geoffrey de Peyrac se souviendront que la série des Angélique épouse le même procédé.
Dans chacun de ces romans, l’héroïne, partie d’en bas, traverse toutes les couches de la population, et parallèlement parcourt des paysages fort divers, accumulant les expériences. Chong, par exemple, après avoir dû quitter sa Corée natale, est expédiée à Nankin, puis à Formose, Singapour, aux îles Ryūkyū et au Japon, dans ce demi-siècle qui va de la guerre de l’opium et de la victoire aisée des Occidentaux face à un empire délabré aux premières aventures coloniales de l’empire nippon, en passant par l’expansion économique anglaise.

Le premier « maître » de Chong est un vieillard — pas forcément libidineux, mais désireux de retrouver quelques forces en dormant avec une toute jeune fille. Horreur pédophilique ? Oui — mais alors, mettez dans le même sac la Bible, qui nous montre le roi David, déjà fort âgé, couchant avec une Sunamite, Abisag, pour lui dérober « un reste de chaleur tout prêt à s’exhaler », comme dit Racine : voir la toile de Pedro Américo, David et Abisag (1879). On a même appelé, un temps, cette pratique le sunamitisme : et au-delà du champ biblique, elle est la base des Belles endormies, le saisissant récit de Kawabata (1960), que l’ami Frédéric Clément a illustré avec talent en 1997 dans un coffret pour collectionneurs avertis.


Chen, le vieillard, ne fait pas grand mal à la jeune fille. « Le vieillard tendit le bras pour attraper, à la hauteur de la tête de Chong, l’assiette où des jujubes étaient attachés en chapelet par un fil. Il en prit trois qu’il mit dans sa bouche, puis, relevant les jambes de la jeune fille et s’agenouillant, il introduisit les fruits l’un après l’autre dans le vagin. »
Singulières boules de geisha… Après lui avoir fait fumer de l’opium, ce qui provoque chez elle une « déflagration » puis « une onde incandescente qui court de ses cuisses à ses pieds », il dort auprès d’elle, et au petit matin, tandis qu’elle sommeille encore, « il caressa la chatte de la jeune file, introduisit deux doigts dans son vagin, tira la ficelle, dégagea les jujubes. Les fruits plissés et fripés éteint redevenus charnus. Le vieillard ôta le fil, puis mâcha les jujubes l’un après l’autre. »
Le jujube bien mûr a le goût et l’apparence de la datte — qui fut probablement ce fameux lotos qui faisait perdre aux marins d’Ulysse l’idée même de leur patrie. Dans la Genèse, c’est sans doute une figue qu’Adam et Eve partagent — figue dont D.H. Lawrence nous apprend comment elle se mange dans Women in love (1920). Une figue, et pas une pomme — encore que le jujube encore vert ait un goût de pomme. En tout cas, c’est bien une pomme que Fragonard a déposé sur la table de nuit, au bout de la langue diagonale qui structure le Verrou.
Mais tous les fruits sont bons pour ce qui est des métaphores érotiques. Quand je suis arrivé à Paris en 1972, il y avait rue de l’Ancienne Comédie un resto très bon marché où la tenancière, qui avait dû pratiquer le même métier que Cheng dans l’une de ses nombreuses vies antérieures, appelait (à voix très haute) le banana split un « rêve de jeune fille ».

La vie de Chong est, au sens plein du terme, un roman pornographique : il raconte des histoires de prostituées, de maquereaux, de maisons closes, tout u petit peuple qui tente de survivre au milieu des canonnades occidentales, des fumeries d’opium, des pièces d’argent en forme de sabot de cheval, où la chair fraîche s’achète come partout mais parvient parfois — rarement, il est vrai — à s’assujettir ces mâles si dépendants de leurs jujubes flétris — eh non, la métaphore ne nous avait pas échappé.

Jean-Paul Brighelli