Voilà déjà cinq ans (1) que l’on tente de définir ce « socle commun » de connaissances qui sauvera l’Education nationale — et le pays tout entier. La commission Thélot s’en était préoccupée, avec une pseudo-consultation du corps enseignant dont les résultats furent, de l’aveu même de certains membres de ladite commission, singulièrement déformés, afin de s’inscrire dans le projet pré-établi. On sait que les sondages les plus sérieux ne fonctionnent pas différemment : ils corroborent l’attente du client.
Puis le Haut Comité à l’Education a fini par pondre quelques suggestions, tout aussi indépendantes, qui ont été reprises et formulées par le gouvernement en sept points (conseil des ministres du 12 avril 2006) :
– maîtrise de la langue française ;
– pratique d’une langue vivante étrangère ;
– principaux éléments de mathématiques et la culture scientifique et technologique ;
– maîtrise des techniques usuelles de l’information et de la communication ;
– culture humaniste ;
– compétences sociales et civiques ;
– autonomie et l’esprit d’initiative.
C’est ce que j’appelle, comme bien d’autres, un SMIG culturel. Le fourre-tout « culture humaniste » intègre probablement tous les laissés-pour-compte, la Philosophie, l’Histoire et la Géographie (cette dernière est actuellement une denrée fort rare à l’école), les Arts plastiques, la Musique — et même le Sport : mais quand on voit le corps des participants, passés ou présents, du HCE, dont l’appellation de « membre actif » est certainement exagérée, on comprend mieux cet oubli…
Quant aux Pédagogues (2), ils ne se montrent pas absolument hostiles au projet — forcément, puisqu’on est dans cette logique du « a minima » qui leur est si chère. Ainsi, l’inénarrable Zakhartchouk, qui déclarait dès 2004, dans un colloque convoqué par le SGEN (forcément !), qu’« à la fin de la scolarité obligatoire, tout élève devrait être capable de faire un bref exposé devant un auditoire, lire et comprendre toutes les pages de son journal régional ou trouver des informations sur internet en sachant trier celles-ci et en se posant la question de leur validation » : c’est ce qu’il appelle les « compétences » souhaitables — souhaitables pour être plus facilement exploité, sans doute… Et d’ajouter qu’il ne faut pas en rester aux « compétences disciplinaires » (éclatons les disciplines, faisons de la transversalité…), mais enseigner avec une pédagogie « différenciée » qui ne sera pas « différenciatrice » (dois-je rappeler que cette haine de la « culture bourgeoise » a produit, en vingt ans, plus d’inégalités que jamais l’élitisme le plus forcené n’en engendra ?). Précisant au passage que la Culture « n’est pas un supplément d’âme, une cerise sur le gâteau. Il faut développer les activités culturelles, mais plus intégrer la dimension culturelle dans les savoirs, en les reliant à ce qui est familier et parlant pour les élèves… »
Soyons clairs, et si possible pratiques. Ce que l’on doit apprendre à l’école, c’est l’ensemble de ce qui permet de communiquer avec l’ensemble de nos contemporains — et, par exemple, un patron instruit, celui-là même qui pourrait bien vous recruter. Or, que sait-il, cet individu-là ? Il sait parler un bon français (c’est-à-dire qu’il est tout à fait capable de s’exprimer comme un charretier, mais en faisant la distinction entre tous les niveaux de langue), il saisit les allusions littéraires, picturales, musicales, il écoute toutes sortes de musiques, mais rarement du rap, son niveau en mathématiques lui permet de tenir une comptabilité complexe (et même, parfois, de la fausser), il ne se laisse pas aller physiquement, sinon les repas d’affaires l’auraient tué depuis longtemps — bref, il recrute sur des critères qui sont, au fond, narcissiques : il espère que le jeune homme ou la jeune fille en face de lui lors de l’entretien d’embauche sera performant, professionnellement parlant, mais il veut surtout être assuré qu’ils se ressemblent et se comprendront.
Morale utilitaire ? Pas même. L’éducation « libérale » de Montaigne (cela s’appelait déjà comme ça, et il faudrait peut-être restituer au mot son sens originel) lui permettait de parler aussi bien au roi qu’à ses « gens », comme on disait alors. De fréquenter Cicéron aussi bien que La Boétie ou Ronsard vieillissant. De se rendre en Italie (on apprenait l’italien comme on apprend aujourd’hui l’anglais) sans souci majeur, et d’y apprécier à leur juste valeur les sculpteurs romains et les peintres de la Renaissance. C’est-à-dire maîtriser le passé et le présent — et c’est de cette maîtrise que naîtront les Essais.
Sans compter qu’il s’était forgé un corps capable de résister à des journées entières passées à cheval, alors même qu’il n’avait guère de dispositions naturelles que pour le confort douillet et les oreillers moelleux.
C’est très exactement ce que je voudrais aujourd’hui pour tous : pas un « socle » au rabais, mais un monument entier. L’élève formé(e) par le système scolaire devrait ressortir du lycée avec la maison France sur le dos — comme un escargot, comme disait Philippe Chatel.
Et quand je dis « France », j’y inclus naturellement les cultures régionales, grandes absentes des options « éducatives » et « citoyennes » d’aujourd’hui, et une teinture sérieuse de culture internationale, qui permettrait à tout élève français de savoir qu’un Américain connaît parfois mieux John Irving qu’Eminem.
Plutôt qu’égalité des chances, tarte à la crème de tous les régimes, peut-être faudrait-il envisager sérieusement l’égalité de bagage — et après, le talent personnel, les capacités individuelles trieront dans ce bagage, et l’exploiteront on non. Donner leur chance aux élèves (leur donner une chance d’inverser le « principe de Peter », et d’amener chacun à son plus haut niveau de compétence), c’est leur apprendre une langue commune, une culture commune (qui est ou n’est pas celle de la sphère privée où ils évoluent — et si elle ne l’est pas, raison de plus pour la leur apprendre), qui leur permettront, l’une et l’autre, de s’insérer dans un tissu social et professionnel. L’ascenseur social fonctionne à la culture, et pas à autre chose. Et il s’est mis en panne, depuis qu’on a commencé à mépriser les savoirs.
Et particulièrement les savoirs « annexes ». La « pédagogie », c’est, tous les jours, Mozart qu’on assassine. Qui ne voit, qui ne sait qu’on n’apprécie un individu qu’en fonction de ce qu’il sait « à la marge » ? Savoir que « la corneille sur la racine de la bruyère boit l’eau de la fontaine Molière » est un présupposé — ou devrait l’être. C’est sur la connaissance — annexe — de Théophile de Viau ou de Cyrano de Bergerac que l’on cimente une culture.
D’où mon ire face aux déclarations récentes de Nicolas Sarkozy — et je le lui dirai, si j’en ai l’occasion : « «L’autre jour, je m’amusais, on s’amuse comme on peut, à regarder le programme du concours d’attaché d’administration. Un sadique ou un imbécile, choisissez, avait mis dans le programme d’interroger les concurrents sur la Princesse de Clèves. Je ne sais pas si cela vous est souvent arrivé de demander à la guichetière ce qu’elle pensait de la Princesse de Clèves… » (3)
J’adorerais une Poste où la guichetière saurait parler de Mme de Lafayette — même si elle n’en a l’occasion qu’une fois dans sa vie. J’adorerais un service public — ou privé — où l’on saurait, une fois de temps en temps, perdre son temps à débattre, avec tous ceux qui font la queue, du dur problème de l’aveu à monsieur de Clèves — comme au plus beau temps du Mercure françois… J’adorerais aussi bien qu’on puisse, n’importe où, papoter indifféremment de Josquin des Prés, de Wagner ou de Bénabar — tous troubadours dans des genres différents…
Mais je rêve, sans doute — et nous aurons un socle sans fondations, sans statue, et sans devenir.
Jean-Paul Brighelli
(1) Et même davantage, si l’on remonte au rapport Bourdieu-Gros de 1990.
(2)Excepté Philippe Meirieu, qui malgré ses conceptions erronées et ses excès langagiers, n’a jamais méprisé le vrai savoir, et qui se désolidarise de plus en plus, en privé et en public, des crétins patentés qu’il a contribué à nommer à tous les échelons du pouvoir, et qui pérorent aujourd’hui si volontiers en son nom, et en proférant de si grosses bêtises.
(3) http://www.liberation.fr/rebonds/218279.FR.php