Candide est donc parti au pays d’Educ-Nat : il n’en est pas revenu.

Il — ou plutôt Elle, puisque c’est la journaliste Sophie Coignard qui a opéré cette plongée dans l’abîme (1) —, a fait cela avec tout le professionnalisme dont était capable l’auteur (ne m’en voulez pas, ma chère, je suis physiquement incapable d’écrire « auteure ») de l’Omerta française (Albin Michel, 1999 — avec Alexandre Wickham) ou d’Un Etat dans l’Etat (Albin Michel, 2009), son étude sur la Franc-maçonnerie. Mais aucun de ses ouvrages précédents, qui pourtant ne lui ont pas fait que des amis, tant la vérité dérange l’ordre, ne lui aura valu, je le lui prédis, autant de haines et de commentaires vitriolés que celui-ci.

Ça a déjà commencé. Dans le Point de cette semaine (n°2002, 27 janvier 2011), qui publie quelques-unes de ses « bonnes feuilles », Marie-Sandrine Sgherri est allée interviewer quelques-uns des illustres morticoles mis en cause par Mme Coignard. Chœur des demi-vierges ! Levée de boucliers de la bien-pensance ! « Elle reprend les lieux communs sur « l’enfant au centre » sans aller voir ce que font réellement les militants pédagogiques, souvent très mal vus par la hiérarchie qu’elle critique », fulmine Meirieu, jamais à court de contre-vérités (Allons, allons, Philippe, moins de modestie, vous et vos amis tenez le haut du pavé pédagogique depuis 30 ans — et encore aujourd’hui, puisqu’au fond le libéralisme de Luc Chatel va dans le sens des lubies libertaires que vous avez toujours défendues). Ou Jack Lang, jamais en retard d’une insulte : « Ce livre tient à la fois de la malhonnêteté intellectuelle et de l’ignorance crasse » — avant de se lancer dans une démonstration proprement sublime sur la responsabilité de la droite dans la baisse des résultats au classement PISA (ah bon ? Les élèves de 15 ans d’aujourd’hui ont été alphabétisés sous la droite ? J’aurais cru qu’ils étaient entrés à l’école élémentaire sous la houlette d’un certain Lang, successeur d’un certain Allègre — qui avait si bien défini leur programme)) — et l’hécatombe des étudiants en première année de fac, due, on ne s’en serait pas douté, à… la disparition des TPE, qui n’ont jamais disparu.

Et ça a été ministre ?

Ou Antoine Compagnon, qui aurait dû en rester à Montaigne ou à Proust, sur lesquels il a écrit des choses lumineuses. Mais qui plaide à présent dans le Point pour une autonomie accrue des établissements, à l’heure où nous déplorons tous le « moins d’Etat », et pour un recrutement ciblé d’enseignants « différents », — déjà en place dans le dispositif CLAIR, qu’il salue au passage.

Ou Luc Chatel soi-même : « Une caricature truffée d’erreurs grossières », dit notre DRH, qui estime que « le collège unique a été un progrès extraordinaire »… Franchement, Monsieur de Grenelle, vous devriez de temps en temps visiter impromptu, anonyme et sans escorte, tel ou tel établissement que je vous désignerais — il y a le choix. Là où les profs craquent. Là où les élèves trinquent. Vous en reviendriez édifié sur les vertus du collège unique, et sur l’épaisseur de la bulle qu’ont construite autour de vous les premiers communiants frileux qui vous servent de conseillers.

C’est un peu maladroit de la part d’un homme si doué pour la communication. Un livre se grandit par la taille de ceux qui l’insultent — j’en ai fait l’expérience. Et celui-ci pourrait bien bénéficier — je le lui souhaite — des invectives de tous ceux dont Sophie Coignard dénonce les petits complots et les grandes incompétences, avec l’habileté imparable du naïf jeté en grande Carabagne, comme aurait dit Michaux.

 Qu’a vu et entendu Candide au cours de ses pérégrinations ? Un président de la République quelque peu Janus, défendant l’élitisme républicain et appliquant pour son héritier le premier principe de la thermo-dynamique, le piston : exemple redoutable pour tous ceux qui ont vu l’ascenseur social dont l’Ecole était l’unique moteur hoqueter, dans les années 1980, et s’arrêter définitivement, depuis que les apprentis-sorciers de la pédagogie ont remplacé le souci d’égalité par l’obsession de l’égalitarisme. Sophie Coignard a constaté le complot, conscient ou non, mené par les élites pour assurer à leurs rejetons les places au soleil des grandes écoles, pendant que les misérables — au sens hugolien du terme — s’échinaient dans des ZEP obscures. Elle a ausculté les instances chargées d’évaluer l’Ecole, toutes « peuplées des créatures qui ont contribué à la dévaster ». « L’école, le collège, le lycée et l’université sont donc devenus des trompe-l’œil où se joue la comédie de la réussite », conclut-elle dès les premières pages, où le ton est donné.

Ministre de l’Education ? Une punition, lui a expliqué l’un des proches collaborateurs de François Fillon, qui officia rue de Grenelle juste avant Robien, qui y vécut un calvaire. Juste avant Darcos, qui ne veut surtout plus en entendre parler. Juste avant Chatel, qui s’y est impliqué à fond, comme l’on sait. Juste avant… « Tous les ministres qui s’y sont succédé depuis vingt ans sont soit des punis, soit des illuminés », confie à Candide l’un des hiérarques de la maison. En tout cas, des Kleenex. Jetés — à moins qu’ils ne choisissent, comme le dit plaisamment Coignard qui a des lettres en matière d’espionnage, « l’exfiltration ».

Il n’y a guère que Chevènement qui ait constamment manifesté son intérêt pour ce qui se passe rue de Grenelle depuis qu’il n’y est plus. Parce que l’Ecole est le premier maillon de la République — et, aujourd’hui, son maillon le plus faible.

Et c’est ce qui rend ce livre passionnant : l’auteur les a tous rencontrés, ou presque. Comme c’est une femme charmante, et opiniâtre, elle les a fait parler. Enseignants, syndicalistes, responsables politiques, théoriciens, sociologues, inspecteurs divers et variés… Oui, tous. Elle a même des révélations saignantes — par exemple sur les agrégations « au mérite » obtenues par certaines et certains à force de reptations et d’acoquinements. Il est des anecdotes qui en disent long sur la façon dont les politiques s’achètent des hommes et des femmes-liges.

Qu’apprend-on, au passage ? Des confirmations détaillées de ce que l’on subodorait déjà, quand on vit au cœur des ténèbres pédagogiques. Mais presque tout quand on est un consommateur tout juste éclairé du système, ancien élève, parent d’élève ou prof perdu dans les steppes. Darcos, par exemple, après avoir réformé le Primaire, voulait s’occuper du Collège. Mais que cela ne faisait pas les affaires de Bercy, où commence et finit la rue de Grenelle, depuis que l’on demande aux enseignants de payer les économies qui permettront de s’offrir un Airbus privatif : la réforme du lycée était porteuse de bien plus d’économies en puissance. Moins d’heures, moins de postes — une solution que les fédérations de parents d’élèves, aussi bornées fussent-elles, n’auraient pas laissé passer, tant le collège a été, en trente ans, vidé de sa substance (2).

Comme Candide, Sophie Coignard a beaucoup voyagé : la liste des remerciements en témoigne. Elle a voulu voir, sans forcément se fier à ce qu’on lui racontait. Je l’ai rencontrée à Paris, je lui ai raconté une histoire insensée — celle de l’Ecole —, elle n’en a rien cru, elle est descendue voir ce qui se passait dans mes classes, elle a interviewé les élèves de SPE-IEP, cette propédeutique aux IEP réservée, au lycée Thiers, aux élèves massacrés par des années de ZEP. Et ils lui ont raconté — elle le rapporte avec consternation — que l’un de leurs enseignants de Terminale, l’un des ces « profs référents » qui feront la loi dans des établissements définitivement autonomes, avait tout fait pour les dissuader d’oser une prépa — « pas fait pour vous, trop bourgeois ». Sic.

Et c’est prof !

Je ne déflorerai pas un livre de 280 pages foisonnant de détails invraisemblablement vrais, de portraits irrespectueusement malicieux, de réalités trop crues pour être croyables. Le tout écrit dans un style objectif, le style même du géographe cartographiant une terra incognita — on a souvent l’impression que Candide s’est aventuré dans ces zones blanches de la carte, où la main du journaliste n’avait pas encore mis le pied, comme dit l’Autre (3).

Peut-être aurai-je une réserve sur le titre, qui n’annonce pas assez la couleur aux yeux du profane. Même s’il dit excellemment ce que nous pouvons penser de ce chaos délibéré qu’est devenue l’Education nationale : tout fonctionne comme si une infime minorité de privilégiés avait délibérément organisé un système déliquescent dont seuls leurs héritiers tireraient profit — enfants de cadres ou enfants d’enseignants, rejetons de démagogues et de pédagogues qui se gardent bien d’inscrire leur progéniture à « l’école publique » qu’ils recommandent aux autres, et adeptes du chèque-éducation, pour lesquels chaque aberration du système est un pas de plus vers l’apocalypse qui justifiera leurs ambitions — et leurs appétits.

 Jean-Paul Brighelli

(1) Sophie Coignard, Le Pacte immoral, Albin Michel 2011 (19,50 €)

(2) Pour mémoire, un élève fin troisième de 1976 sortait du collège avec, dans sa besace intellectuelle, 2800 heures de Français depuis le cours préparatoire. En 2004, il en avait eu 800 de moins — soit deux ans et demi de cours de moins. Comme si, dit suavement Sauver les lettres (http://www.sauv.net/horaires.php), « il était passé directement de cinquième en seconde » — ce qui est le sentiment général des profs qui enseignent en Seconde…

(3) On sait que l’Autre est un auteur prolifique auquel on attribue nombre de hauts faits littéraires, sous des identités multiples. Ici, par exemple, il s’appelle Claude Farrère.