Luc Cédelle, honorable journaliste au Monde de l’Education, organe officieux de la pensée pédaogiste, m’a demandé quel événement (scolaire, si possible) avait décidé de ma vocation — enseigner et écrire.
Je n’ai guère hésité.

J’étais un mauvais bon élève. Trop voyou pour le tableau d’honneur. Inattentif. Bavard. Facilement insupportable.
J’entrai en Quatrième, et tombai sur Monsieur Jean. C’était sa dernière année de classe : un vieillard terrifiant, les yeux clairs, délavés par l’âge et la cruauté — à ce qu’il prétendait. Prof de « FrançaisLatinGrec » — douze ou treize heures par semaine. Adepte des notes négatives, de la férule mentale et du par cœur.
Un sain climat de terreur s’instaura dans la classe…
Nous étudiions le Cid — personne ne s’était encore avisé que Corneille pût offenser les Maures de la classe. Nous le décortiquions, le récitions, le jouions. J’avais eu la chance, tout petit, de voir le Cid joué par le TNP en tournée : eh bien, Jean (c’est son vrai nom) était Don Diègue et Jean Vilar, Rodrigue et Gérard Philipe — et Chimène aussi bien. En latin, nous apprenions par cœur de larges passages d’Ovide — appris, récités, et traduits. En grec, de terrifiantes leçons sur le verbe « douloo » — qui signifie « souffrir »… Et des passages de Plutarque, extraits de la vie d’Alcibiade.
Le lycée Saint-Charles de Marseille avait un recrutement mixte, moitié bourgeoisie de centre ville, moitié périphérie et cités d’urgence bâties avant et après l’exode Pieds-Noirs. Ce vieillard habillé de façon stricte, comme ils l’étaient tous à l’époque, déployait des trésors d’imagination pour faire passer aux quarante chenapans que nous étions les subtilités théâtrales de 1637 ou la versification des Métamorphoses. En grec, l’Anabase devenait un récit de résistance à l’ennemi : j’ai découvert par la suite qu’il avait emprunté l’image au « Drôle de jeu » de Roger Vailland, qui a lui-même écrit un « Monsieur Jean » — les hasards objectifs ne s’inventent pas, dirait Breton. Ovide ou Cicéron — j’ai encore en mémoire tout un passage du De signis — revivaient en toges sous la coupe stricte du complet gris.
Les notes invraisemblablement basses étaient devenues, très vite, des gags. Je fus premier en version latine avec 0. Le dernier avait – 80, ou quelque chose du même tonneau. Et la note faramineuse dédramatisait le classement.
J’aimais déjà lire. J’écrivais passablement. J’ai compris, cette année-là, que j’en ferais mon métier. Et que c’était cela, le métier : apprendre à lire et à écrire aux voyous — et aux autres.
Sans doute était-il exceptionnel. Mais on n’est pas prof si on ne tend pas, sans cesse, à l’exception.

Jean-Paul Brighelli

PS. Serait-ce trop demander aux non moins honorables visiteurs de ce blog ? Témoignez donc à votre tour de ces exceptions qui seules nous ont rendu supportables les longues, longues heures à crever d’ennui au collège, comme disait Vallès… Dans ces heures d’été où paraît-il l’actualité s’arrête, autant en profiter pour s’offrir un petit coup de nostalgie — et peut-être en déduire un modèle enseignant. tant il est vrai qu’hier instruit demain, et que le souvenir est matrice.