J’évoquais il y a peu le spectacle que, dans 9 ½ weeks, Kim Basinger offre à Mickey Rourke en se déshabillant sur la voix de Joe Cocker :
« Baby, take off your coat
Real slow
And take off your shoes
I’ll take off your shoes
Baby, take off your dress
Yes, yes, yes… »
Pour Mr Vulgum Pecus, c’est la référence obligée du strip-tease privé dont il aimerait bien être le bénéficiaire, mais auquel Mme Michu se refuse obstinément. Imbécile !
J’ai un souvenir très vif du spectacle que donna en 1973, au Théâtre de Plaisance, la légendaire Rita Renoir, qui avait fait les beaux jours du Crazy Horse dans les années 1950-1960. C’était en deux parties, d’abord un one-woman show intitulé Et moi qui dirai tout, puis une pièce, un soliloque de la chair, l’Enfer. C’était à des années-lumière de Dita Von Teese, dont les exhibitions dans sa baignoire transparente constituent aujourd’hui le must de ce genre de performance.
Je ne connaissais alors du strip-tease que la danse de Morgiane dans Ali-Baba, et ce qu’en avait écrit Barthes, qui remarquait très justement dans Mythologies que seuls les spectacles amateurs sont réellement érotiques, les strip-tease professionnels ne livrant les corps qu’habillés de lumière — occultés dans leur dévoilement même. Et bien sûr, j’étais arrivé comme toujours bardé (dois-je dire caparaçonné ?) de références littéraires.
Salomé, bien sûr, cette fameuse danse des sept voiles qui pétrifia assez le tétrarque Hérode pour qu’il consente à payer la jeune fille en lui offrant sur un plateau la tête de ce Iokanaan que convoitait et haïssait sa mère, Hérodiade. Je connaissais par cœur le récit de Flaubert :
« Elle dansa comme les prêtresses des Indes, comme les Nubiennes des cataractes, comme les bacchantes de Lydie. Elle se renversait de tous les côtés, pareille à une fleur que la tempête agite. Les brillants de ses oreilles sautaient, l’étoffe de son dos chatoyait ; de ses bras, de ses pieds, de ses vêtements jaillissaient d’invisibles étincelles qui enflammaient les hommes. Une harpe chanta ; la multitude y répondit par des acclamations. Sans fléchir ses genoux en écartant les jambes, elle se courba si bien que son menton frôlait le plancher ; et les nomades habitués à l’abstinence, les soldats de Rome experts en débauches, les avares publicains, les vieux prêtres aigris par les disputes, tous, dilatant leurs narines, palpitaient de convoitise.
Ensuite elle tourna autour de la table d’Antipas, frénétiquement, comme le rhombe des sorcières ; et d’une voix que des sanglots de volupté entrecoupaient, il lui disait :
— Viens ! viens !
Elle tournait toujours ; les tympanons sonnaient à éclater, la foule hurlait.
Mais le Tétrarque criait plus fort :
— Viens ! viens ! Tu auras Capharnaüm ! la plaine de Tibérias ! mes citadelles ! la moitié de mon royaume !
Elle se jeta sur les mains, les talons en l’air, parcourut ainsi l’estrade comme un grand scarabée ; et s’arrêta, brusquement.
Sa nuque et ses vertèbres faisaient un angle droit. Les fourreaux de couleur qui enveloppaient ses jambes, lui passant par-dessus l’épaule, comme des arcs-en-ciel, accompagnaient sa figure à une coudée du sol. Ses lèvres étaient peintes, ses sourcils très noirs, ses yeux presque terribles, et des gouttelettes à son front semblaient une vapeur sur du marbre blanc.
Elle ne parlait pas. Ils se regardaient. »
On sait ce qu’en a fait Gustave Moreau, dans sa flamboyance néo-rococo.
Ou le moment décisif où dans la pièce de Wilde, le dialogue s’interrompt sur une didascalie essentielle :
« Salomé danse la danse des sept voiles. »
Je n’ai connu qu’assez tard l’opéra de Strauss et le tableau de Gaston Bussière. Mais je savais qu’au début du XXe siècle, la danseuse russe Ida Rubinstein, lorsqu’elle interprétait cette danse des sept voiles, finissait nue. Il n’y a qu’à voir les toiles peintes par sa maîtresse, Romaine Brooks, pour se figurer le spectacle.
Ce qui constitue le strip-tease, c’est le voile. Sans voile, sans habit, le spectacle devient paradoxal.
Et bien sûr, le strip est une métaphore de la littérature. Qu’est-ce qu’écrire, sinon jouer avec le voile de Poppée peint par cet artiste anonyme du XVIe siècle ? Voiler, dévoiler. « Que tu me plais dans cette robe / Qui te déshabille si bien », écrit Gautier. C’est cela même, l’idéal du Texte : Coucou caché ! Dire et ne pas dire, rester sur le bord de l’abîme. Lorsque la chair cède et outrepasse le voile, le récit s’arrête :
« Le drap de sa robe s’accrochait au velours de l’habit. Elle renversa son cou blanc, qui se gonflait d’un soupir ; et, défaillante, tout en pleurs, avec un long frémissement et se cachant la figure, elle s’abandonna. »
Et là, Flaubert met en place le blanc le plus célèbre de la littérature. Dans ce blanc, le corps se dévoile complètement. Nous n’en saurons jamais rien. Inventer la vie sexuelle d’Emma Bovary (ce qu’a tenté Jacques Cellard dans Emma oh Emma en 1992), c’est abandonner la littérature pour la pornographie, qui consiste justement à dire et à montrer sans voile.
Sade, qui n’ignorait pas grand-chose de l’érotisme vrai, tend souvent à ses héroïnes, au moment de l’orgie des « gazes » qui servent à vêtir de transparences le corps que l’on va profaner. Ce n’est pas pudeur, c’est raffinement. Les textes qui décrivent crument le détail des étreintes (et comme il se trouve que j’en ai écrits quelques-uns, je peux en parler en professionnel) abandonnent la littérature.
Kim Basinger le sait bien, qui tout au long de son strip-tease s’habille de contre-jours savants. Et grâce à la cravache ingénieusement brandie, elle nous laisse deviner la suite — objet d’une ellipse impitoyable : le moment où, dévêtue, elle sera rhabillée de stries et de cicatrices par une flagellation impitoyable.
Jean-Paul Brighelli