Sujets de l’EAF…

Dans le Figaro du 6 juillet, Marie-Christine Bellosta tirait sans sommations (et pourquoi en faire ?) sur les sujets de l’Epreuve Anticipée de Français (EAF en jargon EN…). Comme un internaute diligent a pris soin de scanner la totalité de l’article à la suite de ma note « Langues anciennes » (voir http://bonnetdane.midiblogs.com/archive/2007/07/04/langues-anciennes.html), je ne doublonnerai pas.
Je rappelle toutefois à ceux qui ont la flemme de chercher dans les commentaires à la date susdite que M-C. Bellosta, avec un sens de la polémique que je lui envie, moi qui en suis tout à fait dépourvu, notait sans acrimonie pour commencer que « Clemenceau jugeait la guerre trop sérieuse pour la laisser conduire par des maréchaux, [et que] l’enseignement du français est, semble-t-il, une chose trop grave pour qu’on l’abandonne à la hiérarchie de l’Éducation nationale. » Après avoir rappelé les bonnes intentions de la loi Fillon, qui en avril 2005 — il y a mille ans — fit du Français le socle du socle, si je puis ainsi m’exprimer, elle constatait que « les nouveaux programmes de français de l’école élémentaire, rédigés sous l’égide de l’Inspection générale (4 avril 2007), ne tiennent compte ni de l’esprit de la loi, ni de la lettre de son décret d’application, ni des recommandations formulées par le ministre à la lumière des rapports d’Alain Bentolila. Les exigences fixées pour la fin du primaire sont plus basses que jamais, alors qu’il aurait fallu en revenir au moins au programme de grammaire et de conjugaison signé par Jean-Pierre Chevènement (1985). Et il serait vain d’espérer que les programmes du collège, en chantier, compenseront cette indigence : il faut que l’école instruise davantage si l’on veut qu’ensuite quatre ans de collège suffisent pour conduire les élèves à la maîtrise de la langue française. »

C’est une évidence. L’Inspection générale travaille depuis de longs mois à pondre de nouveaux programmes de collège (peut-être faudrait-il laisser cela à des profs de collège ? J’en ai quelques-uns, réellement compétents, à présenter au ministre, à la première réquisition), dont on se demande s’ils changeront l’approche purement techniciste qui est aujourd’hui celle de la plupart des enseignants — les plus conformes au moins, si je puis dire.
« La hiérarchie de l’Éducation nationale, ajoute Mme Bellosta, soutient que si ces programmes conduisent au mépris du sens, c’est parce qu’ils sont mal enseignés. Reconnaissons plutôt qu’ils ne sont pas enseignables. La preuve en est que les plus hautes autorités s’avèrent souvent incapables de fournir des sujets de bac qui respectent le sens des textes. »

Et pour illustrer son propos, voici ce que Mme Bellosta raconte du tout récent sujet d’EAF :
« Le sujet 2007 des séries ES et S en offre un exemple. Son corpus rassemble trois textes hétéroclites : le portrait de Gnathon par La Bruyère (Les Caractères), un fragment de 1846 où Victor Hugo consigne une « chose vue » (publication posthume) ; le poème « La grasse matinée » de Prévert (Paroles). Le candidat doit d’abord « montrer que les textes du corpus ont une visée commune ». Ce qui est absolument faux. Car si Prévert et Hugo évoquent la question sociale, La Bruyère n’en a cure : son portrait de Gnathon dénonce l’« amour de soi » (notion clef du moralisme classique) en énumérant les comportements haïssables qui en découlent. D’autre part, Prévert et Hugo ne disent pas la même chose de la question sociale. Prévert donne à ressentir au lecteur les émotions violentes d’un homme torturé par la faim. Hugo exprime par-devers lui un diagnostic politique : l’opulence côtoie l’extrême misère, et cette disproportion des fortunes, alliée au changement des mentalités né de 1789, va provoquer une révolution.
« Non content d’encourager ainsi au contresens ceux des candidats qui choisissent de commenter La Bruyère (sujet 1), l’État-Examinateur trahit la pensée d’Hugo dans l’énoncé du sujet 3 : « À son arrivée à la Chambre des pairs [Hugo], sous le coup de l’émotion, prend la parole à la tribune pour faire part de son indignation et plaider pour plus de justice sociale. Vous rédigerez ce discours. » Il s’agit ici d’écrire avec la plume d’Hugo (!) un discours qu’il ne risquait pas de prononcer étant donné que la notion de « justice sociale », chère à notre Examinateur, n’entrait pas dans ses catégories de pensée, ni en 1846, ni plus tard. De fait, dans son discours sur « La Misère » de 1849, qui est son premier pas vers la gauche (1), Hugo propose d’« étouffer les chimères d’un certain socialisme » en créant un « code chrétien de la prévoyance et de l’assistance publique » car « l’abolition de la misère » doit permettre, dit-il, la « Réconciliation » des classes. »

Ce que Marie-Christine Bellosta ne dit pas — peut-être ne le sait-elle pas —, c’est que les sujets de français ne tombent pas du ciel. Derrière tout contresens, il y a toujours un responsable.
Depuis quelques temps, pour ne léser personne (?) et faire semblant d’aller dans le sens du régional, les sujets sont choisis chaque année par une Académie différente. Cette année, les sujets de S / ES ont été choisis par l’Académie de Nice. Et le choix des sujets est de la responsabilité de l’IPR locale (en l’occurrence Marie-Lucile Milhaud, apparemment moins à l’aise sur La Bruyère que sur Yves Bonnefoy…), sous couvert de l’IG locale — Catherine Bizot. Et derrière elles, grand manitou du constructivisme pédagogiste tel qu’il s’est déployé de si nombreuses années, plane l’ombre de Katherine Weinland, ex-doyenne de l’Inspection générale — celle qui affirmait dans l’Express en 2002 : « 13% des élèves sont illettrés en 6e, ce n’est pas grave, ils n’ont pas fini leurs études » (voir l’analyse de cette méthode Zen / Coué sur http://www.r-lecole.freesurf.fr/collok/flashfr.htm. (2).
Et derrière ces trois sommités de la pensée littéraire, quelques enseignants triés sur le volet pour leur souplesse idéologique…

Alors, franchement, confier la rédaction de sujets du Bac à des enseignants qui, trop souvent, ont trouvé leurs diplômes dans des pochettes-surprise, est-ce bien sérieux ? On voudrait dégrader définitivement le Bac que l’on ne s’y prendrait pas autrement. D’ailleurs, est-il besoin de le dégrader ? Il y a deux ans, en septembre 2005, Fanny Capel (http://www.sauv.net/capelcop.php) constatait déjà que le Bac n’était plus, grâce aux efforts conjugués de ceux qui ont vidé les programmes de tout contenu (Viala and Co.) et de ceux qui veillent à ce que les sujets soient dépourvus de sens (donc intraitables, donc in-notables, donc sur-notés), qu’un vague examen de fin d’études.
Soit nous refaisons d’urgence les programmes, de la Maternelle au Bac (et dans cet ordre !), et nous redonnons au plus vieil examen français ses lettres de noblesse ; soit nous entérinons la situation actuelle, en expliquant aux parents que « pour cent balles et pour un Bac, t’as plus rien ». Et alors les universités seront libres d’imposer, à l’entrée, la sélection qui leur plaira — à commencer par la plus stupide, la sélection par l’argent.

Jean-Paul Brighelli

(1) Voir sur ce point le tout petit livre très stimulant de Paul Lafargue (oui, le gendre de Marx, l’homme du « Droit à la paresse »), la Légende de Victor Hugo (Mille et une nuits).

(2) C’est à cette même Katherine Weinland que Sauver les Lettres expédiait une lettre pouverte de protestation devant la vacuité des nouvelles épreuves du Bac Français, en cette même année 2002 (http://www.sauv.net/lettreinspec02.php). Avec le succès d’autisme que l’on imagine.