Crise par ci, crise par là. Mais encore ?

Gouvernement et opposition, unis dans la grande fiction néolibérale, tentent de nous culpabiliser en nous laissant croire qu’un régime minceur (voire un régime anorexique) guérira le pays d’abord, l’Europe ensuite. Demandez un peu aux Grecs ce qu’ils en pensent…

Mes compétences en économie sont… limitées. Aussi ai-je demandé à un ami dont c’est la profession de nous expliquer par quel processus fatal nous nous sommes retrouvés dans l’impasse — et par quelle manœuvre nous pourrions en sortir.

Son analyse est un peu longue peut-être, parce qu’il faut remonter aux calendes… grecques pour expliquer le présent. Mais je crois que ça vaut le coup d’aller jusqu’au bout de l’analyse : cela permettra à chacun d’expliquer à son voisin que purges et saignées n’ont jamais, depuis Molière, sauvé un seul malade.

Cela ne signifie pas que je partage toutes les conclusions de la présente Note. Mais je ne suis pas le premier à dire que la politique de la France (ou de la Grèce, ou de l’Italie, ou…) ne doit pas se faire à la corbeille. Et l’intox actuelle sur le thème « il n’y a rien d’autre à faire que prendre des mesures d’austérité » — surtout qund on sait que ceux qui la préconisent n’en souffrent pas vraiment — me hérisse. Je pense à tous ceux qui se fichent pas mal de savoir s’ils paieront leur baguette en euros ou en francs — ou en drachmes —, ne serait-ce que parce qu’ils ont, comme disait Prévert, le pain quotidien relativement hebdomadaire, grâce aux banques, aux traders et à ces technocrates de Standard & Poors qui ont si habilement camouflé les comptes de la Grèce et se retrouvent à la tête de la Banque européenne ou de l’Italie.

JP Brighelli

Dans la célèbre parabole de la « main invisible » d’Adam Smith, présentant les vertus du marché, le boucher vend de la bonne viande à ses clients et réalise du même coup le bonheur de ces derniers et le sien propre, puisqu’il gagne d’autant mieux sa vie qu’il aura satisfait les autres.

Si le marché de la viande fonctionnait comme un marché financier, le boucher vendrait de la viande pourrie que ses clients achèteraient avidement pour la revendre plus cher (et toujours plus pourrie) à d’autres opérateurs eux-mêmes à la recherche d’une plus-value future, et non de quelque consommation. La viande parviendrait-elle finalement à un véritable consommateur, ce dernier n’en serait que promis à l’intoxication. Mais il est probable que le boucher n’aurait même pas vendu de la véritable viande, tout au plus la promesse d’en fournir sur les bovins de l’avenir…

Prisonnier du mirage d’une finance toute-puissante, les États Européens abdiquent les uns après les autres ce qui leur restait de souveraineté pour communier dans la mortification annoncée par les interprètes des « marchés ». Pourtant, rien d’autre que la peur ne nous y oblige : du jour où la banque de France prendrait en charge le service de la dette de l’État par émission d’euros ou de francs, le problème de la dette publique aurait disparu. Du jour où l’État interdirait les opérations spéculatives et restaurerait le contrôle aux frontières des mouvements de capitaux, le cauchemar se dissiperait.

Politiciens, journalistes et « spécialistes » du petit écran se renvoient l’ectoplasme des « marchés financiers » ; à force de répétition il s’empare des esprits ; nul ne se hasarde à tester sa consistance comme dans ces romans de science-fiction où un hologramme suffit à interdire l’entrée d’une salle secrète par la seule terreur qu’il inspire.

La finance est un tigre de papier, un système institutionnel construit au travers des vicissitudes de l’histoire dont la puissance et les vertus n’existent que dans l’imagination de nos élites. S’en libérer n’est qu’une question de lucidité et de courage politique.

Inefficiente et destructrice (I), la finance ne s’est formée que sur la faiblesse politique des États (II) ; la Crise présente révèle sa nuisance (III) et crée une (dernière ?) occasion historique d’échapper au déclin de l’Europe (IV).

I. L’usine du diable

Les manuels d’économie conformistes présentent les marchés financiers comme des marchés « efficients » où un financement préexistant serait rationnellement réparti en fonction des opportunités et des risques entre les agents économiques pour aboutir à une répartition optimale du capital. C’est une fable inepte, produite par des gens qui n’ont jamais compris que la monnaie n’était plus une marchandise depuis plus de deux siècles, et pour d’autres gens qui ont trop bien compris combien l’enfumage des premiers gonflait leur patrimoine au détriment du reste du monde.

La finance ne produit pas du financement comme des pétroliers produisent du carburant, et le dispensent, au-delà des spéculations, à un prix ordonné au coût de l’extraction. Les « marchés financiers » empruntent de la monnaie et la reprêtent, achètent et promettent de la monnaie centrale, chaque agent gageant ses propres remboursements sur ceux qu’il attend de ses propres débiteurs. L’équilibre de  cette usine du Diable dépend de la continuité des remboursements, qui suppose que les prêts continuent pour fournir les moyens de paiement que les débiteurs capteront et utiliseront pour rembourser. Si les prêts se bloquent, les remboursements font nécessairement de même : avec quoi d’autre que la monnaie nouvelle rembourserait-on les anciens engagements ?

La finance de marché est incapable d’équilibrer ces flux à long terme : chaque cycle est conditionné par le bouclage du précédent, quand les débiteurs ne parviennent plus à canaliser les flux à leurs profits, les prêteurs perdent leur mise, la défiance s’installe et c’est le flux global qui se tarit : la crise s’installe, sans autre mécanisme régulateur que la création désespérée de moyens de paiement par les banques centrales.

Comprenons bien : le problème n’est pas l’intermédiation financière, qui est nécessaire pour drainer le crédit vers les projets de production les plus prometteurs. Elle  devrait être l’affaire de banques commerciales que rien n’empêcherait alors d’être des entreprises privées comme les autres. Mais l’activité financière n’est plus une activité d’intermédiation.

Du jour où le crédit est « dérégulé » et finance aussi bien l’activité de casino que la production, où les créances sont « titrisées », son moteur cesse d’être la capacité de remboursement du débiteur, mais devient l’acceptation au meilleur prix par un nouvel acheteur, qui lui-même visera de nouvelles plus-values bien avant l’échéance. Ce qui compte n’est plus le remboursement futur mais l’anticipation d’une revente profitable. Le lien entre crédit et réalité productive se distend, au flux initialement consenti s’ajoutent tous ceux qui nourrissent les reventes successives de la créance, étendant sans cesse le volume des moyens de paiements (ou promesses de moyens de paiements, ou promesse de promesse de promesse…). La production n’est plus qu’un prétexte d’un système dont la spéculation est devenu le cœur de l’activité.

De tels marchés ne sont plus « efficients » ; ils noient l’information qu’ils sont supposés produire. La valeur d’un actif est censée représenter la somme actualisée des revenus qu’il produira ; mais dès lors qu’il devient lui-même objet de transactions son prix de marché ne dépend plus que des prévisions de revente, elles-mêmes fonction de la liquidité du marché, de la psychologie collective des opérateurs, etc. Autant l’intermédiation directe oblige les banques à créer l’information, autant la finance de marché la détruit et alloue le capital en fonction d’engouements collectifs auto-validants et déconnectés des véritables perspectives économiques. Ces marchés créent eux-mêmes le surendettement que la théorie voulait qu’ils empêchent, et ils produisent une allocation aberrante du capital au gré des opportunités spéculatives.

Ce n’est pas par hasard que des économistes parmi les plus les plus « libéraux » (Irving Fisher, Maurice Allais…) ont placé la réorganisation du système de crédit au cœur de leur projet. Car un libéralisme conséquent passe par une organisation des marchés autour de la production. La construction des conditions macroéconomiques de l’efficience des marchés est un pont entre l’approche keynésienne et la théorie classique. Le fantasme du marché tout puissant, principe universel et autorégulateur psalmodié depuis trente ans par les épigones néolibéraux est la négation du marché véritable.

Qu’un acteur majeur — État, ou une grande banque — soit privé des flux de crédit qui lui permettront de tenir ses engagements, et le risque systémique explose : toutes les anticipations s’effondrent et la ruine des débiteurs entraîne celle des créanciers, domino après domino. Or les véritables marchés ne fonctionnent que sous conditions que la circulation des moyens de paiement valide les plans des producteurs et solvabilise les besoins des consommateurs. Le faux marché de la finance détruit les vrais marchés.

Mais aucune loi économique n’impose de passer par des « marchés financiers » pour se financer – pas plus pour l’État que pour les autres agents économiques. La fabrique du Diable n’est pas un fait de nature mais la stratification de décennies de fautes de politique économique.

II. La construction d’un artefact

Résumons les étapes par lesquelles se constitue cette finance moderne :

– Les banques commerciales tirent leur statut de la période où elles se contentaient de fournir des billets de banque en contrepartie de monnaie métallique déposée par leurs clients. Un tel système financier était insoutenable à long terme, à moins d’imposer une déflation permanente à des économies dont les prix eussent dû se comprimer sans cesse à hauteur du stock d’or. C’est donc à la satisfaction générale que les banquiers « trichaient » avec la croyance dans la nature métallique de la monnaie…

– Devenues de facto créatrices de monnaie, les banques ont radicalement changé de nature : en créant la monnaie, elles cessèrent d’être de simples fournisseurs d’un service de courtage, plaçant l’épargne des uns dans les dépenses des autres. Elles fournissaient désormais le bien public qui conditionne le fonctionnement de toute l’économie moderne. Si le crédit tarit, ce sont les entreprises qui perdent leurs débouchés, les salariés leurs emplois et les créanciers… leurs remboursements !

– La panique des déposants cherchant à récupérer « leur » or lors des crises financières précipitait la faillite de banques dépourvues de réserves métalliques suffisantes ; la règle de la convertibilité devenait insoutenable. La crise des années 30 généralisa un modèle bâtard, préservant le pouvoir de création monétaire des banques mais en le supervisant d’un pouvoir de régulation exercé par les banques centrales. L’or, notoirement insuffisant, était remplacé par la « monnaie banque centrale » – en gros des billets ou leur équivalent, supposés constituer la réserve de monnaie « sûre » dans laquelle chaque monnaie de banque devait être toujours convertible. Une sorte d’or virtuel, jouant le même rôle que l’or réel mais multipliable à volonté par les Banques Centrales.

-,Mais demeurait le pouvoir de création monétaire des banques de second rang, pour un temps bridé de sévères réglementations : séparation des banques de dépôt et d’investissement, contrôle des changes, interdiction de la titrisation, etc. Moyennant quoi se maintint un système relativement stable durant les années 50 et 60, jusqu’à ce que les déficits commerciaux américains alimentent en dollars (« xénodollars » ou « pétrodollars ») des banques off shore hors du contrôle du FED américain ; toute proportionnalité entre les moyens de paiements effectifs et les réserves de monnaie centrale cessa rapidement d’y être respectée.

– Face à l’explosion d’une finance dérégulée, les banques centrales se résignèrent à valider par leurs émissions de monnaie centrale les opérations de création de monnaie de banque, de crainte d’entraîner les économies dans des crises majeures d’illiquidité.

– D’où la mise en place d’un ordre financier sans précédent, que personne ne voulut ni peut-être ne comprit tout à fait au départ : une finance grégaire, avide de gains faciles, gonflant toutes les spéculations, stimulant la croissance des pays capable de l’attirer et plongeant dans la déflation ceux qui avaient le malheur de provoquer sa panique. Les gouvernements insensiblement adoptèrent la danse du ventre en guise de politique économique : inspirer confiance, plaire aux marchés – telle était désormais l’obsession ultime de politiques aussi bien « social-démocrates » que « conservatrices », que ne différenciaient plus que quelques nuances de vocabulaire. La compression des salaires soutenait les profits des entreprises (du moins des plus grandes) tandis que l’endettement des salariés et de l’État soutenait un minimum de croissance.

– Cette pullulation financière se traduisait en excédents et déficits commerciaux qui explosèrent d’un bout à l’autre de la planète, enchaînant pays chroniquement excédentaires (Chine, Allemagne…) et chroniquement déficitaires (États-Unis, Royaume-Uni, France et Italie plus récemment).

– À cette dérive mondiale les dirigeants européens ajoutèrent la construction baroque d’une monnaie « unique », dont le moindre mérite n’était pas de les dédouaner de la responsabilité de gérer une monnaie nationale confrontée aux tourbillons spéculatifs des années 80-90. Un double abandon de souveraineté s’ensuivit : vers la bureaucratie de la Commission et de la BCE,  d’abord, et vers les tourbillons aveugles de la finance désormais délivrés de toute résistance nationale. Plus aberrant encore, la Banque Centrale Européenne se vit interdire de garantir la solvabilité des États membres. Les déficits publics devaient être confiés aux seuls « marchés » — cadeau somptueux mais au final empoisonné.

III. La Crise Comme révélateur

La crise de 2008 intervint comme révélateur de ces évolutions, réalisant une par une les prédictions des quelques économistes à n’avoir pas renoncé aux acquis de leur science pour les délices de la respectabilité.

La pyramide spéculative des crédits immobiliers pourris (« subprimes ») s’effondra aux États-Unis ; la faillite annoncée des grandes banques menaça d’enrayer soudainement le système du crédit et les États réagirent d’un bel ensemble pour organiser le refinancement des fauteurs de crise, tentative à courte vue de ramener la roue de l’histoire deux ans plus tôt, au temps béni des bulles…

Mais la détérioration de la « confiance » privait désormais la finance de la cohérence conquérante que lui imprimait l’euphorie : si hier l’enthousiasme des uns levait les fonds qui validaient celui des autres, désormais chaque réticence à prêter met en péril le refinancement d’un autre agent, révélant le risque autant que le créant. En dépit de la création forcenée de liquidités par la FED (et même, plus discrètement, par la BCE), les circuits financiers ne se rétablissent pas, tant le gigantisme des pyramides de dette accroît leur vulnérabilité, laquelle sape en retour la confiance.

L’Europe devient comme prévu l’épicentre de la crise car aux conditions générales de l’anarchie financière elle ajoute ses propres extravagances. Les « dettes souveraines » sont normalement abritées des tourbillons spéculatifs par l’adossement à des banques centrales, prêteuses en dernier ressort. Il fallut une assez extraordinaire dose d’incompétence aux dirigeants européens, et tout particulièrement à ceux de la Banque Centrale, pour ne pas racheter immédiatement les bons du Trésor des pays attaqués. La spéculation en eût immédiatement cessé puisque le risque de défaut de paiement aurait été définitivement écarté. Au lieu de cela, les dirigeants européens ne cessèrent de semer le doute sur la mobilisation des fonds nécessaires pour sécuriser les dettes souveraines, déchaînant la spéculation contre ces pays et créant l’insoutenabilité de dettes qui demeuraient au départ objectivement gérables.

Cet aveuglement se lit tout autant dans l’imposition pays après pays de politiques de purge (« austérité ») totalement contraires aux besoins des économies concernées, déjà ravagées par le sous-emploi. La dynamique en est déjà visible en Grèce, qui s’appauvrit plus vite que ne se réduit sa dette… Non seulement le refus de la prise en charge par la BCE fait exploser le coût des dettes publiques, mais de surcroît la déflation vient mécaniquement en réduire l’assiette des remboursements futurs…

IV. Oser En finir avec « la dette »

À ce stade de l’histoire, il semble que les dirigeants européens soient incapables de corriger leurs erreurs. Sans doute certains d’entre eux sont-ils conscient de l’engrenage déflationniste où ils engagent leur pays, mais la crainte de l’inconnu et de l’isolement les paralyse et aucun ne trouve les ressources pour changer de cap.

Pourtant la voie de la sortie de crise est claire pourvu qu’on détourne les yeux du tigre de papier de la finance. Nous ne sommes pas face à des contraintes naturelles, mais des contraintes que nous nous infligeons à nous-mêmes.

Les mesures nécessaires ne présentent aucune complication économique : 1. gestion de la dette publique par la Banque de France, 2. réquisition et réglementation des banques et des mouvements de capitaux, 3. restauration d’une monnaie nationale à un taux de change réaliste.

Notre premier problème est d’oser. Quand nous le ferons, l’hologramme se dissipera et nous pourrons commencer à traiter nos véritables problèmes, fruits empoisonnés de 30 ans de néolibéralisme.

Finissons-en avec les croque-mitaines que nous présentent les tenants de la purge :

– Le financement monétaire de la dette publique serait-il inflationniste ? Tel est sans doute l’argument le plus ressassé à son encontre. La réalité est que non, ce qui est inflationniste c’est la création d’un volume excessif de moyens de paiement, quel que soit le procédé de création de ces moyens de paiement.  Cela fait 30 ans que la masse monétaire augmente plus vite que la production – sans financement de l’État par la Banque Centrale. Le néolibéralisme a fait exploser la création monétaire, aspirée par les marchés spéculatifs. En accuser pour l’avenir le financement monétaire de la dette publique, c’est l’hôpital qui se moque de la charité ! La restauration de marges de manœuvre budgétaire est nécessaire pour combattre le chômage et la déflation. Quant à l’inflation, le problème ne se posera que lorsque les engrenages déflationnistes auront été surmontés.

– Que les créanciers des États européens subissent des pertes sur leurs créances ne représenterait pas un cas de figure exceptionnel. Qui plus est, de telles pertes résultent pour l’instant de la calamiteuse gestion européenne qui a conduit la Grèce à un premier défaut de 50%, et résulteront certainement des semblables politiques de purge partout imposées. Cette spirale dépressive fait la fortune des spéculateurs avisés, elle perfuse les rentiers de toutes les gouttes de sang qu’elles parviennent encore à aspirer – mais elle ne sauve pas les épargnants promis au sacrifice lors de l’ultime défaut de paiement. Paradoxalement, ce sont les politiques de sortie de l’euro qui représentent la meilleure chance de préservation des intérêts des épargnants : la monétisation de la dette publique est la seule garantie que les contrats seront honorés.

– Comment, demandent encore les purgateurs, emprunterions-nous à l’étranger après avoir imposé à nos créanciers la conversions de leurs « bons » titres en euros en « mauvais » titres en francs ? Comme expliqué plus haut, le financement monétaire de la dette représente un moindre mal pour nos créanciers. Et la sortie de la nasse européenne ouvrirait de nouvelles perspectives de croissance, fort attractives pour les capitaux étrangers. En revanche, on voit mal pourquoi les capitaux du reste du Monde s’engageraient dans une Europe ravagée par les politiques de purge… Mais avons-nous besoin de ces capitaux ?

A priori l’apport de capitaux étranger ne se justifie que pour combler un retard de développement en important le capital qui permettrait le paiement ultérieur du service de la dette tout en développant le pays. Telle n’est pas la situation de la France, qui a besoin de remettre en action ses propres facteurs de production, pas d’importer des équipements ou des technologies. Et sur le plan financier, l’épargne intérieure est suffisante pour compenser les investissements. Il est vrai que les politiques d’endettement nous lèguent un déficit commercial. La dépréciation du franc aiderait à le résorber, mais transitoirement il faudra probablement freiner la dépréciation. Point n’est besoin cependant de compter sur les « marchés » : nos partenaires commerciaux auraient dans ce cas de figure autant d’intérêt que nous à éviter une dévaluation agressive, et en dernier recours nous pourrions recourir à des mesures temporaires de contingentement des importations.

L’histoire nous a légué un système monétaire et financier dysfonctionnel. L’accaparement du financement par des agents privés, et la perte de contrôle de ceux-ci dans l’économie globalisée, menacent le fonctionnement d’ensemble des économies. La création de monnaie est un bien public, au même titre que la justice, la défense ou la police. La puissance sociale qu’elle procure et les conséquences de son interruption interdisent de la laisser à des agents privés. Elle n’est pas résultat du marché, mais condition de celui-ci.

Si les États européens s’enfoncent dans la surenchère déflationniste, la crise sociale viendra tôt ou tard en marquer les limites, mais l’expérience politique des années 30 ne laisse pas d’inquiéter quant aux formes politiques qui émergeraient de la décomposition. Les précédents du déclin latino-américain des années 1970-2000, ou de la Russie post-communiste, ne sont guère encourageants non plus.

Il reste la possibilité du retour à la souveraineté dont un seul exemple en Europe dissoudrait la peur du fantasme des « marchés ». En reprenant la main sur ses monnaies, l’Europe retrouverait le cours de l’histoire dont la sinistre expérience de l’euro l’avait détourné.

Joël Halpern