Voilà bien des années que je suis le Méchant du système scolaire, réactionnaire, fasciste, probable détrousseur de vieilles et trousseur de gamines. Des années que je me bats pour l’école de demain, et que l’on me croit partisan de celle de grand-papa. Que je ferraille au nom de tous, et particulièrement des petits, des obscurs, des sans-grade. Des exclus de la connaissance. Des déshérités, comme aurait dit Bourdieu.

Et l’on me traite de bourgeois élitiste alors que je n’ai qu’un credo : l’Ecole doit amener chaque élève au plus haut de ses possibilités.

Mais voilà : je ne promets ni la réussite de tous, ni des lendemains qui chantent. Ce serait revendiquer un droit à la santé illusoire — déjà beau si nous avions effectivement droit aux soins.

Inutile de disserter sur le niveau de ceux qui font aujourd’hui d’« élitisme » un gros mot : l’objet de la haine donne la mesure de celui qui hait, de sorte qu’il m’indiffère d’être détesté par tant de tout petits hommes. Mais ce fait minuscule et grotesque révèle, au fond, une grande ligne de fracture, dans laquelle l’Ecole de la République est en train de basculer : l’élitisme est républicain, et la démagogie se veut démocratique.

C’est tout le sujet de mon dernier livre (1).

Evidemment, en surface, j’y parle surtout des prépas et des grandes écoles. De ceux qui les tirent à vue — c’est toute la première partie. De ceux qui tentent d’y attirer davantage d’élèves, et d’élèves divers, qu’ils tirent vers le haut — c’est tout l’enjeu de la seconde. J’y évoque la démagogie d’une certaine gauche, qui préconise pour les autres un égalitarisme qu’elle refuse pour ses enfants. Ou la bien-pensance d’une certaine droite, qui fait la charité à quelques malheureux plus ou moins arbitrairement élus — à Sciences-Po ou ailleurs — et s’offre une bonne conscience à bon compte. Sans oublier ceux qui voudraient nous imposer un recensement ethnique (?), et en déduire une politique de quotas.

Bref, j’ai eu à cœur, encore une fois, de me faire des amis…

En fait, ce qui se joue dans les critiques dont on inonde l’élitisme républicain, hérité de la Révolution et de l’Empire, c’est le duel immémorial entre une esthétique politique centralisatrice (en gros, ce qu’on appelle l’Etat au sens plein, ou le jacobinisme au sens restreint) et des forces centripètes, hier les Girondins, aujourd’hui les libéraux mondialisés — ou les Verts décalqués du modèle allemand. Vouloir supprimer les prépas et les grandes écoles parce que cela n’existe pas aux Etats-Unis, ou en Allemagne (mais leurs universités sont autrement efficaces que les nôtres), c’est se tirer une balle dans le pied, au mieux, ou dans la tête, au pire.

Il y en a que ça ne gênerait pas…

Dernier point (pour les détails, voir… le détail de mon livre) : je parle longuement des CPES, ces « prépas à la prépa » qui se mettent en place dans quelques grands lycées depuis quelques années. « Très bien pour ceux qui en profitent », dit Gérard Aschieri que je suis allé interroger — il a bien raison. Mais palliatifs, rustines d’un système qui implose. Si tant de gosses parviennent au Bac dans un état tel que même les meilleurs ne parviennent pas à réussir en prépa, pendant que leurs condisciples échouent en première année de fac, c’est que quelque chose a rudement cloché en Primaire / Secondaire. On crée aujourd’hui des structures efficientes pour quinze ou vingt élèves — parce qu’on travaille dans l’urgence, et qu’on ne peut pas se croiser les bras devant tant de détresse en attendant le Grand Soir de la pédagogie vraie et la mise en question du collège unique. Cela ne nous dispense pas d’inventer demain l’architecture globale d’un système qui cesserait d’envoyer 18% d’analphabètes en Sixième, de faire gicler 150 000 gosses hors de l’école fin Troisième, de fabriquer des voies professionnelles qui sentent bon le bon marché, et même le dumping social, et de donner le Bac à des malheureux qui ne pourront rien en faire, tant on les a sevrés des connaissances les plus élémentaires.

Sevrés de vraie culture — et il n’y en a qu’une, celle des « héritiers ». La mienne. La nôtre. La vraie citoyenneté est là — pas dans l’enseignement artificiel d’un civisme de bazar. Elle est dans Montaigne ou Montesquieu. Dans les livres d’Histoire — notre histoire. Dans des sciences sans complaisance — « ô mathématiques sévères », disait Lautréamont. La mesure, si nécessaire en ces temps d’outrances et d’outrages, elle est dans la musique comme dans le sport (le vrai — pas « l’éducation physique »). La tolérance, on l’apprend bien mieux dans les tableaux du Caravage ou les récits d’Oscar Wilde que dans les conférences de la Ligue pour l’enseignement.

Quant à l’information sexuelle, ma foi, je crois qu’elle est plus convaincante dans les Liaisons dangereuses que dans les dépliants du Planning familial.

Evidemment, faire aujourd’hui l’éloge des prépas, à notre époque de compassion et de crétinisme généralisés (voir, sur ces deux points, le second surtout, le dernier ouvrage de Peter Gumbel (2)), c’est un peu provocant. Dire que le concours est la seule voie réellement égalitaire, parce qu’elle est neutre, c’est donner le bâton pour me faire battre. Affirmer que l’Ecole n’est pas le lieu du bonheur immédiat, mais celui du bonheur différé, c’est certainement iconoclaste, en ces temps de bisounours triomphants. Mais il y a ce que je crois (l’école doit tout faire pour aider chacun à exceller dans le champ de ses possibles), et ce que je vois : un an ou deux (parfois trois) de travail acharné peuvent transformer l’ours mal léché issu d’un système scolaire déficient en élève de grande école, ou configurer une brillante réussite universitaire.

Et les gesticulations dérisoires de quelques universitaires qui font chorus avec les fossoyeurs de la République ne comptent que pour du beurre. Les prépas sont le modèle de l’excellence, et c’est sur elles qu’il faudrait modeler un premier cycle universitaire généraliste, ou au moins une propédeutique qui rattraperait quinze ans de programmes aberrants, contre lesquels se débattent de leur mieux, contre vents, marées et Meirieu, tout ce qu’il reste d’enseignants volontaires et volontaristes, odieusement élitistes.

Jean-Paul Brighelli

(1) Tireurs d’élites, Plon. Il sort cette semaine, petits veinards que vous êtes.

(2) Inutile de l’acheter : tout est dit par Caroline Brizard sur http://tempsreel.nouvelobs.com/actualite/societe/20100902.OBS9318/exclusif-l-ecole-casse-t-elle-nos-enfants.html