« Alors ayant appelé Lot, ils lui dirent : Où sont ces hommes qui sont entrés ce soir chez vous ? Faites-les sortir, afin que nous les connaissions. Lot sortit de sa maison ; et ayant fermé la porte derrière lui, il leur dit : Ne songez point, je vous prie, mes frères, ne songez point à commettre un si grand mal. J’ai deux filles qui sont encore vierges ; je vous les amènerai : usez-en comme il vous plaira, pourvu que vous ne fassiez point de mal a ces hommes-là, parce qu’ils sont entrés dans ma maison comme dans un lieu de sûreté. » (Genèse, 19, 5-8 — trad. Lemaître de Sacy).
On sait ce que signifie « connaître » dans la Bible où « Adam connut Eve » en décortiquant le fruit défendu. Et d’ailleurs, la traduction très œcuménique de l’AELF, l’Association Episcopale Liturgique pour les Pays Francophones n’hésite pas à traduire : « … afin que nous nous unissions à eux. »
Voilà donc les deux anges du Seigneur, dont on ignore toujours le sexe, menacés d’intromission. Etait-ce donc cela, le péché de Sodome ? Il n’y a pas con s’en suce, les Etats américains qui ont gardé la crime de Sodomy y incluent aussi la fellation. Globalement, tout ce qui contrarie la reproduction. D’ailleurs, ce fut longtemps un mode de contraception efficace.
On sait comment ça finit — la fuite de Loth et de sa famille, le regard en arrière que jette Madame, qui abandonnait sans doute dans la ville un amant qui la réussissait bien en mode rétro, et se retrouve métamorphosée en statue de sel, symbole probable de sa stérilité —, les filles qui soûlent Papa pour s’unir à lui et perpétuer sa race : l’une engendre Moab, et l’autre Ammon. D’où sortiront les deux races des Moabites (auxquels appartient la célèbre Ruth la bien nommée) et les Ammonites.
Les Ammonites phalloïdes, sans doute…
Cette histoire d’inceste au sortir de Sodome fut exploitée jusqu’aux tréfonds par le jeune Voltaire. En 1716, il écrit à la duchesse de Berry, fille et amante de son père, Philippe d’Orléans, Régent de France, qui vient d’accoucher d’un nouveau bâtard, un quatrain totalement biblique et subtilement ordurier :
« Un nouveau Loth vous sert d’époux,
Mère des Moabites :
Puisse bientôt naître de vous
Un peuple d’Ammonites ! »
Cette référence explicite aux rumeurs d’inceste qui planent sur le Régent et sa fille vaut à François-Marie Arouet d’être exilé à Tulle, le 4 mai 1716 — et, l’année suivante, d’être embastillé sur ordre du Régent, pour onze mois qu’il mit à profit pour peaufiner sa première tragédie, Œdipe — encore une histoire d’inceste. La première œuvre, en tout cas, qu’il a signée Voltaire.
Il faudra attendre Saint Augustin, au IVe siècle, pour que le péché de Sodome soit enfin explicité — peut-être par une erreur d’interprétation. Quoi qu’il en soit, à partir du règne de Théodose Ier, les homosexuels mâles seront condamnés au bûcher. Et ça va durer, en France jusqu’au XVIIIe siècle, où les Lumières en finissent avec cette barbarie. L’Islam, qui appelle Loth Lût, en a profité pour les condamner à mort — les procédés varient selon les pays, et sont toujours d’actualité. Amis LGBT, choisissez bien vos copains.
Pendant ce temps, on ne nous dit rien de la sodomie pratiquée par les femmes. L’Islam le tolère, le vrai péché est la défloration avant mariage, et nombre de petites Maghrébines s’y adonnent en attendant queue.
Les statistiques ont considérablement évolué en un demi-siècle. Les femmes étaient 17% à la pratiquer dans les années 1970, elles seraient plus de 50% aujourd’hui. Mais seules 7% y ont recours régulièrement, et en tirent un plaisir spécifique — l’orgasme anal étant régulièrement décrit par les pratiquantes comme particulièrement intense.
À vrai dire, il ne faut point forcer son talent. Se croire obligée de faire plaisir au partenaire qui a vu trop de films pornos n’est pas une bonne idée. Il y a des femmes (et des hommes) faites pour la sodomie, et d’autres qui n’y parviennent qu’au prix d’efforts considérables — les épines sans les roses, comme disait le Divin Marquis.
Evidemment, Sade, qui a écrit les 120 journées de Sodome, porte sur cette pratique un jugement quelque peu biaisé. Juliette qui vient d’expérimenter pénétration vaginale et rectale, et à qui on demande de comparer les deux sensations, avoue : « Puisqu’il faut que je réponde avec vérité, le membre qui s’est introduit dans mon derrière m’a causé des sensations infiniment plus vives et plus délicates que celui qui a parcouru mon devant. Je suis jeune, innocente, timide, peu faite aux plaisirs dont je viens d’être comblée, il serait possible que je me trompasse sur l’espèce et la nature de ces plaisirs en eux-mêmes, mais vous me demandez ce que j’ai senti, je le dis. » Et Madame Delbène, son initiatrice, libertine forcenée, s’écrire alors : « Viens me baiser mon ange, tu es une fille digne de nous ; eh sans doute, poursuivit-elle avec enthousiasme, sans doute, il n’est aucun plaisir qui puisse se comparer à ceux du cul : malheur aux filles assez simples, assez imbéciles pour n’oser pas ces lubriques écarts, elles ne seront jamais dignes de sacrifier à Vénus, et jamais la déesse de Paphos ne les comblera de ses faveurs. »
Et il y a un vers d’Apollinaire (« Ouvre-moi cette porte où je frappe en pleurant ») que je n’ai jamais pu dire sans penser que l’auteur des Onze mille verges, qui a fait subir à Marie Laurencin ou à Lou (-ise de Coligny-Châtillon) bien des expériences inédites, combinant sodomie et flagellation, avait une idée derrière la tête qui n’était pas forcément lyrique.
Toni Bentley a dansé pendant dix ans pour le New York City Ballet de George Balanchine. Elle était au top quand une blessure à la hanche l’a obligée à abandonner la danse.
Ses premiers livres ne traitent d’ailleurs que de son expérience de danseuse, ou de sujets associés — la biographie de la danseuse Suzanne Farrell, par exemple. Puis en 2004 a paru The Surrender.
Le livre raconte la rencontre de Bentley et de la sodomie (pour être exact, de la sodomie opérée par un homme précis pour lequel on ne sait si elle a des sentiments en dehors du fait qu’il l’encule prodigieusement bien), et son projet d’être sodomisée 200 fois en un an.
C’est à la fois l’un des livres les plus lyriques qui aient été écrits sur le sujet, et un manuel pratique. Toni Bentley délivre une ode à la soumission — au plaisir de la soumission, qui côtoie l’expérience mystique : c’est dans son rectum habilement dilaté par une queue majuscule que Toni Bentley a le mieux fréquenté Dieu. Drôle d’endroit pour une rencontre. Mais les extases qu’elle en tire valent bien celle de sainte Thérèse sculptée par Le Bernin. Cet aspect métaphysique n’avait pas échappé au New York Times qui recensa et encensa le livre à sa parution en 2004. C’était bien avant que ce grand journal épouse la cause « woke » et sombre dans la pudibonderie MeToo.
Parce que c’est de soumission qu’il s’agit, de soumission totale, perinde ac cadaver, et c’est sans doute le nœud du plaisir anal. Le bonheur dans l’esclavage, disait Jean Paulhan en préface à Histoire d’O. La photo de couverture dans l’édition de poche de la Musardine exalte la position de l’abandon total — mais, Mesdames, si vous préférez pratiquer l’Andromaque, ou glisser d’un Missionnaire ordinaire à une intromission moins conventionnelle, libre à vous.
Ma reddition (une excellente traduction de Surrender : la narratrice rend les armes, y compris celles de son féminisme déclaré) est un livre qui se lit vite, organisé en chapitres courts, faits pour être lus entre deux stations de métro, — et qui sait, si on le décrypte par dessus votre épaule, quelles rencontres peuvent en résulter…
Jean-Paul Brighelli